* *

Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Aux origines de la vérité : l'alètheia

  "La parole magico-religieuse est d'abord efficace, mais sa qualité de puissance religieuse engage d'autres aspects : en premier lieu, ce type de parole ne se distingue pas d'une action ou, si l'on veut, il n'y a pas à ce niveau de distance entre la parole et l'acte ; en outre, la parole magico-religieuse n'est pas soumise à la temporalité ; enfin, elle est toujours le privilège d'une fonction socio-religieuse.
  La parole chargée d'efficacité n'est pas séparée de sa réalisation ; elle est d'emblée une réalité, une réalisation, une action. Cet aspect se marque bien dans la substitution de prattein et de praxis au verbe de l'efficacité, krainein : Zeus ekprattei ; on parle de la praxis des oracles ; et les Érinyes[1], exécutrices des hautes œuvres de Justice, sont les Praxitheai, les déesses de la Justice « en marche ». L'usage de prattein est, en effet, réservé à une action naturelle dont l'effet n'est pas un objet extérieur et étranger à l'acte qui l'a produit, mais cette action même dans son accomplissement. Par ailleurs, tout semble se passer ; en dehors de la temporalité ; il n'y a pas trace à ce niveau d'une action ou d’une parole engagée dans le temps. La parole magico-religieuse se prononce au présent ; elle baigne dans un présent absolu, sans avant, ni après, un présent qui, comme la mémoire, englobe « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Si la parole de cette espèce échappe à la temporalité, c'est essentiellement parce qu'elle fait corps avec des forces qui sont au-delà des forces humaines, des forces qui ne font état que d'elles-mêmes et prétendent à un empire absolu. À aucun moment, la parole du poète ne cherche l’accord des auditeurs, l'assentiment du groupe social ; celle du roi de justice pas davantage : elle se déploie avec la majesté d'une parole oraculaire ; elle ne vise pas à établir dans le temps un de ces enchaînements de mots qui tirent leur force de l’approbation ou de la contestation des autres hommes. Dans la mesure où la parole magico-religieuse transcende le temps des hommes, elle transcende aussi les hommes : elle n'est pas la manifestation d’une volonté ou d'une pensée individuelle, elle n’est pas l'expression d'un agent, d'un moi. La parole magico-religieuse déborde l'homme de toutes parts : elle est l'attribut, le privilège d'une fonction sociale.
  Toutes les paroles des hommes, qui ont le privilège de « Vérité », se définissent par la même efficacité. Mais l'articulation d'Alètheia et du verbe krainein s'atteste particulièrement dans la représentation des Érinyes. Ce sont de vénérables déesses, à la mémoire inaltérable ; jamais l'oubli ne les atteint, car elles sont en quelque sorte antérieures au temps, elles ont l'âge du Vieux de la Mer. Mais si les Érinyes sont celles qui n'oublient pas (mnèmones), elles sont aussi les « véridiques » et celles qui « accomplissent ». On les nomme parfois Praxidikai, « Ouvrières de Justice » : elles s'identifient à la parole de malédiction, celle que prononce Œdipe dans son aveuglement, celle qui détruit les maisons. Leur « vérité » est la malédiction efficace qui déchaîne la stérilité, anéantit toute forme de vie.
  La « Vérité » s'institue donc dans le déploiement de la parole magico-religieuse, entée sur la Mémoire et articulée à l'Oubli. Mais la configuration d'Alètheia, que dessine l'opposition fondamentale de Mémoire et d'Oubli, engage d'autres puissances qui contribuent à la définir. Telles sont Dikè, Pistis, Peithô. Au même titre qu'Alètheia, la Justice est une modalité de la parole magico-religieuse, car la Dikè « réaliser ». Quand le roi prononce un « dit de justice », sa parole a valeur décisoire. Dans le domaine de la justice, l'Alètheia est naturellement inséparable de la Dikè, mais, dans le monde poétique, Dikè n'est pas moins indispensable : un éloge se rend « avec justice », tel celui que rendit la langue d'Adraste au devin Amphiaraos. « Louer le vaillant » s'accorde à la justice la plus stricte ; le Vieux de la Mer disait : « Louez de tout votre cœur, pour être justes, l'exploit de votre ennemi même. » D'une certaine façon, l'éloge est une forme de justice. Quand le poète chante une louange, il suit la voie de la justice ; les poètes sont des « hommes de talent et d'équité » ; leur Alètheia est renforcée par Dikè. En fait, dans le système de pensée religieuse où triomphe la parole efficace, il n'y a nulle distance entre la « vérité » et la « justice » : ce type de parole est toujours conforme à l’ordre cosmique, car il crée l’ordre cosmique, il en est l’instrument nécessaire."

 

Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, 1967, Le Livre de Poche, 2006, p. 122-126.


