"Il n'y a pas de connaissance scientifique par la perception. En effet, si la perception porte aussi sur telle qualité [générale] et non seulement sur un « ceci déterminé », il est néanmoins nécessaire qu'elle porte sur un certain ceci, et cela ici et maintenant ; or il n'est pas possible de percevoir l'universel ni ce qui comprend plusieurs individus. En effet, [l'universel] n'est pas un « ceci déterminé », ni n'est donné maintenant seulement, car sinon ce ne serait pas un universel. En effet, nous disons universel ce qui est toujours et partout Or puisque les démonstrations relèvent de l'universel et qu'il n'est pas possible de les percevoir, il est clair qu'il ne saurait y avoir de science par la perception. Mais il est manifeste encore que, même s'il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n'en aurions pas pour autant, ainsi que le disent certains, une connaissance scientifique : car la perception porte nécessairement sur une réalité singulière, tandis que la science consiste dans le fait de connaître l'universel. D'où il s'ensuit que si, étant sur la Lune, nous voyions la Terre s'interposer, nous n'en aurions pas pour autant la cause de l'éclipse: nous percevrions qu'en ce moment il y a éclipse mais [nous ne percevrions] nullement le pourquoi, puisque la perception ne porte pas sur l'universel. Non d'ailleurs qu'en considérant souvent cet événement, nous ne puissions aboutir à une démonstration, car c'est à partir d'une pluralité de cas particuliers que l'universel devient manifeste."
Aristote, Seconds Analytiques, I, 31, 87b28 sq., trad. originale, Jean Montenot.
"L'universel, ce qui s'applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n'est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Donc, puisque les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu'il n'y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s'il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n'en aurions pas une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l'individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s'interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l'éclipse : nous percevrions qu'en ce moment il y a éclipse mais nullement le pourquoi, puisque la sensation ne porte pas sur l'universel . Ce qui ne veut pas dire que par l'observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l'universel, arriver à une démonstration, car c'est d'une pluralité de cas particuliers que se dégage l'universel."
Aristote, Organon - Seconds Analytiques, I, 31, tr. fr. Tricot, Vrin.
"Tu découvriras que les sens formèrent les premiers la notion de vérité et qu'ils sont infaillibles. Car il faut reconnaître comme plus digne de foi ce qui peut de soi-même réfuter le faux par le vrai. Que trouver en ce cas de plus fiable que les sens ? La raison tout entière issue de la sensation pourra-t-elle les réfuter si sa source est trompeuse ? Qu'ils ne soient pas vrais et toute la raison devient fausse. Ou la vue pourra-t-elle être corrigée par l'ouïe, l'ouïe par le toucher, le toucher par le goût, à moins qu'à son tour l'odorat ou la vue ne triomphe ? Non, je ne le crois pas : chaque sens ayant un pouvoir particulier et séparé, il est donc nécessaire de sentir le mou, le froid et le chaud séparément, séparément aussi les couleurs variées des choses, comme les qualités liées aux diverses couleurs. Le goût possède aussi faculté particulière, les odeurs et les sons naissent séparément, ils ne peuvent donc pas se réfuter les uns les autres, non plus qu'ils ne pourront se corriger eux-mêmes puisqu'ils devront toujours être également fiables. Leur perception de chaque instant est donc vraie.
Et si la raison ne peut expliquer pourquoi des objets qui de près étaient carrés paraissent arrondis de loin, mieux vaut, à défaut de son aide, expliquer incorrectement les deux figures que laisser échapper de nos mains l'évidence, que trahir notre foi première et ruiner l'assise de nos vies et de notre salut. Car non seulement ta raison s'écroulerait mais ta vie périrait dès lors que tu n'oserais plus te fier aux sens qui te gardent des précipices, ou d'autres mauvais pas, et te guident à l'opposé. Considère donc comme un vain amas de paroles les arguments fourbis pour combattre les sens".
Lucrèce, De la nature, IV, vers 478-512, trad. J.Kany-Turpin, GF, 1998, p. 269-271.
