"Il s'avère qu'en cette année de sinistre mémoire [1937], Andreï Ianouarévitch […] Vychinski[1] fit un exposé devenu célèbre dans les cercles spécialisés : dans l'esprit de la dialectique la plus souple (que nous ne permettons ni aux sujets de l'État, ni maintenant aux machines électroniques, car pour celles-ci un oui est un oui, un non est un non), il rappela qu'en ce qui concernait les hommes, il n'était jamais possible d'établir de vérité absolue, mais seulement relative. À partir de là, il fit un pas que, depuis deux mille ans, les juristes n'avaient jamais osé franchir : il déclara qu'en conséquence, la vérité établie par l'instruction et le tribunal ne pouvait être absolue, elle non plus, mais seulement relative. C'est pourquoi, en signant une condamnation à mort, jamais nous ne pouvons de toute façon être absolument sûrs de punir un coupable, mais seulement dans les limites d'une certaine approximation, en émettant certaines suppositions, en un certain sens. Concrètement, il s'ensuit que c'est une pure et simple perte de temps que la recherche de pièces à conviction absolues (elles sont toutes relatives) et de témoins irréfutables (ils peuvent se contredire). Quant à trouver des preuves relatives, approximatives de la culpabilité, cela, le commissaire instructeur peut fort bien y arriver sans pièces à conviction et sans témoins, sans sortir de son bureau, « en s'appuyant non seulement sur sa propre intelligence, mais aussi sur son flair de membre du parti, sur ses forces morales » (c'est-à-dire sur la supériorité de celui qui a bien dormi, bien mangé et qui n'a pas reçu de coups) « et sur son caractère » (c'est-à-dire sa volonté d'exercer sa cruauté) ! […]
C'est ainsi que de déduction en déduction, suivant un développement en spirale, notre science juridique d'avant-garde en est revenue à des conceptions pré-antiques et médiévales. À l'instar des exécuteurs des hautes œuvres du Moyen-Âge, nos commissaires instructeurs, nos procureurs et nos juges s'accordent à voir la preuve principale de la culpabilité dans l'aveu qu'en fait l'inculpé.[2]"
Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, 1973, tr. fr. Jacqueline Lafond, José Johannet, René Marichal, Serge Oswald et Nikita Struve, Seuil, 1974, Tome 1, p. 81-82.
[1] Andreï Ianouarievitch Vychinski était un juriste et un diplomate soviétique, connu pour avoir été le procureur général des procès de Moscou organisés par Staline, entre 1936 et 1938, pour éliminer les vétérans bolcheviks de la Révolution d'Octobre (ceux qui avaient participé à la création de l'Union soviétique en compagnie de Lénine).
[2] Comparez avec le cinquième amendement de la constitution des Etats-Unis : « Il est interdit de déposer contre soi-même.» INTERDIT!... (Même chose dans le Bill of rights du XVIIe siècle.) Note de l'auteur.
"Article 353
Modifié par LOI n°2011-939 du 10 août 2011 - art. 12
Avant que la cour d'assises se retire, le président donne lecture de l'instruction suivante, qui est, en outre, affichée en gros caractères, dans le lieu le plus apparent de la chambre des délibérations :
« Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : "Avez-vous une intime conviction ?". » "
Code de procédure pénale, Partie législative, Livre premier, titre IV, Chapitre Ier : De la mise au clair des données chiffrées nécessaires à la manifestation de la vérité.
"La justice française doit sans cesse affronter, comme toute justice démocratique, la question de son perfectionnement. L'affaire d'Outreau, sur laquelle nous allons revenir dans quelques instants, aura en tout cas démontré que la justice française est humaine, et donc faillible et perfectible. Ce fut, comme chacun le sait, un véritable séisme social que cette révélation : que la vérité judiciaire puisse être fausse, voilà une découverte qui ne fit que répondre par une nouvelle panique morale sur l'imperfection potentielle de l'institution judiciaire à la panique morale première générée par la pédophilie désignée comme l'incarnation moderne du mal.
