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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Hors des sentiers battus
Pourquoi l'erreur ?

  "Je dirai qu'il y a trois causes qui font obstacle à ce que devrait être la vision du vrai : les exemples dont l'autorité est fragile ou indigne de ce nom ; le poids des habitudes ; le gros bon sens des foules sans expérience. Le premier (obstacle) conduit à l'erreur ; le deuxième paralyse ; le troisième rassure indûment.
  L'autorité ne doit jamais être prisée sans examen ni discernement. Aristote lui-même nous incite (à la critique) quand il écrit dans l'Éthique : « Vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité. » […]

  En fait, quand je considère tous les témoignages contre les trois causes de l'erreur […], je suis absolument stupéfait de voir que, pour arriver à la même conclusion, tout le monde utilise trois arguments aussi pervers que : « Il y a de cela des exemples », « C'est l'habitude » ou « C'est l'opinion courante, donc c'est ce qu'il faut penser ». Car on sait bien qu'avec de telles prémisses on peut aussi bien établir une conclusion que son contraire, et même prouver directement n'importe quoi. […] D'ailleurs, nous savons tous que, de l'enfance jusqu'à la fin de notre vie, pour un exemple probant, vérace et adapté, nos parents, nos maîtres, nos amis et bien d'autres encore nous abreuvent d'un nombre quasi infini d'exemples imparfaits, faux et vides, qui nous causent un tort impossible à dire, tant dans nos études que dans notre vie. Nous savons aussi que nous retenons plus facilement ce que l'habitude nous a inculqué dans notre jeune âge, et plus volontiers ce qui est mauvais, faux et vain, et nous savons que, la plupart du temps, cela nous amène à négliger ce qui est bien, vrai et utile".

 

Roger Bacon, Compendium studii theologiae I, 1292, trad. A. De Libera, Éd. Th. S . Maloney, extrait "Des origines à Leibniz", B. Morichère, Éd. Nathan.



  "[…] recherchant de quelle nature sont mes erreurs (qui suffisent à révéler quelque imperfection en moi), je remarque qu'elles dépendent du concours de deux causes conjointes, à savoir de la faculté de connaître qui est en moi et de la faculté de choisir ou liberté de décision, c'est-à-dire de l'entendement et conjointement de la volonté.
  Car par l'entendement seul, je ne fais que percevoir les idées sur lesquelles je puis porter un jugement, et l'on ne rencontre en lui, envisagé dans ces limites précises, aucune erreur proprement dite. Bien qu'en effet il existe peut-être d'innombrables choses dont il n'y a en moi aucune idée, on ne doit pourtant pas dire que j'en suis à proprement parler privé, mais eue, de manière seulement négative, je n'en suis pas pourvu ; car c'est un fait que je ne peux apporter aucune raison qui prouve que Dieu aurait dû me donner une faculté de connaître plus grande qu'il ne l'a fait, et quelle que soit l'habileté reconnue à l'artisan, je ne crois pas pour autant qu'il aurait dû mettre en chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre en quelques-uns.
  D'autre part, je ne peux pas non plus me plaindre de n'avoir pas reçu de Dieu une volonté, ou liberté de décision, assez ample et parfaite ; car, vraiment, j'expérimente qu'elle n'est circonscrite par aucunes bornes. Et ce qui me semble tout à fait remarquable, c'est qu'il n'y a rien d'autre en moi de si parfait ou de si grand que je ne reconnaisse pouvoir être encore plus parfait ou plus grand. Car si, par exemple, je considère la faculté intellectuelle de connaître, je m'aperçois aussitôt qu'elle est en moi tout à fait étroite et finie, et je forme en même temps l'idée d'une autre beaucoup plus grande, que dis-je ! de la plus grande, infinie ; et du fait même que je puis en former l'idée, je vois qu'elle appartient à la nature de Dieu. De la même manière, si j'examine la faculté de se souvenir ou d'imaginer, ou n'importe quelle autre faculté, je n'en trouve absolument aucune que je ne reconnaisse pauvre et circonscrite en moi, immense en Dieu. Il n'y a que la volonté, ou liberté de décision, que j'expérimente si grande en moi que je n'ai idée d'aucune autre plus grande [...].
  D'où naissent donc mes erreurs ? Tout simplement de ceci : la volonté ayant un champ plus large que l'entendement, je ne là contiens pas à l'intérieur dés mêmes bornes, je l'étends aussi aux choses dont je n'ai pas l'intellection, et comme elle est à leur égard indifférente, elle se détourne facilement du vrai et du bien. C'est ainsi que je me trompe et que je pèche."