"FILOTEO. - Ce n'est pas le sens qui perçoit l'infini ; ce n'est pas le sens dont s'obtient cette conclusion. Car l'infini ne peut pas être l'objet du sens. Aussi celui qui demande de connaître l'infini par la voie du sens est-il semblable à celui qui voudrait, par les yeux, voir la substance et l'essence ; or, celui qui nierait la chose parce qu'elle n'est pas sensible ou visible, en arriverait à nier sa propre substance et sa propre existence. C'est pourquoi il doit y avoir une mesure [limite] dans l'exigence du témoignage des sens, auquel nous ne dénions pas son droit pour d'autres choses, à savoir, les choses sensibles ; bien que, même là il reste suspect, à moins qu'il ne se présente à la cour de justice uni à la raison. C'est à l'intellect qu'il convient de juger et de rendre raison des choses absentes et séparées de nous par la distance du temps et l'intervalle de l'espace. Et en cela nous en avons un témoignage assez suffisant.
ELPINO. - À quoi donc nous servent les sens ? dites-le.
FILOTEO. - Seulement à exciter la raison, à accuser, à indiquer et en partie, à témoigner ; non pas à témoigner en tout, et moins encore à juger ou à condamner. Car [les sens] si parfaits soient-ils, ne sont jamais sans quelque perturbation. De ce fait, la vérité ne provient des sens qu'en petite partie, comme d'un principe très débile, et ne réside pas dans les sens.
ELPINO. - Où donc ?
FILOTEO. - Dans l'objet sensible comme dans un miroir. Dans la raison au moyen do l'argumentation et du discours, dans l'intellect, soit comme principe, soit comme conclusion ; dans l'esprit, dans sa forme propre et vivante."
Giordano Bruno, L'Univers infini et les Mondes, 1584, p. 280.
"La vanité de l'esprit humain l'écarte et le retarde dans sa marche. Il craint de s'avilir dans les détails. Méditer sur un brin d'herbe, raisonner sur une mouche : manier le scalpel, disséquer des atomes, courir les champs pour trouver un caillou, quelle gloire y a-t-il, dans ces occupations mécaniques ; mais surtout quel profit, au prix de la peine ? Cette erreur prend sa source dans une autre qui part du même orgueil, et c'est la persuasion, où l'on s'entretient, que la vérité est comme innée dans notre entendement, qu'elle ne peut y entrer par les sens, qui servent plutôt à le troubler qu'à l'éclairer. Cette prévention, ou plutôt cette aliénation de l'esprit, est fomentée par les partisans mêmes des sens ; car en prétendant que nous recevons toutes les vérités par ce canal, ils n'ont pas laissé de perdre leur temps à la spéculation, et d'abandonner l'histoire de la nature, pour suivre les écarts de l'imagination. L'entendement crée des êtres à sa façon, c'est-à-dire, des êtres imaginables. Ses conceptions lui représentent la possibilité, et non pas l'existence des choses. De là le règne des idées abstraites, ou le monde fantastique des intellectuels, tellement accrédité par une espèce de superstition pour les choses outrées, que leurs rêves sont devenus un délire général. Tel est l'abus de cette métaphysique qui, supposant des images sans modèles, et des idées sans objet, fait de cet univers une illusion perpétuelle, et comme un chaos de ténèbres palpables. Le dégoût pour ce qu'on appelle les petites choses dans l'observation, est la marque d'un esprit étroit, qui n'aperçoit pas l'ensemble des parties et l'unité des principes. Tout ce qui entre dans l'essence des causes, est l'objet de la science de l'homme ; car la science n'est elle-même que la connaissance des causes."
Francis Bacon, "Pensées et vues générale ou récapitulation", 1607, in Œuvres philosophiques et morales, Volume 2, Chapitre XI.
"D'une manière ou d'une autre, les sens trompent. Certes, ils indiquent aussi leurs erreurs ; mais les erreurs sont immédiatement là, tandis que leurs indices sont longuement recherchés.
