"Socrate : Maintenant, représente toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux et au dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Glaucon : Je vois cela.
- Figure toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre en bois et en toute espèce de matière; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
- Voilà, s'écria Glaucon, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
- Ils nous ressemblent; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
- Et comment, observa Glaucon, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ? Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?
- Sans contredit.
- Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
- Il y a nécessité.
- Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?
- Non, par Zeus, dit-il.
- Assurément de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
- C'est de toute nécessité.
- Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
- Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
- Et si on le force à regarder la lumière elle même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
- Assurément.
- Et si on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
- Il ne le pourra pas, du moins dès l'abord.
- Il aura je pense besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord, ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
- Sans doute.
- À la fin j'imagine, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit – mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
- Nécessairement, dit-il.
- Après cela, il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
- Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
- Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?
- Si, certes.
- Et s'ils se décernaient entre eux louanges et honneurs, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien comme ce héros d'Homère, ne préféra-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions de vivre comme il vivait ?
- Je suis de ton avis, dit-il ; il préfèrera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon là.
- Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
- Assurément si, dit-il.
- Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux ne se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut, il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
- Sans aucun doute, répondit-il.
- Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison et la lumière du feu qui l'éclaire, à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible, l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière; que dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.
- Je partage ton opinion, autant que je le puis.
- Eh bien ! partage-là encore sur ce point, et ne t'étonne pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Cela est bien naturel si notre allégorie est exacte.
- C'est en effet, bien naturel, dit-il.
- Mais quoi, penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?"
Platon, La République, Livre VII, tr. fr. Robert Baccou, GF, 1995, p. 273-276.
"Si, lorsque l'on considère quelque maxime, on en connaît la vérité en elle-même, et par l'évidence qu'on y aperçoit, qui nous persuade sans autre raison, cette sorte de connaissance s'appelle intelligence ; et c'est ainsi que l'on connaît les premiers principes.
Mais si elle ne nous persuade pas par elle-même, on a besoin de quelque autre motif pour s'y rendre, et ce motif est, ou l'autorité, ou la raison. Si c'est l'autorité qui fait que l'esprit embrasse ce qui lui est proposé, c'est ce qu'on appelle foi. Si c'est la raison, alors, ou cette raison ne produit pas une entière conviction, mais laisse encore quelque doute; et cet acquiescement de l'esprit, accompagné de doute, est ce qu'on nomme opinion.
Que si cette raison nous convainc entièrement, alors, ou elle n'est claire qu'en apparence et faute d'attention; et la persuasion qu'elle produit est une erreur, si elle est fausse en effet, ou du moins un jugement téméraire, si, étant vraie en soi, on n'a pas néanmoins eu assez de raison de la croire véritable.
Mais, si cette raison n'est pas seulement apparente, mais solide et véritable, ce qui se reconnaît par une attention plus longue et plus exacte, par une persuasion plus ferme, et par la qualité de la clarté qui est plus vive et plus pénétrante, alors la conviction que cette raison produit s'appelle science, sur laquelle on forme diverses questions."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 4e partie, Chapitre I, Champs Flammarion, 1978, p. 359.
"Il y a donc de la certitude et de l'incertitude et dans l'esprit et dans les sens ; et ce serait une faute égale de vouloir faire passer toutes choses ou pour certaines ou pour incertaines.
La raison, au contraire, nous oblige d'en reconnaître de trois genres.
Car il y en a que l'on peut connaître clairement et certainement ; il y en a que l'on connaît pas, à la vérité, clairement, mais que l'on peut espérer de pouvoir connaître et il y en a enfin qu'il est comme impossible de connaître avec certitude, ou parce que nous n'avons point de principes qui nous y conduisent, ou parce qu'elles sont trop disproportionnées à notre esprit.
Le premier genre comprend tout ce que l'on connaît par démonstration, ou par intelligence.
Le second est la matière de l'étude des philosophes; mais il est possible qu'ils s'y occupent fort inutilement, s'ils ne savent le distinguer du troisième, c'est-à-dire s'ils ne peuvent discerner les choses où l'esprit peut arriver, de celles où il n'est pas capable d'atteindre.
Le plus grand abrègement que l'on puisse trouver dans l'étude des sciences, est de ne s'appliquer jamais à la recherche de tout, ce qui est au-dessus de nous, et que nous ne saurions espérer raisonnablement de pouvoir comprendre. De ce genre sont toutes les questions qui regardent la puissance de Dieu, qu'il est ridicule de vouloir renfermer dans les bornes étroites de notre esprit, et généralement tout ce qui tient de l'infini; car notre esprit étant fini, il se perd et s'éblouit dans l'infinité, et demeure accablé sous la multitude des pensées contraires qu'elle fournit.