 

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Quatrième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 153-157 et 161.

 

  "En suite de quoi, me regardant de plus près, et considérant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules témoignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi, et de la puissance d'élire, ou bien de mon libre arbitre: c'est-à-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification. […] Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon, si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelque autre puissance, je n'en trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu, Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne. […]
  De tout ceci je reconnais que ni la puissance de vouloir, laquelle j'ai reçue de Dieu, n'est point d'elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et très parfaite en son espèce; ni aussi la puissance d'entendre ou de concevoir: car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m'a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n'est pas possible qu'en cela je me trompe. D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas."

 

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, 4e méditation, Hatier, Les classiques de la philosophie, 1999, p. 71-74.

 

  "[Les erreurs] dépendent du concours de deux causes, à savoir : de la faculté de connaître qui est en moi, et de la faculté d'élire, ou bien de mon libre arbitre, c'est-à-dire de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu'il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu'on prenne le mot d'erreur en sa propre signification. […]
  D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les même limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le faux pour le vrai et le mal pour le bien; ce qui fait que je me trompe et que je pèche."

 

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, 4e méditation.



  "Mais, parce que nous savons que l'erreur dépend de notre volonté, et que personne n'a la volonté de se tromper, on s'étonnera peut-être qu'il y ait de l'erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu'il y a bien de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu'il n'y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s'en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement des choses qu'il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c'est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l'ordre qu'il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, cause qu'il les incite à précipiter leurs jugements, et prendre des choses pour vraies, desquelles ils n'ont pas assez de connaissance."

 

Descartes, Les principes de la philosophie, 1644, 1ère partie, article 42.



  "71. Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance.

  C'est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. À savoir, pendant les premières années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps, qu'elle ne s'appliquait à autre chose qu'à ce qui causait en lui quelques impressions, elle ne considérait pas encore si ces impressions étaient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentait de la douleur lorsque le corps en était offensé ou du plaisir lorsqu'il en recevait de l'utilité, ou bien, si elles étaient si légères que le corps n'en reçût point de commodité, ni aussi d'incommodité qui fût importante à sa conservation, elle avait des sentiments tels que sont ceux qu'on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l'endroit du cerveau auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevait aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu'elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins pouvoir exister hors de soi, bien qu'elle n'y remarquât pas encore cette différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge et que notre corps, se tournant fortuitement de part et d'autre par la disposition de ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l'âme, qui lui était étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu'il rencontrait ou évitait, a remarqué premièrement qu'elles existaient au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les mouvements et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps, et qu'elle concevait fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de quelques choses, mais encore les couleurs, les odeurs, et toutes les autres idées de ce genre qu'elle apercevait aussi à leur occasion ; et comme elle était si fort offusquée du corps qu'elle ne considérait les autres choses qu'autant qu'elles servaient à son usage, elle jugeait qu'il y avait plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu'il causait lui semblaient plus ou moins fortes. De là vient qu'elle a cru qu'il y avait beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que dans l'air ou dans l'eau, parce qu'elle y sentait plus de dureté et de pesanteur ; et qu'elle n'a considéré l'air non plus que rien lorsqu'il n'était agité d'aucun vent, et qu'il ne lui semblait ni chaud ni froid. Et parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière que des chandelles allumées, elle n'imaginait pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paraît au bout d'une chandelle qui brûle. Et parce qu'elle ne considérait pas encore si la terre peut tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d'une boule, elle a jugé d'abord qu'elle est immobile, et que sa superficie est plate. Et nous avons été par ce moyen si fort prévenus de mille autres préjugés que lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance ; et au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps que nous n'étions pas capables de bien juger, et par conséquent qu'ils pouvaient être plutôt faux que vrais, nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en avions eu une connaissance distincte par l'entremise de nos sens, et n'en avons non plus douté que s'ils eussent été des notions communes. 

  72. Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces préjugés.