Or les sens commettent une double faute : ou ils nous abandonnent, ou ils nous abusent. Car d''abord, très nombreuses sont les choses qui échappent aux sens, même lorsqu'ils sont bien disposés et débarrassés de tout obstacle ; et cela en raison de la subtilité du corps pris en son entier, de l'extrême petitesse des parties, de l'éloignement, de la lenteur ou de la rapidité du mouvement, de la familiarité de l'objet ou d'autres causes encore. Ensuite, là où les sens tiennent la chose, rien n'est moins ferme que leur prise. Car le témoignage et l'information qu'ils apportent ont toujours proportion à l'homme, non à l'univers ; et c'est une erreur bien glande d'affirmer que les sens sont la mesure des choses.
Pour remédier à ces défauts, en ministre ardent et fidèle, nous avons recherché et rassemblé de tout côté des aides pour les sens, afin de pourvoir aux défections par des substitutions, aux variations par des rectifications. Et nous intervenons ici moins par des instruments que par des expériences. En effet, la subtilité des expériences dépasse de loin celle des sens eux-mêmes, fussent-ils assistés d'instruments raffinés ; (nous parlons de ces expériences conçues et présentées, avec l'habileté et la rigueur de l'art, en vue d'obtenir ce qui est précisément recherché). C'est ainsi que nous n'accordons pas beaucoup à la perception immédiate et propre des sens. Mais nous amenons la chose à ce point où les sens jugent seulement de l'expérience, et l'expérience de la chose elle-même. Ainsi nous estimons nous être comporté envers les sens (à qui, dans les choses naturelles, tout doit être demandé, à moins qu'on ne veuille délirer) en prêtre zélé de leur culte et en interprète habile de leurs oracles ; cette sauvegarde et ce service des sens, d'autres en font profession, mais nous, c'est réellement que nous nous y adonnons."
Francis Bacon, Novum Organum, 1620, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 79-80.
"Mais le plus grand obstacle et le plus grand égarement de l'entendement humain provient de l'hébétation, de la grossièreté et des déceptions des sens. De la sorte, ce qui frappe les sens l'emporte sur ce qui, même préférable, ne les frappe pas immédiatement. De là vient que la spéculation cesse communément quand cesse la vision, au point qu'il n'y a guère d'examen, voire aucun, des choses invisibles. [...] Car par eux-mêmes les sens sont quelque chose de faible et d'égarant ; et les instruments employés pour les aiguiser et pour en étendre la portée ont peu d'effet. Mais toute interprétation plus vraie de la nature s'obtient à l'aide d'instances et d'expériences convenables et appropriées. Là, les sens jugent de l'expérience seule ; l'expérience, de la nature et de la chose même."
Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 50, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 115-116.
"L'entendement ne peut jamais se laisser tromper par aucune expérience, pourvu seulement qu'il ait une intuition précise de l'objet qui lui est présent, soit en lui-même, si c'est ainsi qu'il le possède, soit sous sa forme imaginative ; et pourvu qu'en outre il n'aille pas juger que l'imagination lui rapporte avec fidélité les objets des sens, ni que les sens se fassent les porteurs de la vraie figure des choses, ni que les choses externes enfin soient toujours telles qu'elles apparaissent ; car en tout ceci nous sommes sujets à l'erreur : ainsi lorsqu'on nous raconte une fable, et que nous croyons que c'est une histoire vraie ; ainsi encore lorsqu'un homme qui souffre de la jaunisse croit que tout est jaune, parce qu'il a l'œil imprégné de couleur jaune ; ainsi enfin lorsque, sous l'effet d'une maladie de l'imagination (c'est ce qui arrive aux mélancoliques), nous croyons que les images désordonnées qui s'y forment représentent des réalités véritables. Mais tout cela n'induira pas en erreur l'entendement du sage ; il jugera en effet que tout ce qui lui parvient de son imagination s'y trouve, à coup sûr, véritablement tracé ; mais il n'affirmera pourtant jamais que le message se soit transmis intact, et sans aucune variation, des choses externes aux sens et des sens à la fantaisie, à moins qu'il ne le sache à l'avance de quelque autre façon. Nous composons nous-mêmes, au contraire, les choses dont nous avons l'intelligence, chaque fois que nous croyons qu'il existe en elles quelque chose que notre esprit ne perçoit immédiatement par aucune expérience : ainsi lorsque celui qui a la jaunisse se persuade que les choses qu'il voit sont jaunes, cette pensée qui est en lui aura été composée de ce que sa fantaisie lui représente, et de ce qu'il suppose de son propre chef : à savoir, que si la couleur jaune se manifeste à lui, ce n'est pas à cause d'un défaut de son œil, mais parce que les choses qu'il voit sont effectivement jaunes. De quoi l'on conclut que nous ne pouvons nous tromper qu'en composant nous-mêmes, d'une manière ou d'une autre, les choses que nous croyons."
