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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Vérité et tolérance ; le fanatisme

  "La satisfaction qu'ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu est une habitude en leur âme qui se nomme tranquillité et repos de conscience. Mais celle qu'on acquiert de nouveau lorsqu'on a fraîchement fait quelque action qu'on pense bonne est une passion, à savoir, une espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, parce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes. Toutefois, lorsque cette cause n'est pas juste, c'est-à-dire lorsque les actions dont on tire beaucoup de satisfaction ne sont pas de grande importance, ou même qu'elles sont vicieuses, elle est ridicule et ne sert qu'à produire un orgueil et une arrogance impertinente. Ce qu'on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux ; c'est-à-dire qui, sous ombre qu'ils vont souvent à l'église, qu'ils récitent force prières, qu'ils portent les cheveux courts, qu'ils jeûnent, qu'ils donnent l'aumône, pensent être entièrement parfaits, et s'imaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu'elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d'exterminer des peuples entiers, pour cela seul qu'ils ne suivent pas leurs opinions."

 

Descartes, Les Passions de l'âme, 1649, Article 190, GF, 1996, p. 216.



  "Quiconque veut chercher sérieusement la vérité, doit avant toutes choses concevoir de l'amour pour elle. Car celui qui ne l'aime point, ne saurait se tourmenter beaucoup pour l'acquérir, ni être fort en peine lorsqu'il ne réussit pas à la trouver. [...] Mais avec tout cela, l'on peut dire sans se tromper, qu'il y a fort peu de gens qui aiment la vérité pour l'amour de la vérité, parmi ceux-là même qui croient être de ce nombre. Sur quoi il vaudrait la peine d'examiner comment un homme peut connaître qu'il aime sincèrement la vérité. Pour moi, je crois qu'en voici une preuve infaillible : c'est de ne pas recevoir une proposition avec plus d'assurance que les preuves sur lesquelles elle est fondée ne le permettent. Il est visible que quiconque va au-delà de cette mesure n'embrasse pas la vérité par l'amour qu'il a pour elle, qu'il n'aime pas la vérité pour l'amour d'elle-même, mais pour quelque autre fin indirecte. Car l'évidence  [evidence] qu'une proposition est véritable (excepté celles qui sont évidentes par elles-mêmes [self-evident]) consistant uniquement dans les preuves qu'un homme en a, il est clair que, quelque degré d'assentiment qu'il lui donne au-delà des degrés de cette évidence, tout ce surplus d'assurance est dû à quelque autre passion, et non à l'amour de la vérité ; parce qu'il est aussi impossible que l'amour de la vérité emporte mon assentiment au-dessus de l'évidence que j'ai (qu'une telle proposition est véritable), qu'il est impossible que l'amour de la vérité me fasse donner mon consentement à une proposition, en considération d'une évidence qui ne me fait pas voir que cette proposition soit véritable ; ce qui est en effet embrasser cette proposition comme une vérité, parce qu'il est possible ou probable qu'elle ne soit pas véritable. Dans toute vérité qui ne s'établit pas dans notre esprit par la lumière irrésistible d'une évidence immédiate [self-evidence] ou par la force d'une démonstration, les arguments qui déterminent notre assentiment sont les garants et le gage de sa probabilité à notre égard, et nous ne pouvons la recevoir que pour ce que ces arguments la font voir à notre entendement. De sorte que, quelque autorité que nous donnions à une proposition, au-delà de celle qu'elle reçoit des principes et des preuves sur quoi elle est appuyée, on en doit attribuer la cause au penchant qui nous entraîne de ce côté-là ; et c'est déroger d'autant à l'amour de la vérité, qui ne pouvant recevoir aucune évidence de nos passions, n'en doit recevoir plus aucune teinture.
  Une suite constante de cette mauvaise disposition d'esprit, c'est de s'attribuer l'autorité de prescrire aux autres nos propres opinions. Car le moyen qu'il puisse presque arriver autrement, sinon que celui qui a imposé à sa propre croyance soit prêt d'imposer à la croyance d'autrui ? Qui peut attendre raisonnablement qu'un homme emploie des arguments et des preuves convaincantes auprès des autres hommes, si son entendement n'est pas accoutumé à s'en servir pour lui-même, s'il fait violence à ses propres facultés, s'il tyrannise son esprit et usurpe une prérogative uniquement due à la vérité, qui est d'exiger l'assentiment de l'esprit par sa seule autorité, c'est-à-dire, à proportion de l'évidence que la vérité emporte avec elle ?"

 

John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1689, Livre IV, chapitre 16, § 4, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, p. 1006-1007.



  "Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.
  Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu.

  Barthélemy Diaz fut un fanatique procès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n'était encore qu'enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l'assassine ; voilà du parfait, et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.
  Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
  Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde ; mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
  Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que, n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu'ils pourraient écouter la raison. Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dés que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés.
[...]
  Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage ; c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?"

 

Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, 1764, article "Fanatisme".