  Enfin, lorsque nous avons atteint l'usage entier de notre raison, et que notre âme, n'étant plus si sujette au corps, tâche à bien juger des choses, et à connaître leur nature, bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions enfants sont pleins d'erreurs, nous avons assez de peine à nous en délivrer entièrement, et néanmoins il est certain que si nous manquons à nous souvenir qu'ils sont douteux, nous sommes toujours en danger de retomber en quelque fausse prévention. Cela est tellement vrai qu'à cause que dès notre enfance, nous avons imaginé, par exemple, les étoiles fort petites, nous ne saurions nous défaire encore de cette imagination, bien que nous connaissions par les raisons de l'astronomie qu'elles sont très grandes : tant a de pouvoir sur nous une opinion déjà reçue.  

  73. La troisième, que notre esprit se fatigue quand il se rend attentif à toutes les choses dont nous jugeons.

  De plus, comme notre âme ne saurait s'arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention sans se peiner et même sans se fatiguer, et qu'elle ne s'applique à rien avec tant de peine qu'aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux sens ni à l'imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à cause qu'elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte, de là vient que beaucoup de personnes ne sauraient croire qu'il y ait de substance si elle n'est imaginable et corporelle, et même sensible; car on ne prend pas garde ordinairement qu'il n'y a que les choses qui consistent en étendue, en mouvement et en figure, qui soient imaginables, et qu'il y en a quantité d'autres que celles-là qui sont intelligibles : de là vient aussi que la plupart du monde se persuade qu'il n'y a rien qui puisse subsister sans corps, et même qu'il n'y a point de corps qui ne soit sensible. Et d'autant que ce ne sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit, mais seulement notre raison lorsqu'elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange que la plupart des hommes n'aperçoivent les choses que fort confusément, vu qu'il n'y en a que très peu qui s'étudient à la bien conduire. 

  74. La quatrième, que nous attachons nos pensées à des paroles qui ne les expriment pas exactement.

  Au reste, parce que nous attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les exprimer de bouche, et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses, à peine saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que nous séparions entièrement ce que nous concevons d'avec les paroles qui avaient été choisies pour l'exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu'aux choses ; ce qui est cause qu'ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu'ils n'entendent point, et qu'ils ne se soucient pas beaucoup d'entendre, ou parce qu'ils croient les avoir entendus autrefois, ou parce qu'il leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu'ils l'ont apprise par même moyen. Et, bien que ce ne soit pas ici l'endroit où je dois traiter de cette matière, à cause que je n'ai pas enseigné quelle est la nature du corps humain et que je n'ai pas même encore prouvé qu'il y ait au monde aucun corps, il me semble néanmoins que ce que j'en ait dit nous pourra servir à discerner celles de nos conceptions qui sont claires et distinctes d'avec celles où il y a de la confusion et qui nous sont inconnues."

 

Descartes, Les Principes de la philosophie, 1644, Première partie, VIII, Articles 71 à 74, Vrin, 1993, p. 108-112.



  "[…] il est étrange combien c'est une qualité rare que cette exactitude du jugement. On ne rencontre partout que des esprits faux, qui n'ont presque aucun discernement de la vérité ; qui prennent toutes choses d'un mauvais biais ; qui se paient des plus mauvaises raisons, et qui veulent en payer les autres ; qui se laissent emporter par les moindres apparences ; qui sont toujours dans l'excès et dans les extrémités ; qui n'ont point de serres pour se tenir fermes dans les vérités qu'ils savent, parce que c'est plutôt le hasard qui les y attache qu'une solide lumière; ou qui s'arrêtent, au contraire, à leur sens avec tant d'opiniâtreté, qu'ils n'écoutent rien de ce qui pourrait les détromper ; qui décident hardiment ce qu'ils ignorent, ce qu'ils n'entendent pas, et ce que personne n'a peut-être jamais entendu ; qui ne font point de différence entre parler et parler, ou qui ne jugent de la vérité des choses que par le ton de la voix : celui qui parle facilement et gravement a raison ; celui qui a quelque peine à s'expliquer ou qui fait paraître quelque chaleur, a tort ; ils n'en savent pas davantage.
  C'est pourquoi il n'y a pas d'absurdités si insupportables qui ne trouvent des approbateurs. Quiconque a dessein de piper le monde est assuré de trouver des personnes qui seront bien aises d'être pipées ; et les plus ridicules sottises rencontrent toujours des esprits auxquels elles sont proportionnées. Après que l'on voit tant de gens infatués des folies de l'astrologie judiciaire, et que les personnes graves traitent cette matière sérieusement, on ne doit plus s'étonner de rien. Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes d'appeler Balance, et qui ressemble à une balance comme à un moulin à vent : la balance est le symbole de la justice ; donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne, et qu'on eût pu aussi bien appeler Eléphant, Crocodile et Rhinocéros : le bélier, le taureau, et le capricorne sont des animaux qui ruminent ; donc ceux qui prennent médecine lorsque la lune est sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelque extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent et d'autres qui s'en laissent persuader.

