"[La communauté primitive] est constituée par un ensemble d'individus dont chacun précisément reconnaît et revendique son appartenance à cet ensemble. La communauté comme ensemble regroupe donc dépasse, en les intégrant en un tout, les diverses unités qui la constituent et qui, le plus souvent, s'inscrivent sur l'axe de la parenté : familles élémentaires, étendues ; lignages, clans, moitiés, etc., mais aussi par exemple sociétés militaires, confréries cérémonielles, classes d'âge, etc. La communauté est donc plus que l'addition des groupes qu'elle rassemble, et ce plus la détermine comme unité proprement politique. L'unité politique de la communauté trouve son inscription spatiale immédiate dans l'unité d'habitat : les gens qui appartiennent à la même communauté vivent ensemble, au même endroit. Selon les règles de résidence postmaritale, un individu peut être naturellement amené à quitter sa communauté d'origine pour rejoindre celle de son conjoint : mais la résidence nouvelle n'abolit pas l'appartenance ancienne et les sociétés primitives inventent d'autre part de nombreux moyens de tourner les règles de résidence, si elles sont estimées trop pénibles.
La communauté primitive, c'est donc le groupe local cette détermination transcende la variété économique des modes de production, puisqu'elle est indifférente au caractère fixe ou mobile de l'habitat. Un groupe local peut être constitué aussi bien par des chasseurs nomades que par des agriculteurs sédentaires, la bande errante de chasseurs-collecteurs possède, autant que le village stable de jardiniers, les propriétés sociologiques de la communauté primitive. Celle-ci, en tant qu'unité politique, non seulement s'inscrit dans l'espace homogène de son habitat, mais étend son contrôle, son codage, son droit sur un territoire. C'est évident dans le cas des chasseurs, c'est vrai aussi des agriculteurs qui ménagent toujours, au-delà de leurs plantations, un espace sauvage où ils peuvent chasser et cueillir les plantes utiles : simplement, le territoire d'une bande de chasseurs a toutes chances d'être plus étendu que celui d'un village d'agriculteurs. La localité du groupe local, c'est donc son territoire, comme réserve naturelle de ressources matérielles certes, mais surtout comme espace exclusif d'exercice des droits communautaires. L'exclusivité dans l'usage du territoire implique un mouvement d'exclusion, et ici apparaît avec clarté la dimension proprement politique de la société primitive comme communauté incluant son rapport essentiel au territoire : l'existence de l'Autre est d'emblée posée dans l'acte qui l'exclut, c'est contre les autres communautés que chaque société affirme son droit exclusif sur un territoire déterminé, la relation politique avec les groupes voisins est immédiatement donnée."
Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 36-37.
"Le concept de communauté est la proie d'un singulier paradoxe qui concerne presque toutes ses formulations philosophiques, de la sociologie allemande de la fin du XIXe au néo-communautarisme américain et jusqu'à toutes les diverses éthiques de la communication. De quoi s'agit-il ? Quel est ce paradoxe qui efface le sens originel du concept en le renversant en son contraire ? Je parle de la tendance à décliner l'idée de « communauté » et de « commun » en termes de « propriété » et de « propre ». De ce point de vue – dominant je le répète, non seulement dans les différentes théories mais aussi dans les pratiques communautaires effectives –, la communauté est entendue comme une propriété co-partagée par des individus déterminés. Que cette propriété soit relative à un territoire, à une religion ou à une ethnie, le présupposé de départ ne change pas : est considéré comme commun ce qui est propre à un certain groupe de personnes et non à un autre. La communauté est interprétée – et pratiquée – comme une appartenance, une identité, une propriété collective. Or, il suffit d'ouvrir n'importe quel dictionnaire pour constater qu'un tel présupposé comporte une inversion d'ordre logique dont, souvent, on ne se rend pas compte. D'après les dictionnaires de toutes les langues modernes, « commun » est exactement le contraire de « propre » : est commun ce qui n'est propre à personne parce qu'il est à tous ou du moins au plus grand nombre. Est commun non pas ce qui est privé et particulier, mais ce qui est public et général, et même tendanciellement universel – ce qui, par conséquent, n'a pas à voir avec l'identité, mais au contraire avec l'altérité.
Si l'on remonte ensuite à l'origine étymologique du lot « communauté » – c'est-à-dire au terme latin communitas –, les choses deviennent encore plus claires : communitas dérive à son tour de munus, qui en latin signifie à la fois un « don », une « obligation », un « office » que l'on doit accomplir en faveur d'un autre. Cela veut dire que ce qui est à l'origine de l'idée de communauté, ce n'est pas du tout une propriété ou une appartenance commune, mais, au contraire, quelque chose qui nous oblige envers les autres. Non pas, donc, une appropriation, mais bien plutôt une expropriation. Non pas un avoir, mais une dette. Non pas une identité, mais une altération. Quelque chose qui nous pousse non pas à nous enfermer en nous-mêmes, mais plutôt à déborder et sortir de notre intérêt particulier, à ouvrir les frontières qui limitent notre expérience personnelle ou de groupe, à nous contaminer sans cesse au contact de ce qui est différent de nous. En somme, ce que le regard impolitique nous révèle – de par sa capacité, justement, à aller au-delà des lieux communs, des traditions établies, des significations acquises –, c'est que la communauté ne doit pas être pensée comme un grand corps en lequel les individus se fondent en un individu plus grand ou plus puissant. Pourtant, c'est justement ce qu'ont toujours fait, et font encore, tous les communautarismes, anciens ou modernes : et cela même lorsqu'ils croient s'opposer à l'individualisme, sans s'apercevoir qu'ils font usage de la catégorie même d' « individu » – c'est-à-dire de sujet « indivis » – appliquée cette fois non plus à l'être singulier, mais au groupe social, ethnique, linguistique ou religieux. Mais, la communauté ne doit pas non plus – si l'on veut rester cohérent avec son sens impolitique originel – être entendue comme la reconnaissance réciproque de sujets semblables se mirant les uns dans les autres à la recherche d'une identité ou d'une appartenance communes. Car être en commun devrait signifier avoir continuellement affaire non pas à celui qui nous ressemble ou nous appartient, mais à celui qui est différent de nous. Non pas à celui qui est immédiatement reconnaissable parce qu'il nous est en quelque sorte familier, mais à celui qui initialement nous est extérieur et étranger. Bref, d'un point de vue impolitique, la communauté est véritablement telle seulement si elle est communauté des dissemblables, si elle implique la possibilité – et, certes, aussi le risque – de la différence, de l'altération, du contact avec qui n'est pas des nôtres, avec qui ne nous ressemble pas, avec qui ne fait pas déjà partie de nous."
Roberto Esposito, "Réflexions sur l'impolitique", 2000, in Le Pouvoir, l'État, la politique, Odile Jacob Poches, 2002, p. 293-295.
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