C'est une solution très-commode et très-courte pour se tirer d'un grand nombre de questions, dont on disputera toujours tant que l'on en voudra disputer, parce que l'on n'arrivera jamais à une connaissance assez claire pour fixer et arrêter nos esprits. Est-il possible qu'une créature ait été créée dans l'éternité ? Dieu peut-il faire un corps infini en grandeur, un mouvement infini en vitesse, une multitude infinie en nombre ? Un nombre infini est-il pair ou impair ? Y a-t-il un infini plus grand que l'autre ? Celui qui dira tout d'un coup, Je n'en sais rien, sera aussi avancé en un moment que celui qui s'appliquera à raisonner vingt ans sur ces sortes de sujets ; et la seule différence qu'il peut y avoir entre eux, est que celui qui s'efforcera de pénétrer ces questions est en danger de tomber en un degré plus bas que la simple ignorance, qui est de croire savoir ce qu'il ne sait pas.
Il y a de même une infinité de questions métaphysiques qui, étant trop vagues, trop abstraites, et trop éloignées des principes clairs et connus, ne se résoudront jamais ; et le plus sûr est de s'en délivrer le plus tôt qu'on peut, et après avoir appris légèrement qu'on les forme, se résoudre de bon cœur à les ignorer."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, Champs Flammarion, 1978, 4e partie, Chapitre I, p. 362-363.
"Supposez qu'en ma présence, quelqu'un avance des propositions auxquelles je ne souscris pas, que César mourut dans son lit, que l'argent est plus fusible que le plomb, ou que le mercure est plus lourd qu l'or : il est évident que, malgré mon incrédulité, je comprends clairement ce qu'il veut dire et je conçois exactement les mêmes idées que lui. Mon imagination est douée des mêmes pouvoirs que la sienne, et il n'est pas possible à cet homme de concevoir une idée que je ne puisse concevoir, ni d'en ajouter une que je ne puisse ajouter. Je demande donc en quoi consiste la différence entre croire et ne pas croire à une proposition. Il est facile de répondre en ce qui concerne les propositions qui se prouvent par intuition ou par démonstration. En ce cas, la personne qui donne son assentiment non seulement conçoit les idées conformément à la proposition, mais elle est nécessairement déterminée à les concevoir de cette manière particulière, que ce soit immédiatement ou par l'entremise d'autres idées. Tout ce qui est absurde est inintelligible, et il n'est pas possible à l'imagination de concevoir quoi que ce soit de contraire à une démonstration. Mais, comme cette nécessité absolue ne peut avoir lieu dans les raisonnements fondés sur la causalité et qui concernent des faits, et comme l'imagination est libre de concevoir les deux côtés de la question, je demande encore en quoi consiste la différence entre l'incrédulité et la croyance, puisque dans les deux cas, il est également possible et également nécessaire de concevoir l'idée.
Ce ne sera pas une réponse satisfaisante de dire qu'une personne qui ne donne pas son assentiment à une proposition par vous avancée, après avoir conçu l'objet de la même manière que vous, le conçoit immédiatement d'une manière différente et en a des idées différentes. Cette réponse est insatisfaisante, non qu'elle contienne une erreur, mais parce qu'elle ne découvre pas toute la vérité. Il est reconnu que, dans tous les cas où nous sommes en désaccord avec quelqu'un, nous concevons les deux côtés de la question ; mais, puisque nous ne pouvons croire qu'à un seul, il s'ensuit évidemment que la croyance doit produire une certaine différence entre la conception à laquelle nous donnons notre assentiment et celle à laquelle nous le refusons. Nous pouvons mélanger, unir, séparer, confondre et faire varier nos idées de cent manières différentes, mais nous n'avons, en réalité, pas d'opinion tant que n'apparaît pas un principe qui fixe l'une de ces différentes situations ; et ce principe, n'ajoutant manifestement rien à nos idées précédentes, ne peut changer que notre manière de les concevoir.