  Cette fausseté d'esprit n'est pas seulement cause des erreurs que l'on mêle dans les sciences, mais aussi de la plupart des fautes que l'on commet dans la vie civile, des querelles injustes, des procès mal fondés, des avis téméraires, des entreprises mal concertées. Il y en a peu qui n'aient leur source dans quelque erreur et dans quelque faute de jugement ; de sorte qu'il n'y a point de défaut dont on ait plus d'intérêt de se corriger.
  Mais autant cette correction est souhaitable, autant est-il difficile d'y réussir, parce qu'elle d"pend beaucoup de la mesure d'intelligence que nous apportons en naissant. Le sens commun n'est pas une qualité si commune que l'on pense. Il y a une infinité d'esprits grossiers et stupides que l'on ne peut réformer en leur donnant l'intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger de ce qu'ils ne sont pas capables de connaître. Il est vrai néanmoins qu'une grande partie des faux jugements des hommes ne vient pas de ce principe, et qu'elle n'est causée que par la précipitation de l'esprit et par le défaut d'attention, qui fait que  l'on juge témérairement de ce que l'on ne connaît que confusément et obscurément. Le peu d'amour que les hommes ont pour la vérité, fait qu'ils ne se mettent pas en peine la plupart du temps de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Ils laissent entrer dans leur âme toutes sortes de discours et de maximes ; ils aiment mieux les supposer pour véritables que de les examiner : s'ils ne les entendent pas, ils veulent croire que d'autres les entendent bien; et ainsi ils se remplissent la mémoire d'une infinité de choses fausses, obscures et non entendues, et raisonnent ensuite sur ces principes, sans presque considérer ce qu'ils disent, ni ce qu'ils pensent.
  La vanité et la présomption contribuent encore beaucoup à ce défaut. On croit qu'il y a de la honte à douter et à ignorer ; et l'on aime mieux parler et décider au hasard, que de reconnaître qu'on n'est pas assez informé des choses pour en porter jugement. Nous sommes tous pleins d'ignorance et d'erreurs ; et cependant on a toutes les peines du monde à tirer de la bouche des hommes cette confession si juste et si conforme à leur condition naturelle: je me trompe, et je n'en sais rien."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, Champs Flammarion, 1978, p. 36-38.



  "Si l'on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu'à une autre, on trouvera que ce n'est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d'amour-propre, d'intérêt ou de passion. C'est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c'est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont à notre égard ; et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose.
  Il n'en faut point d'autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux d'une nation ou d'une profession, ou d'un Institut ; car n'étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l'esprit de tous les Espagnols soit tourné si différemment de celui de tous les Français, qu'à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraît vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres ; il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d'autre cause, sinon qu'il plaît aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres, n'y ayant point d'intérêt, en jugent d'une autre sorte.

  Cependant qu'y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose ? Tout ce qu'il peut faire au plus, est de nous porter à considérer avec plus d'attention les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai : mais il n'y a que cette vérité, qui doit se trouver dans la chose même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d'un tel pays ; donc je dois croire qu'un tel saint y a prêché l'Évangile. Je suis d'un tel ordre ; donc je crois qu'un tel privilège est véritable. Ce ne sont pas là des raisons. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays, d'un autre ordre, d'une autre profession."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 3e partie, Chapitre XX, Champs Flammarion, 1978, p. 324-325.