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1629, Règle XII, tr. fr. Jacques Brunschwig, Le Livre de Poche, 2002, p. 145-146.
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.
[...] Nous disons que nous voyons la même cire si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure; d'où je voudrais presque conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tour de même que je dis que je vois de la cire, et cependant que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts, mais je juge que ce sont de vrais hommes; et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux."
Descartes, Méditations métaphysiques, 1640, Méditation seconde, GF, 1979, p. 89-91.
"Car il est certain qu'il ne peut y avoir d'erreur ou de fausseté ni en tout ce qui se passe dans l'organe corporel, ni dans la seule perception de notre âme, qui n'est qu'une simple appréhension ; mais que toute l'erreur ne vient que de ce que nous jugeons mal, en concluant, par exemple, que le soleil n'a que deux pieds de diamètre, parce que sa grande distance fait que l'image qui s'en forme dans le fond de notre œil est à peu près de la môme grandeur que celle qu'y formerait un objet de deux pieds à une certaine distance plus proportionnée à notre manière ordinaire de voir. Mais parce que nous avons fait ce jugement dès l'enfance, et que nous y sommes tellement accoutumés qu'il se fait au même instant que nous voyons le soleil, sans presque aucune réflexion, nous l'attribuons à la vue, et nous disons que nous voyons les objets petits ou grands, selon qu'ils sont plus proches et plus éloignés de nous, quoique ce soit notre esprit et non notre œil qui juge de leur petitesse et de leur grandeur."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre XI, Champs Flammarion, 1978, p. 118.
"Les sens extérieurs, à proprement parler, ne nous trompent point. C'est notre sens interne qui nous fait souvent aller trop vite ; et cela se trouve aussi dans les bêtes, comme lorsqu'un chien aboie contre son image dans le miroir ; car les bêtes ont des consécutions de perceptions qui imitent le raisonnement, et qui se trouvent aussi dans le sens interne des hommes, lorsqu'ils n'agissent qu'en empiriques. Mais les bêtes ne font rien qui nous oblige de croire qu'elles aient ce qui mérite d'être appelé proprement un raisonnement, comme j'ai montré ailleurs. Or, lorsque l'entendement emploie et suit la fausse détermination du sens interne (comme lorsque le célèbre Galilée a cru que Saturne avait deux anses), il se trompe par le jugement qu'il fait de l'effet des apparences, et il en infère plus qu'elles ne portent. Car les apparences des sens ne nous promettent pas absolument la vérité des choses, non plus que les songes. C'est nous qui nous trompons par l'usage que nous en faisons, c'est-à-dire par nos consécutions. C'est que nous nous laissons abuser par des arguments probables, et que nous sommes portés à croire que les phénomènes que nous avons trouvés liés souvent le sont toujours. Ainsi comme il arrive ordinairement que ce qui paraît sans angles n'en a point, nous croyons aisément que c'est toujours ainsi. Une telle erreur est pardonnable, et quelquefois inévitable lorsqu'il faut agir promptement, et choisir le plus apparent ; mais lorsque nous avons le loisir et le temps de nous recueillir, nous faisons une faute, si nous prenons pour certain ce qui ne l'est pas. Il est donc vrai que les apparences sont souvent contraires à la vérité ; mais notre raisonnement ne l'est jamais, lorsqu'il est exact et conforme aux règles de l'art de raisonner. Si par la raison on entendait en général la faculté de raisonner bien ou mal, j'avoue qu'elle nous pourrait tromper, et nous trompe en effet, et que les apparences de notre entendement sont souvent aussi trompeuses que celles des sens : mais il s'agit ici de l'enchaînement des vérités et des objections en bonne forme, et dans ce sens il est impossible que la raison nous trompe."