Conceptuellement, il faut bien dire en revanche que cette révélation n'en n'est pas une. Seule une justice aux ordres d'un pouvoir tyrannique peut être infaillible, c'est-à-dire infailliblement injuste. Paradoxalement, une justice répondant à son concept, celui d'appliquer de façon impartiale les lois issues de la procédure démocratique et dans le souci de parvenir à la manifestation de la vérité est forcément faillible même si elle tente de tout mettre en œuvre pour minimiser le risque de l'erreur judiciaire. La manifestation de la vérité n'est pas une épiphanie au cours de laquelle une vérité descendrait miraculeusement du ciel pour venir s'incarner dans la parole du juge : c'est bien un processus humain au terme duquel une vérité toute terrestre est produite et au cours duquel chaque étape est susceptible de receler un risque d'erreur."
Jean-Cassien Billier, "La manifestation de la vérité en question : pour une éthique de la vérité judiciaire", article en ligne sur le site www.raison-publique.fr, 14 février 2010.
"Au terme d'un procès, c'est-à-dire d'une procédure, le jugement aboutit à la production d'une vérité judiciaire. L'erreur, et donc la faillibilité du système, peuvent apparaître à deux titres, dont nous allons rapidement constater qu'ils sont inséparables : sur les faits à établir afin de les juger ; sur le droit, si le jugement est erroné juridiquement sur la bases de faits dont on a démontré la réalité. Si l'on part de la question de la vérité des faits à juger, on tombe immédiatement sur toute une série de questions épistémologiques extrêmement classiques qui tournent autour du sens que l'on donne au prédicat « vrai ». Pour le dire schématiquement, la vérité est traditionnellement définie de quatre façons différentes qui sont toutes aussi précieuses que lacunaires.
La vérité définie par la correspondance (un énoncé est vrai s'il « correspond » à ce qu'il décrit, bref s'il décrit fidèlement son objet : cette notion de correspondance nous semble toujours assez pertinente intuitivement, mais les choses se gâtent lorsque l'on veut expliciter ce qu'on appelle la « correspondance ». La vérité définie par la cohérence, au sens où un énoncé est vrai s'il s'intègre sans contradiction avec un ensemble d'autres énoncés préalablement. Cette fois, on voit très bien qu'il s'agit d'une vérité purement formelle, et donc très opérante en sciences formelles, mais impropre ailleurs à remplir ce que nous percevons intuitivement dans le concept de vérité en général : un énoncé de fiction, par exemple, s'intègre de façon parfaitement cohérente avec d'autres énoncés, mais personne ne songe sérieusement à en conclure que Madame Bovary est un récit véridique pour autant. La vérité dite pragmatique, lorsque l'on assimile la vérité au succès pratique d'une pensée ou d'un énoncé : en gros, pour le dire brutalement, c'est vrai parce que « cela marche » ; mais en ce cas, on substitue à la notion de vérité celle d'utilité, et l'on n'est pas très avancé parce qu'il faut alors définir le concept d'utilité et que celui-ci est aussi épineux à expliciter que celui de vérité. Enfin, la vérité peut être définie par le consensus : une théorie, un énoncé, un récit sont vrais lorsque les membres d'une communauté déterminée s'accordent à les juger vrais. Problème : il y a sans doute un consensus parmi tous les membres de la secte raélienne pour estimer que des extra-terrestres ont désigné Raël comme prophète avec pour mission spécifique d'ouvrir des ambassades pour les représenter sur notre planète. Est-ce vrai pour autant ? Si l'on considère que c'est vrai pour eux, et que cela suffit, on tombe dans le relativisme pur et simple : chaque consensus produira sa vérité locale, sans aucune possibilité de hiérarchie épistémique entre les vérités.
C'est en gros à ce stade qu'intervient la théorie de la science, qui tente de montrer qu'il y a sans doute des procédures différentes pour produire des consensus, et que certaines de ces procédures ont bien plus de valeur épistémique que d'autres. En d'autres termes, un consensus obtenu parmi la communauté des physiciens sur la base d'une procédure incluant la reconnaissance de certains modes de raisonnements comme scientifiques et le partage d'un certain mode de communication fondé sur l'acceptabilité et la critique mutuelle de ces modes de raisonnement aura une valeur plus grande, dite scientifique, que le consensus éventuel des astrologues entre eux qui restera à jamais pseudo-scientifique.