  "Mais il n'y a point de faux raisonnements plus fréquents parmi les hommes, que ceux où l'on tombe, ou en jugeant témérairement de la vérité des choses par une autorité qui n'est pas suffisante pour nous en assurer, ou en décidant le fond par la manière. Nous appellerons l'un le sophisme de l'autorité, et l'autre le sophisme de la manière.
  Pour comprendre combien ils sont ordinaires, il ne faut que considérer que la plupart des hommes ne se déterminent point à croire un sentiment plutôt qu'un autre, par des raisons solides et essentielles qui en feraient connaître la vérité, mais par certaines marques extérieures et étrangères qui sont plus convenables, ou qu'ils jugent plus convenables à la vérité qu'à la fausseté.
  La raison en est que la vérité intérieure des choses est souvent assez cachée ; que les esprits des hommes sont ordinairement faibles et obscurs, pleins de nuages et de faux jours, au lieu que ces marques extérieures sont claires et sensibles : de sorte que, comme les hommes se portent aisément à ce qui leur est le plus facile, ils se rangent presque toujours du côté où ils voient ces marques extérieures qu'ils discernent facilement.
  Elles peuvent se réduire à deux principales : l'autorité de celui qui propose la chose, et la manière dont elle est proposée ; et ces deux voies de persuader sont si puissantes qu'elles emportent presque tous les esprits.
  Aussi Dieu qui voulait que la connaissance certaine des mystères de la foi pût s'acquérir par les plus simples d'entre les fidèles, a eu la bonté de s'accommoder à cette faiblesse de l'esprit des hommes, en ne la faisant pas dépendre d'un examen particulier de tous les points qui nous sont proposés à croire ; mais en nous donnant pour règle certaine de la vérité l'autorité de l'église universelle qui nous les propose, qui, étant claire et évidente, retire les esprits de tous les embarras où les engageraient nécessairement les discussions particulières de ces mystères.
  Ainsi, dans les choses de la foi, l'autorité de l'Église universelle est entièrement décisive ; et tant s'en faut qu'elle puisse être un sujet d'erreur, qu'on ne tombe dans l'erreur qu'en s'écartant de son autorité, et en refusant de s'y soumettre.
  On tire aussi dans les matières de religion des arguments convaincants, de la manière dont elles sont proposées. Quand on a vu , par exemple, en divers siècles de l'Église, et principalement dans le dernier, des hommes qui tâchaient de planter leurs opinions par le fer et par le sang ; quand on les a vus armés contre l'Église par le schisme, contre les puissances temporelles par la révolte ; quand on a vu des gens sans mission ordinaire, sans miracles, sans aucunes marques extérieures de piété, et plutôt avec des marques sensibles de dérèglement, entreprendre de changer la foi et la discipline de l'Église, une manière si criminelle étant plus que suffisante pour les faire rejeter par toutes les personnes raisonnables, et pour empêcher les plus grossières de les écouter.
  Mais dans les choses dont la connaissance n'est pas absolument nécessaire, et que Dieu a laissées davantage au discernement de la raison de chacun en particulier, l'autorité et la manière ne sont pas si considérables, et elles servent souvent à engager plusieurs personnes à des jugements contraires à la vérité.
  On n'entreprend pas ici de donner des règles et des bornes précises delà déférence qu'on doit à l'autorité dans les choses humaines, mais de marquer seulement quelques fautes grossières que l'on commet en cette matière.
  Souvent on ne regarde que le nombre des témoins, sans considérer si ce nombre fait qu'il soit plus probable qu'on ait rencontré la vérité, ce qui n'est pas raisonnable. Car, comme un auteur de ce temps a judicieusement remarqué, dans les choses difficiles et qu'il faut que chacun trouve par soi-même, il est plus vraisemblable qu'un seul trouve la vérité, que non pas qu'elle soit découverte par plusieurs. Ainsi ce n'est pas une bonne conséquence ; cette opinion est suivie du plus grand nombre des philosophes, donc elle est la plus vraie.
  Souvent on se persuade par certaines qualités qui n'ont aucune liaison avec la vérité des choses dont il s'agit. Ainsi, il y a quantité de gens qui croient, sans autre examen, ceux qui sont les plus âgés, et qui ont plus d'expérience dans les choses mêmes qui ne dépendent ni de l'âge ni de l'expérience, mais de la lumière de l'esprit.
  La piété, la sagesse, la modération sont sans doute les qualités les plus estimables qui soient au monde, et elles doivent donner beaucoup d'autorité aux personnes qui les possèdent , dans les choses qui dépendent de la piété , de la sincérité, et même d'une lumière de Dieu , qu'il est plus probable que Dieu communique davantage à ceux qui le servent plus purement; mais il y a une infinité de choses qui ne dépendent que d'une lumière humaine, d'une expérience humaine, d'une pénétration humaine , et dans ces choses, ceux qui ont l'avantage de l'esprit et de l'étude méritent plus de créance que les autres. Cependant il arrive souvent le contraire, et plusieurs estiment qu'il est plus sûr de suivre dans ces choses mêmes le sentiment des plus gens de bien.
  Cela vient en partie de ce que ces avantages d'esprit ne sont pas si sensibles que le règlement extérieur qui parait dans les personnes de piété, et en partie aussi de ce que les hommes n'aiment point à faire des distinctions ; le discernement les embarrasse ; ils veulent tout ou rien. S'ils ont créance à une personne pour quelque chose , ils la croient en tout ; s'ils n'en ont point pour une autre, ils ne la croient en rien ; ils aiment les voies courtes, décisives et abrégées; mais cette humeur, quoique ordinaire, ne laisse pas d'être contraire à la raison qui nous fait voir que les mêmes personnes ne sont pas croyables en tout, parce qu'elles ne sont pas éminentes en tout, et que c'est mal raisonner que de conclure : C'est un homme grave ; donc il est intelligent et habile en toutes choses."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 3e partie, Chapitre XX, Champs Flammarion, 1978, p. 345-347.