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Discours de la conformité de la foi avec la raison, GF-Flammarion, 1969, p. 88-89.
"Pendant qu'un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si l'on rectifie
L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La Nature ordonna ces choses sagement :
J'en dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois le soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour ;
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la Nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine.
L'ignorant le croit plat : j'épaissis sa rondeur ;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine :
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l'apparence ;
Je ne suis point d'intelligence
Avecque mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours".
La Fontaine, Un animal dans la lune, Fables, livre VII, XVIII.
"Les idées simples ne sont que des sensations comparées. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j'appelle idées simples. Dans la sensation, le jugement est purement passif, il affirme qu'on sent ce qu'on sent. Dans la perception ou idée, le jugement est actif ; il rapproche, il compare, il détermine des rapports que le sens ne détermine pas. voilà toute la différence; elle est grande. Jamais la nature ne nous trompe, c'est toujours nous qui nous trompons. […]
La conscience de toute sensation est une proposition, un jugement. Donc, sitôt que l'on compare une sensation à une autre, on raisonne".
Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre III, GF, p. 264-265 et p.269.
"La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé : la sensation est vraie ; et elle ne laisserait pas de l'être, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit, il dit : un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton brisé, il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela ? Parce qu'alors il devient actif, et qu'il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu'il ne sent pas."
Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre III, Pléiade, p 482, livre III, GF. p. 265-266.
"Apercevoir, c'est sentir ; comparer, c'est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce : je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point."
Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV (Profession de foi du vicaire savoyard, Pléiade OCIII, p. 571, GF, Profession de foi, p. 57).
"Les sens nous représentent le cours des planètes comme s'effectuant tantôt en progression, tantôt en rétrogradation, et il n'y a en cela ni fausseté ni vérité, puisque tant qu'on en reste au fait qu'en un premier temps qu'il n'y a là que phénomène, on ne porte encore aucun jugement sur la nature objective de leur mouvement. Mais parce qu'un jugement faux peut aisément prendre naissance si l'entendement ne prend pas bien garde d'empêcher que ce mode subjectif de représentation ne soit tenu pour objectif, on dit que les planètes paraissent rétrograder ; cependant l'apparence n'est pas à mettre au compte des sens, mais bien de l'entendement, car c'est à lui seul qu'il revient de porter un jugement objectif à partir du phénomène."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, 1996, p. 55.
"Lorsque le phénomène nous est donné, nous restons entièrement libre de la manière dont nous allons former notre jugement à partir de ce phénomène. C'est que ce dernier repose sur les sens, tandis que le jugement repose sur l'entendement, et la seule question, c'est celle de la présence ou de l'absence de vérité dans la détermination de l'objet. Mais ce qui introduit la différence entre la vérité et le rêve, ce n'est pas la nature des représentations qui sont rapportées à l'objet, puisque dans les deux cas elles sont identiques, c'est leur connexion selon les règles qui déterminent la cohérence des représentations dans le concept d'un objet, et la mesure dans laquelle elles peuvent ou non coexister dans une expérience. Dès lors les phénomènes ne sont pas du tout en cause lorsque notre connaissance prend l'apparence pour la vérité, c'est-à-dire lorsque l'intuition, grâce à laquelle un objet nous est donné, est prise pour le concept de l'objet ou même de l'existence de cet objet, que l'entendement peut seulement penser. Les sens nous représentent le cours des planètes comme s'effectuant tantôt en progression, tantôt en rétrogradation, et il n'y a en cela ni fausseté, ni vérité, puisque tant qu'on en reste au fait qu'en un premier temps il n'y a là que phénomène, on ne porte encore aucun jugement sur la nature objective de leur mouvement. Mais parce qu'un jugement faux peut aisément prendre naissance si l'entendement ne prend pas bien garde d'empêcher que ce mode subjectif de représentation ne soit tenu pour objectif, on dit que les planètes paraissent rétrograder ; cependant l'apparence n'est pas à mettre au compte des sens, mais bien de l'entendement, car c'est à lui seul qu'il revient de porter un jugement objectif à partir du phénomène."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, Première partie, § XIII, Remarque III, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, 1996, p. 55.