  "L'Église est intolérante en matière de doctrine. Cela est vrai ; non-seulement nous l'avouons, mais nous nous en faisons gloire. La vérité est intolérante de sa nature. En religion comme en mathématiques, ce qui est vrai est vrai, et ce qui est faux est faux. Impossible de faire le moindre compromis entre la vérité et l'erreur ; impossible à la vérité de faire la moindre concession. Cette concession, quelque minime qu'on la suppose, serait la destruction immédiate de la vérité. Deux et deux font quatre ; cela est, c'est ce qu'on appelle une vérité. Donc, quiconque dira autrement dira une fausseté ; que ce soit en plus ou en moins, l'erreur sera toujours erreur ; que l'on se trompe d'un millième ou d'un millionième, on sera toujours hors de la vérité tant qu'on ne dira pas que deux et deux font quatre.
  L'Église apporte et conserve dans le monde des vérités aussi certaines que des vérités mathématiques et qui ont des conséquences autrement importantes. Elle enseigne et défend ces vérités avec autant d'intolérance que la science mathématique en met à défendre les siennes. Quoi de plus légitime ? L'Église catholique seule, au milieu des différentes sociétés chrétiennes, proclame qu'elle possède la vérité absolue hors de laquelle il n'y a pas de vrai christianisme; seule elle peut être, seule elle doit être intolérante. Seule elle peut et doit dire, comme elle le fait depuis dix-huit siècles dans ses Conciles : « Si quelqu'un pense, enseigne, contrairement à ma doctrine qui est la Vérité, qu'IL SOIT ANATHEME ! »"

 

Louis-Gaston de Ségur, Causeries sur le Protestantisme d'aujourd'hui, 1858, 3e partie, chapitre VI, Tolra et Haton, 14e édition, 1863, p. 164-165.



  "On a vu des fanatiques en tous les temps, et sans doute honorables à leurs propres yeux. Ces crimes[1] sont la suite d'une idée, religion, justice, liberté. Il y a un fond d'estime, et même quelquefois une secrète admiration, pour des hommes qui mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage ; car nous ne sommes points fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. Certes je découvre ici des vertus rares, qui veulent respect, et une partie au moins de la volonté. Mais c'est à la pensée qu'il faut regarder. Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu'un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n'est point la pensée Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle n'invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. Ces pensées fanatiques gouvernent admirablement les peurs et les désirs, mais elles ne se gouvernent pas elles-mêmes. Elles ne cherchent pas ces vues de plusieurs points, ces perspectives sur l'adversaire, enfin cette libre réflexion qui ouvre les chemins de persuader, et qui détourne en même temps de forcer. Bref il y a un emportement de pensée, et une passion de penser qui ressemble aux autres passions."

 

Alain, Propos sur des philosophes, XXXVII, 8 octobre 1927.


[1] Le contexte indique qu'il s'agit des crimes des fanatiques.



  "Il est inadmissible de dire que la science est un domaine de l'activité intellectuelle humaine, que la religion et la philosophie en sont d'autres, de valeur au moins égale, et que la science n'a pas à intervenir dans les deux autres, qu'elles ont toutes la même prétention à la vérité, et que chaque être humain est libre de choisir d'où il veut tirer ses convictions et où il veut placer sa foi. Une telle conception passe pour particulièrement distinguée, tolérante, compréhensive et libre de préjugés étroits. Malheureusement, elle n'est pas soutenable, elle participe à tous les traits nocifs d'une Weltanschauung[1] absolument non scientifique et lui équivaut pratiquement. Il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu'elle n'admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l'activité humaine comme les siens propres et qu'il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu'une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même".

 

Freud, Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, 1933, XXXVe conférence, tr. fr. Rose-Marie Zeitlin, Folio essais, 2000, p. 214.


[1] Weltanschauung : vision du monde.



  "En elle-même, toute idée est neutre, ou devrait l'être ; mais l'homme l'anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s'insère dans le temps, prend figure d'événement : le passage de la logique à l'épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
  Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L'histoire n'est qu'un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l'esprit devant l'Improbable. Lors même qu'il s'éloigne de la religion, l'homme y demeure assujetti ; s'épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l'évidence et du ridicule. Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent. Point d'intolérance, d'intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l'enthousiasme. Que l'homme perde sa faculté d'indifférence : il devient un assassin virtuel ; qu'il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables.
  L'envie de devenir source d'événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société, - un enfer de sauveurs ! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne, c'était un indifférent...
  [...] Toute foi exerce une forme de terreur, d'autant plus effroyable que les « purs » en sont les agents. On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs ; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire ; ne croyant en rien, ils ne fouillent pas vos cœurs, ni vos arrières-pensées, ils vous abandonnent à votre nonchalance, à votre désespoir ou à votre inutilité ; l'humanité leur doit le peu de moments de prospérité qu'elle connut : ce sont eux qui sauvent les peuples que les fanatiques torturent et que les « idéalistes » ruinent.
  Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s'éveille il y a un peu plus de mal dans le monde..."

 

Emil Michel Cioran, Précis de décomposition, 1949, Gallimard, p. 9-10.
 

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Date de création : 29/07/2014 @ 11:38
Dernière modification : 14/10/2023 @ 14:55
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