   "L'origine des erreurs est, en un certain sens, la même que celle des erreurs de calcul, qui arrivent aux arithméticiens. En effet, il arrive souvent qu'à défaut d'attention ou de mémoire, nous faisons ce qu'il ne faut pas faire ou que nous omettons ce qu'il faut faire, ou bien que nous croyons avoir fait ce que nous n'avons pas fait, ou que nous avons fait ce que nous croyons n'avoir pas fait. Ainsi, il arrive que, dans le calcul (auquel correspond le raisonnement dans l'esprit), on oublie de poser certains signes nécessaires ou qu'on en mette qu'il ne faut pas; qu'on néglige un des éléments du calcul en les rassemblant, ou qu'on opère contre la règle. Lorsque notre esprit est fatigué ou distrait, il ne fait pas suffisamment attention aux opérations qu'il est en train de faire, ou bien, par une erreur de mémoire, il accepte comme déjà prouvé ce qui s'est seulement profondément enraciné en nous par l'effet de répétitions fréquentes, ou d'un examen prolongé, ou d'un désir ardent. Le remède à nos erreurs est également le même que le remède aux erreurs de calcul: faire attention à la matière et à la forme[1], avancer lentement, répéter et varier l'opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus, pour permettre à l'esprit de reprendre haleine, et vérifier chaque partie par des preuves particulières. Et puisque dans l'action, on est quelquefois pressé, il est important de s'habituer à garder le sang-froid et la présence d'esprit, à l'exemple de ceux qui, même au milieu du bruit et sans calculer par écrit, savent exécuter des opérations sur des nombres très élevés. Ainsi l'esprit s'habitue à ne pas se laisser facilement distraire par les sensations externes ou par ses imaginations et ses affections propres, mais à rester maître de ce qu'il est en train de faire, à conserver sa faculté critique ou, comme on dit communément, son pouvoir de faire retour sur lui-même, de manière à pouvoir, tel un moniteur[2] étranger, se dire sans cesse à lui-même : vois ce que tu fais, pourquoi le fais-tu actuellement?"


Leibniz, "Remarques sur Descartes", in Opuscules philosophiques choisis, tr. fr. P. Schrecker, Vrin, 2001, p. 55.


[1] "la matière et la forme": le contenu et l'enchaînement du raisonnement.
[2] "moniteur": quelqu'un qui avertit, conseille.



  "Les erreurs où l'on tombe [...] dans toutes les sciences auxquelles on applique la géométrie, ne viennent point de la géométrie, qui est une science incontestable, mais de la fausse application qu'on en fait. On suppose par exemple que les planètes décrivent par leur mouvement des cercles et des ellipses parfaitement régulières ; ce qui n'est point vrai. On fait bien de le supposer, afin de raisonner, et aussi parce qu'il s'en faut peu que cela ne soit vrai, mais on doit toujours se souvenir que le principe sur lequel on raisonne est une supposition. De même, dans les mécaniques on suppose que les roues et les leviers sont parfaitement durs et semblables à des lignes et à des cercles mathématiques, sans pesanteur, et sans frottement ; ou plutôt on ne considère pas assez leur pesanteur, leur matière ni le rapport que ces choses ont entre elles : que la dureté ou la grandeur augmente la pesanteur, que la pesanteur augmente le frottement, que le frottement diminue la force, qu'elle rompt ou use en peu de temps la machine, et qu'ainsi ce qui réussit presque toujours en petit ne réussit presque jamais en grand."