Toutes les perceptions de l'esprit sont de deux genres, les impressions et les idées, qui ne diffèrent les unes des autres que par leurs degrés différents de force et de vivacité. Nos idées sont des copies de nos impressions et les représentent dans toutes leurs parties. Quand vous voulez modifier d'une manière ou d'une autre l'idée d'un objet particulier, vous pouvez seulement en augmenter ou en diminuer la force et la vivacité. Si vous y apportez un autre changement, elle représente un objet différent ou une différente impression. Il en va comme pour les couleurs. Une nuance particulière d'une couleur peut acquérir un degré nouveau de vivacité ou d'éclat sans aucune autre modification. Mais si vous faites une autre modification, ce n'est plus la même nuance ou la même couleur. De sorte que, puisque la croyance ne fait rien d'autre que modifier la manière d'après laquelle nous concevons un objet, elle peut seulement conférer à nos idées une force et une vivacité additionnelles. Une opinion de croyance peut donc être très précisément définie comme UNE IDÉE VIVE RELIÉE OU ASSOCIÉE À UNE IMPRESSION PRÉSENTE."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre I, III, 7, tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 159-161.
"L'acte de tenir pour vrai (la créance) est un fait de notre entendement qui peut reposer sur des raisons objectives, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge ; quand cet acte est valable pour chacun, pour peu qu'il ait seulement de la raison, la raison en est objectivement suffisante, et le fait de tenir pour vrai s'appelle alors conviction. Quand il a uniquement son fondement dans la nature particulière du sujet, on le nomme persuasion.
La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement, qui réside simplement dans le sujet, est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur personnelle, et la créance ne se communique pas. Mais la vérité repose sur l'accord avec l'objet, et par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement doivent être d'accord (consentientia uni tertio consentiunt inter se). La pierre de touche servant à reconnaître si la créance est une conviction ou une simple persuasion est donc extérieure : elle consiste dans la possibilité de la communiquer et de la trouver valable pour la raison de chaque homme; car alors on peut au moins présumer que la raison de l'accord de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un fondement commun, je veux dire sur l'objet, avec lequel, par suite, tous les sujets s'accorderont, prouvant par là même la vérité du jugement.
La persuasion ne peut donc pas, à la vérité, se distinguer subjectivement de la conviction, si le sujet a devant les yeux la créance simplement comme un phénomène de son propre esprit; l'épreuve que l'on fait sur l'entendement d'autrui des raisons qui sont valables pour nous, afin de voir si elles produisent sur une raison étrangère le même effet que sur la nôtre, est cependant un moyen qui, bien que purement subjectif, sert, non pas sans doute à produire la conviction, mais à découvrir la valeur toute personnelle au jugement, c'est-à-dire à découvrir en lui ce qui n'est que simple persuasion.
Si l'on peut en outre expliquer les causes subjectives du jugement, causes que nous prenons pour des raisons objectives de ce jugement, et par conséquent expliquer notre créance trompeuse comme un événement de notre esprit, sans avoir besoin pour cela de la nature de l'objet, nous mettons alors l'apparence à nu et nous ne serons plus trompés par elle, bien qu'elle puisse toujours nous tenter jusqu'à un certain point, si la cause subjective de cette apparence tient à notre nature.
Je ne peux affirmer, c'est-à-dire exprimer comme un jugement nécessairement valable pour chacun, que ce qui produit la conviction. Je puis garder pour moi ma persuasion, si je m'en trouve bien, mais je ne puis ni ne dois vouloir la faire valoir hors de moi.
La créance ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective) présente les trois degrés suivants : l'opinion, la foi et le savoir. L'opinion est une créance qui a conscience d'être insuffisante subjectivement aussi bien qu'objectivement. Quand la créance n'est suffisante que subjectivement, et qu'en même temps, elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin celle qui est suffisante subjectivement s'appelle savoir. La suffisance subjective s'appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). Je ne m'arrêterai pas à éclaircir des concepts aussi faciles à comprendre."
Kant, Critique de la raison pure, 1781, (Canon de la raison pure, 3ème chapitre), trad. J. Gibert, 1942, t.2, p. 272.
"Les choses connaissables sont de trois sortes : les objets d'opinion […], les faits [...] et les objets de croyance […].
1) Les objets des simples idées rationnelles[1], qui ne peuvent être représentées pour la connaissance théorique dans quelque expérience possible, ne sont pas dans cette mesure des choses connaissables ; par conséquent par rapport à eux on ne peut même pas avoir une opinion ; au demeurant avoir une opinion a priori est déjà en soi absurde et conduit tout droit à de pures chimères. Ou bien notre proposition a priori est certaine, ou bien elle ne contient rien pour l'assentiment. Ainsi les choses d'opinion sont toujours des objets d'une connaissance de l'expérience (objets du monde sensible) au moins possible en soi[2], mais qui est pour nous impossible, en raison du faible degré de la faculté que nous possédons[3]. [...]
