"Tant que l'homme est plongé dans la situation historique, il lui arrive de ne même pas concevoir les défauts et les manques d'une organisation politique ou économique déterminée, non comme on dit sottement parce qu'il en " a l'habitude ", mais parce qu'il la saisit dans sa plénitude d'être et qu'il ne peut même pas imaginer qu'il puisse en être autrement. Car il faut ici inverser l'opinion générale et convenir de ce que ce n'est pas la dureté d'une situation ou les souffrances qu'elle impose qui sont des motifs pour qu'on conçoive un autre état des choses où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c'est à partir du jour où l'on peut concevoir un autre état de choses qu'une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos souffrances et que nous décidons qu'elles sont insupportables. L'ouvrier de 1830 est capable de se révolter si l'on baisse les salaires, car il conçoit facilement une situation où son misérable niveau de vie serait moins bas cependant que celui qu'on veut lui imposer. Mais il ne se représente pas ses souffrances comme intolérables, il s'en accommode, non par résignation, mais parce qu'il manque de la culture et de la réflexion nécessaires pour lui faire concevoir un état social où ces souffrances n'existeraient pas. Aussi n'agit-il pas."
Sartre, L'être et le néant, quatrième partie, chapitre premier "Etre et faire : la liberté", Gallimard, Tel, 1995, p. 479.