 

Malebranche, De la recherche de la vérité, 1674, Livre VI, 1ère partie, c, IV, (Pléiade, t. 1, p. 618).


 

  "Mais quand nous supposerions l'homme maître absolu de son esprit et  de ses idées, il serait encore nécessairement sujet à l'erreur par sa nature. Car l'esprit de l'homme est limité, et tout esprit limité est par sa nature sujet à l'erreur. La raison en est, que les moindres choses ont entre elles une infinité de rapports, et  qu'il faut un esprit infini pour les comprendre. Ainsi un esprit limité ne pouvant embrasser ni comprendre  tous ces rapports quelque effort qu'il fasse, il est porté à croire que ceux qu'il n'aperçoit pas n'existent point, principalement lorsqu'il ne fait pas d'attention à la faiblesse et à la limitation de son esprit, ce qui lui est fort ordinaire. Ainsi la limitation de l'esprit toute seule, emporte avec soi la capacité de tomber dans l'erreur. Toutefois si les hommes, dans l'état même où ils sont de faiblesse, faisaient toujours bon usage de leur liberté, ils ne se tromperaient jamais. Et c'est pour cela que tout homme qui tombe dans l'erreur est blâmé avec justice, et mérite même d'être puni : car il suffit pour ne se point tromper de ne juger que de ce qu'on voit, et de ne faire jamais des jugements entiers, que des choses que l'on est  assuré d'avoir examinées dans toutes leurs parties, ce que les hommes peuvent faire. Mais ils aiment mieux s'assujettir à l'erreur, que de s'assujettir à la règle de la vérité : ils veulent décider sans peine et sans examen. Ainsi, il ne faut pas s'étonner, s'ils tombent dans un nombre infini d'erreurs, et s'ils font souvent des jugements assez incertains".

 

Malebranche, De la recherche de la vérité, 1675, Livre troisième, Chapitre IX, § 3.


 

  "Dans toutes les sciences démonstratives, les règles sont certaines et infaillibles, mais lorsque nous les appliquons, nos facultés incertaines et faillibles sont fortement sujettes à s'en écarter et à tomber dans l'erreur. Il nous faut, par conséquent, former, pour chacun de nos raisonnements, un nouveau jugement pour vérifier ou contrôler notre croyance ou jugement premier ; notre vision doit s'élargir jusqu'à inclure une sorte d'historique de tous les cas où notre entendement nos a trompés, comparés à ceux où son témoignage était juste et vrai. Nous pouvons donc considérer notre jugement comme une sorte de cause, dont la vérité est l'effet naturel, mais un effet tel qu'il peut fréquemment être empêché par l'irruption d'autres causes ainsi que par l'inconstance des pouvoirs de notre esprit. La conséquence en est que toute connaissance dégénère en probabilité, et cette probabilité est plus ou moins grande suivant l'expérience que nous avons de la véracité ou du caractère trompeur de notre entendement, et aussi selon la simplicité ou la complexité de la question."

 

Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre I, IV, 1, tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 261.


 

  "Quiconque pense commence toujours par se tromper. L'esprit juste se trompe d'abord tout autant qu'un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s'obstiner, de corriger selon l'objet la première esquisse. Mais il faut une première esquisse; il faut un contour fermé. L'abstrait est défini par là. Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. On comprend que le liseur ne regarde pas à une lettre, et que, par un fort préjugé il croit toujours l'avoir lue, même quand il n'a pas pu la lire, et si elle manque, il n'a pas pu la lire. Descartes disait bien que c'est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse; elle va à pardonner l'erreur; et il est vrai qu'à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n'est point tant un homme qui se trompe qu'un homme qui répète des vérités, sans s'être trompé d'abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées."

 

Alain, Vigiles de l'esprit, 1942, chapitre VI : Lire.

 

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Date de création : 15/09/2014 @ 11:55
Dernière modification : 15/05/2015 @ 12:10
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