Admettre des habitants raisonnables dans les autres planètes, c'est une affaire d'opinion, en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi possible, nous pourrions décider par l'expérience s'ils existent ou non; mais jamais nous ne nous en rapprocherons à ce point et cela restera une question d'opinion. [...]
2) Les objets pour des concepts, dont la réalité objective peut être prouvée (soit par pure raison, soit par expérience et dans le premier cas à partir de données théoriques ou pratiques de la raison, mais dans tous les cas au moyen d'une intuition qui leur corresponde), sont des faits. […]
3) […] La croyance (comme habitus, non comme actus[4]) est la manière de penser morale de la raison dans l'assentiment à ce qui est inaccessible à la connaissance théorique[5]. Elle est donc le principe permanent de l'esprit consistant à admettre comme vrai ce qu'il est nécessaire de présupposer comme condition pour la possibilité du but ultime moral suprême, en raison de l'obligation qui s'y attache ; encore que nous ne puissions en reconnaître la possibilité, pas plus d'ailleurs que l'impossibilité."
Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, § 91, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993, p. 429-435.
"Au sens le plus large, une croyance est un certain état mental qui porte à donner son assentiment à une certaine représentation, ou à porter un jugement dont la vérité objective n'est pas garantie et qui n'est pas accompagné d'un sentiment subjectif de certitude.
En ce sens, la croyance est synonyme d'opinion, qui n'implique pas la vérité de ce qui est cru, et s'oppose au savoir, qui implique la vérité de ce qui est su. À la différence d'un savoir ou d'une connaissance, qui sont en principe absolument vrais, la croyance comme opinion est plus ou moins vraie, et peut ainsi désigner un assentiment à des représentations intermédiaires entre le vrai et le faux, qui ne sont que probables. Parce que la vérité de ce qui est cru est seulement possible, et que l'adhésion de l'esprit au contenu d'une croyance peut être plus ou moins forte, le sens de la notion varie selon le degré de garantie objective accordé à la représentation et selon le degré de confiance subjective que le sujet éprouve quant à la vérité de cette représentation.
1. Quand la garantie objective d'une opinion est très faible, ou nulle, bien que celui qui l'affirme puisse éprouver une conviction très forte du contraire, « croyance » est simplement synonyme d'opinion fausse ou douteuse, et se décline comme préjugé, illusion, enchantement ou superstition. Ainsi les idées entretenues au sujet de phénomènes surnaturels ou magiques, comme des guérisons miraculeuses, des pouvoirs extralucides ou de sorcellerie, ou encore au sujet d'êtres ou d'événements merveilleux ou mythiques tels que fées, farfadets, fantômes ou rencontres du troisième type.
2. Quand les croyances sont susceptibles d'être vraies ou d'avoir un certain fondement objectif, ou sont en attente de vérification ou de justification, on parle de soupçons, de présomptions, de suppositions, de prévisions, d'estimations, d'hypothèses ou de conjectures.
3. Quand on veut désigner des croyances reposant sur un fort sentiment subjectif mais dont le fondement objectif n'est pas garanti, on parle de convictions, de doctrines ou de dogmes.
4. On parle enfin de croyance en un dernier sens, pour désigner une attitude qui n'est pas, comme l'opinion, proportionnée à l'existence de certaines données et de certaines garanties, mais qui va au-delà de ce que ces données ou garanties permettent d'affirmer. C'est en ce sens qu'on parle de la croyance en quelqu'un ou en quelque chose, pour désigner une forme de confiance ou de foi. Dans ce cas, le degré de certitude subjective est très fort, bien que le degré de garantie objective puisse être très faible."
Pascal Engel, « Les croyances », dans Notions de philosophie, 1995, sous la direction de D. Kambouchner, Gallimard, coll. « Folio-essais », t. II, p. 10-11.
[1] Les idées portant sur des objets qui sont purement conçus par la raison, mais ne peuvent entrer dans aucune expérience possible, parce qu'elles en outrepassent les conditions sensibles. Il s'agit de l'âme, de Dieu et du monde, qui ne peuvent en eux-mêmes devenir sensibles (être vus, touchés, etc.).
[2] C'est-à-dire pour un autre être que l'homme, qui posséderait d'autres pouvoirs de connaître.
[3] En raison des limites du pouvoir humain de connaître les choses.
[4] Comme disposition ou propension générale, et non comme un acte particulier, portant sur un objet particulier.
[5] Même si la raison ne peut se prononcer sur quelque chose parce que cela ne peut être vérifié par un fait, elle est poussée à croire en certaines choses par une tendance morale (croire en l'immortalité de l'âme, par exemple).
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