[1] Les Érynies sont des divinités vengeresses.


 

  "Dans la Grèce archaïque, trois personnages, le devin, l'aède, le roi de justice, ont en commun le privilège de dispenser la Vérité du seul fait d'être pourvus des qualités qui les distinguent. Le poète, le voyant et le roi partagent un même type de parole. Grâce à la puissance religieuse de Mémoire, de Mnèmosunè, le poète ainsi que le devin ont directement accès à l'au-delà, ils perçoivent l'invisible, ils énoncent « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Doté de ce savoir inspiré, le poète célèbre par sa parole chantée les exploits et les actions humaines qui entrent ainsi dans l'éclat et la lumière et qui reçoivent force vitale et plénitude de l'être. De façon homologue, la parole du roi, se fondant sur des procédures ordaliques, possède une vertu oraculaire ; elle réalise la justice ; elle instaure l'ordre du droit sans preuve ni enquête.
  Au cœur de cette parole, dispensée par les trois mêmes personnages, se loge Alètheia, puissance solidaire d’un groupe d'entités religieuses qui lui sont à la fois associées et opposées. Proche de Justice, Dikè, Alètheia fait couple avec Parole Chantée, Mousa, avec Lumière et avec Louange. Par ailleurs, Alètheia fait contraste avec Oubli, c'est-à-dire avec Lèthè, complice de Silence, de Blâme et d'Obscurité. Au milieu de cette configuration d'ordre mythico-religieux, Alètheia énonce une vérité assertorique[1] ; elle est puissance d'efficacité, elle est créatrice d'être. Le discours vrai, c'est le « discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis »[2], ainsi que le dira Michel Foucault. Dans cette pensée, Alètheia et Lèthè ne s'excluent ni ne se contredisent ; elles sont les pôles d'une seule et même puissance religieuse. La négativité du Silence et de l'Oubli forme l'ombre inséparable de la Mémoire et de l'Alètheia. C'est au nom de la même puissance que les Muses, filles de Mémoire, savent à la fois « dire des vérités et des choses trompeuses semblables à des réalités »[3].

  Quelle est donc la place du philosophe et du sophiste dans la lignée des « Maîtres de Vérité » ? Comment la parole de l'un et de l'autre se différencie-t-elle de la parole efficace et porteuse de réel que profèrent devin, poète et roi de justice ? Comment se fait le passage d'une pensée marquée par l'ambiguïté et par sa logique à une autre qui semble ouvrir un nouveau régime intellectuel, celui de l'argumentation, du principe de non-contradiction, ainsi que du dialogue avec le sens, avec l'objet d'un énoncé et de sa référence ?
  Il nous a semblé que le contexte socio-historique pouvait contribuer à la généalogie de l'idée de Vérité. Dans le champ d'une institution que nos enquêtes sur les pythagoriciens nous avaient permis d'interroger longuement, nous avons relevé les marques d'un procès de laïcisation de la parole. Nous en avons reconnu les plus importantes dans l'assemblée militaire apportant le droit égal à la parole pour tous ceux qui font partie du cercle des guerriers et peuvent ainsi discuter les affaires communes. Quand la réforme hoplitique, par l'imposition d'un nouveau type d'armement et de comportement à la guerre, entre dans les usages de la cité, aux environs de 650 avant notre ère, quand cette réforme favorise l'apparition des citoyens-soldats « égaux et semblables », la parole-dialogue, la parole profane, celle qui agit sur autrui, la parole qui cherche à persuader et se réfère aux affaires du groupe, ce type de parole gagne du terrain et, peu à peu, rend désuète la parole efficace et porteuse du vrai. Par sa fonction nouvelle et qui est fondamentalement politique, en rapport avec l'agora, le logos, parole et langage, devient un objet autonome soumis à ses propres lois. Deux grandes directions vont s'ouvrir dans la réflexion sur le langage. D'une part, le logos comme instrument des rapports sociaux : quel est son mode d'action sur autrui ? Rhétorique et Sophistique vont analyser les techniques de persuasion, développer l'analyse grammaticale et stylistique du nouvel instrument. Tandis que l'autre voie, explorée par la philosophie, s'ouvre sur le logos comme moyen de connaissance du réel : la parole est-elle le réel, tout le réel ? Et qu'en est-il du réel exprimé par les nombres, celui que découvrent les mathématiciens et les géomètres ?"

 

Marcel Detienne, "Retour sur la bouche de vérité", 1994, in Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Le Livre de Poche, 2006, p. 8-10.


[1] Vérité assertorique : qui énonce une vérité de fait (assertorique = affirmatif).
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p. 17.
[3] Hésiode, Théogonie, 27-28.

 


Date de création : 15/09/2014 @ 17:06
Dernière modification : 15/09/2014 @ 17:06
Catégorie :
Page lue 7773 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^