"Quand un phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres sur la manière de juger la chose en conséquence. Il reposait sur les sens, mais le jugement est l'affaire de l'entendement, et il s'agit de savoir s'il y a ou s'il n'y a pas vérité dans la détermination de l'objet. Or, la différence entre la vérité et le rêve n'est pas décidée par la propriété des représentations qui sont rapportées à des objets, puisque ces représentations sont les mêmes de part et d'autre, mais elle l'est par la liaison des représentations suivant les règles qui déterminent l'enchaînement des représentations dans la notion d'un objet, et en tant qu'elles peuvent coexister ou non dans une expérience. Et alors ce n'est pas la faute des phénomènes si notre connaissance prend l'apparence pour une vérité, c'est-à-dire si une intuition par laquelle un objet nous est donné est prise pour une notion de l'objet ou de l'existence de cet objet, existence que l'entendement ne peut que concevoir. Les sens nous représentent le cours des planètes comme s'il s'exécutait tantôt en avant, tantôt en arrière, en quoi il n'y a ni erreur ni vérité, parce que tant qu'on pense qu'il n'y a là qu'un phénomène, on ne juge pas du tout encore de la nature objective de leur mouvement. Mais parce qu'il peut facilement y avoir jugement faux, si l'entendement n'est pas sur ses gardes pour éviter de prendre pour objective cette espèce de représentation subjective, on dit alors : Les planètes semblent rétrograder. Mais l'apparence n'est pas imputable aux sens ; c'est l'affaire de l'entendement, qui seul a charge de porter un jugement objectif d'après le phénomène."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, Première partie, § XIII, Remarque III.
"Les sens ne trompent pas. Cette proposition est le refus du reproche le plus lourd, mais aussi, bien pesé, le plus vide qui soit fait aux sens ; et cela, non point parce qu'ils jugent toujours avec justesse, mais parce qu'ils ne jugent pas du tout ; raison pour laquelle l'erreur est toujours à la charge du seul entendement. Pourtant l'apparence sensible (species, apparentia) tourne, sinon à sa justification, du moins à son excuse ; de la sorte, l'homme en vient souvent à tenir le subjectif de son mode de représentation pour objectif (la tour éloignée à laquelle il ne voit pas d'angles, pour ronde, la mer dont la partie lointaine atteint son regard par la voie de rayons lumineux plus élevés pour plus haute que le rivage (altum mare), la pleine lune qu'il voit lors de son lever à l'horizon à travers une atmosphère vaporeuse, bien qu'il la perçoive sous le même angle visuel, pour plus éloignée et donc aussi pour plus grande que lorsqu'elle apparaît haut dans le ciel), et ainsi à prendre le phénomène pour l'expérience et à tomber par là dans l'erreur, qui est faute de l'entendement et non des sens."
Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, 1798, in: Œuvre complètes III, Traduction Pierre Jalabert, Paris, Gallimard, 1986 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 964
"Si le peuple des autres philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples et variables, il en rejetait le témoignage parce qu'ils présentent les choses comme si elles avaient de la durée et de l'unité. Héraclite, lui aussi, fit tort aux sens. Ceux-ci ne mentent ni à la façon qu'imaginent les Éléates ni comme il se le figurait, lui, — en général ils ne mentent pas. C'est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le mensonge de l'unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée... Si nous faussons le témoignage des sens, c'est la « raison » qui en est la cause. Les sens ne mentent pas en tant qu'ils montrent le devenir, la disparition, le changement... Mais dans son affirmation que l'être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le « monde des apparences » est le seul réel : le « monde-vérité » est seulement ajouté par le mensonge..."
Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1889, "La « raison » dans la philosophie", § 2, tr. fr. Henri Albert, GF, 1985, p. 90.
"Un bâton plongé dans l'eau par exemple nous paraît brisé, alors qu'en réalité il est droit ; le mirage nous montre des palmeraies magnifiques au milieu du désert, mais lorsqu'on arrive à l'endroit de l'oasis supposée, on n'y trouve que du sable ; on voit un arc-en ciel aux couleurs contrastées en un lieu tout à fait précis, mais lorsqu'on s'y rend, il pleut et il n'y a rien d'autre. Comme on dit : on ne croit pas celui qui a une fois menti ! Étant donné que parfois les sens nous trompent, ils peuvent bien nous tromper toujours. Lorsqu'on regarde à travers un verre rouge, tout paraît rouge ; si un démon tenait tout le temps devant les yeux de chacun une lame rouge, ne croirions-nous pas que tout est rouge ? Peut-être y a-t-il un tel démon qui nous fait sans relâche miroiter ses trompe-l'œil parce qu'il aime nous narguer ? Il se peut même que ce soit non pas un démon, mais un Dieu très-bon et très-juste qui nous punit pare que nous avons une fois joué un mauvais tour qu'il l'a fâché ?
Ce sont peut-être de telles pensées qui nous ont conduit à la méfiance à l'égard du monde sensible. Et quand on se méfie des sens, à quoi se fier ? Et on nous répond : à la pensée. La pensée, dit-on, contrairement aux sens, ne saisit pas d'emblée la simple apparence qui se donne aux sens, elle saisit l'être doté d'une essence vraie, et c'est pourquoi les vraies entités doivent être telles que les concepts de notre pensée. Mais ces concepts ont une tout autre allure que les objets du monde sensible. Dans le monde sensible, nous trouvons beaucoup de chevaux – mais il y a un seul concept « cheval » ; un cheval appartenant au monde sensible est né, est d'abord jeune, vieillit et ensuite meurt – mais le concept « cheval » n'est pas né, ne vieillit pas et ne meurt pas ; les chevaux individuels du monde sensible bougent, changent, naissent et périssent – mais le concept « cheval » est invariable et immobile, n'est pas soumis au devenir de la corruption. C'est ainsi que Platon a conclu que le monde de nos sens, ce monde bigarré, multiforme, changeant, dans lequel tout devient et dépérit, et rien ne persiste, n'est pas le monde de l'être vrai ; le monde de l'être vrai est un monde des Idées dont nos concepts nous fournissent une copie (Abbild) ; dans ce monde trône quelque part, on ne sait comment, l'Idée « cheval », inengendrée et impérissable, sans mouvement, inaltérable et douée d'unicité ; les chevaux du monde sensible n'ont d'être que dans la mesure où ils participent à l'Idée « cheval » - mais ce que cela doit signifier est par ailleurs difficile à dire."
Hans Hahn, Entités superflues (Le rasoir d'Occam), 1929, tr. J. Sebestik, , in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, p. 202-203.
"Spinoza dit qu'il n'y a rien de positif dans l'erreur, ce qui signifie qu'en Dieu l'imagination de l'homme est toute vraie. […] Je perçois le bâton dans l'eau comme brisé, je me garde bien de le redresser ; au contraire je mesure cette déformation, j'en tire des connaissances sur l'eau et la lumière. L'arc-en-ciel aussi n'est une vision que pour celui qui ne comprend pas, ici comme en d'autres cas, la réfraction des couleurs. Ces illusions sont non pas niées mais confirmées. La difficulté est tout autre pour cette partie de nos visions qui résulte seulement des mouvements tumultueux du corps humains et des passions qui en résultent, comme la peur ou l'espérance. […] Il n'est pas vrai que la lune semble plus grosse à l'horizon qu'au zénith. Appliquez votre mesure ici comme vous avez fait au bâton brisé, vous trouverez quelque chose de neuf, quoique bien connu, et de trop peu considéré, c'est que l'apparence de la lune est la même dans les deux cas ; vous croyez la voir plus grosse, vous ne la voyez pas plus grosse. Cet exemple, bien des fois considéré, me donna de grandes vues sur nos erreurs les plus étonnantes. Il me semblait que je tenais ici à la lettre mon Spinoza ; car cette erreur cette fois-ci n'est rien. Mais aussi il fallait donner congé à la physique, qui peut seulement dire : « Ton erreur n'est pas où tu crois. » Remarquez que je pouvais m'en prendre au jugement ; je suis loin de mépriser ce genre de recherches, qui est seulement fort difficile, et évidemment sans objet. Mais c'était manquer encore une fois l'imagination. Car il est clair que si je ne vois pas l'apparence de la lune plus grande à l'horizon qu'au zénith, du moins je crois la voir telle, et de tout mon coeur. Est-ce donc surprise, étonnement, peut-être frayeur, à rencontrer ce pâle visage parmi des toits et des cheminées ? J'en suis persuadé. […] Oui nous cherchons notre propre émoi dans cette même image irréprochable où le physicien prendra ses mesures."
Alain, Les Dieux, 1933, Introduction, Gallimard, 1947, p. 13-16 et 20.
"À notre avis, il faut accepter, pour l'épistémologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait être désigné comme un « objectif » immédiat ; autrement dit, une marche vers l'objet n'est pas initialement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique. Nous croyons en effet avoir montré, au cours de nos critiques, que les tendances normales de la connaissance sensible, tour animées qu'elles sont de pragmatisme et de réalisme immédiats, ne déterminaient qu'un faux départ, qu'une fausse direction. En particulier, l'adhésion immédiate à un objet concret, saisi comme un bien, utilisé comme une valeur, engage trop fortement l'être sensible ; c'est la satisfaction intime ; ce n'est pas l'évidence rationnelle. […] Ce besoin de sentir l'objet, cet appétit des objets, cette curiosité indéterminée ne correspondent encore - à aucun titre - à un état d'esprit scientifique. Si un paysage est un état d'âme romantique, un morceau d'or est un état d'âme avare, une lumière un état d'âme extatique."
Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, 1938, Vrin, p. 239-240.
"Nombre de scientifiques par ailleurs très brillants […], par extrême souci d' « objectivité » et d' « exactitude », croient devoir éliminer les facultés perceptives de leur démarche méthodologique. L'inconséquence de cette attitude consiste à admettre la valeur scientifique de la perception lorsqu'il s'agit de compter lire un résultat sur un instrument de mesure alors qu'on refuse de reconnaître cette même valeur lorsqu'il s'agit de l'observation directe d'un phénomène naturel.
Pourtant tout notre savoir sur la réalité qui nous entoure repose sur les informations que nous communique un appareil neurosensoriel assez extraordinaire mais déjà assez bien connu qui transforme les données sensorielles en perceptions. Sans lui et surtout sans la fonction d'objectivation des mécanismes de permanence dont la perception des formes fait également partie, nous ne saurions rien de l'existence de ces unités naturelles que nous appelons des objets. Les informations que nous communique cet appareil et que tout être normalement constitué considère tout naturel1ement comme « vraies » se fondent sur des processus certes totalement inaccessibles à l'introspection et au contrôle intellectuel mais dont les fonctions sont analogues à des opérations rationnelles comme par exemple le calcul ou la déduction logique."
Konrad Lorenz, Les Fondements de l'éthologie, 1978, tr. fr. Jeanne Étoré, Champs Flammarion, 1997, p. 59.