En droit, le rapport aux faits est analogue. Il ne faut pas se fourvoyer dans la vérité-correspondance naïve. En droit comme en sciences empiriques se produit ce que les épistémologues appellent la « sous détermination de la théorie par l'expérience », ce qui signifie que les observations immédiates de ce qu'on appelle la réalité n'imposent jamais une et une seule façon de parler du référent : l'expérience reste toujours compatible avec un grand nombre de systèmes théoriques éventuellement fort différents, voire incompatibles entre eux. La base empirique « sous-détermine » toujours en ce sens les contenus théoriques. La vérité judiciaire sur les faits jugés est à ce titre, bien sûr, une construction théorique.
À ce stade, il vaut mieux éviter toute emphase lyrique dite « inflationniste » sur la notion de vérité, autant de façon générale qu'en matière judiciaire en particulier. On peut s'en tenir à ce qu'on appelle en philosophie une définition « déflationniste » de la vérité, dans laquelle la vérité s'apparente à une simple redondance : la profondeur de la vérité est ici sa superficialité même, puisque dire qu'il est vrai qu'il pleut revient tout simplement à dire qu'il pleut. On peut simplement ajouter ce que disait le philosophe anglais Moore au début du XXe siècle, dans une formule connue sous le nom de « paradoxe de Moore » : il semble absurde de dire « Il pleut, mais je crois qu'il ne pleut pas », autrement dit, affirmer qu'il pleut c'est impliquer qu'on croit qu'il pleut. Platitude absolue : la vérité, c'est, tout simplement, ce que nous croyons.
Ce lien apparemment très banal entre croyance et vérité n'est pas pour autant dénué d'intérêt. Il nous rappelle qu'une croyance est un état mental qui vise la vérité, parce qu'une croyance peut être vraie ou fausse selon qu'elle s'ajuste ou non au monde, alors qu'il n'en va pas ainsi pour d'autres états mentaux comme les désirs ou les volontés, qui se sont pas rendus vrais par le monde, mais réalisés par lui. La direction d'ajustement n'est donc pas la même : c'est le monde qui s'ajuste ou non à nos désirs et à nos volontés, alors que ce sont nos croyances qui doivent s'ajuster au monde. Tenter de ne jamais confondre ces directions d'ajustement, c'est-à-dire de ne pas confondre nos croyances et nos désirs, constitue déjà un excellent principe épistémique, dont on peut pronostiquer qu'il n'est par exemple guère suivi dans le cas des états mentaux des membres de la secte raélienne.
Cette asymétrie entre croyances et désirs ne suffit évidemment pas. Reste à comprendre comment nos croyances peuvent être justifiées. Au terme de la procédure judiciaire, la communauté juridique réunie pendant le procès aboutit à un consensus en estimant qu'elle a de bonnes raisons de croire à telle ou telle version des faits. Ces bonnes raisons relèvent du droit de la preuve. Or, ce qui apparaît immédiatement, c'est que les bonnes raisons pour un juriste ne sont évidemment pas les mêmes que pour un physicien : elles incluent immédiatement des raisons non pas purement épistémiques mais bien juridiques. Il suffit de rappeler ici que la fameuse manifestation de la vérité par la procédure judiciaire ne justifie jamais le recours à tout moyen de preuve. Le droit, aussi bien français que celui des traités, tant au plan international qu'européen, impose des limites à la recherche des preuves. L'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment, prévoit des garanties en matière d'administration de la preuve. De toute évidence, comme le rappelle cet article 6, le recours à des moyens de preuve obtenus de manière illicite est nul. On a pu noter que les droits nationaux européens ont intégré un processus de constitutionnalisation du droit pénal. Le Conseil constitutionnel a ainsi « constitutionnalisé » un certain nombre de principes relatifs à la preuve pénale, tels que la nécessité d'un procès équitable, le respect des droits de la défense ou le respect de la présomption d'innocence.
À ce niveau, celui des principes, il semble qu'il importe peu que la recherche de la preuve pénale soit confiée à une autorité publique (juge d'instruction, membre du ministère public, policier) comme dans les pays de tradition continentale, ou que la partie qui déclenche les poursuites (la police) comme la personne poursuivie recherchent également les éléments de preuve comme dans le modèle accusatoire britannique. Ce qui importe, c'est que toute recherche de preuve est encadrée dès le début par le droit. Il semble par ailleurs que les deux systèmes soient en train de converger, puisque dans le modèle continental on peut noter que les parties privées, qui furent longtemps mises à l'écart du procès pénal, bénéficient d'un renforcement de leurs droits relevant d'une quasi-privatisation dans la recherche de la preuve sous l'espèce d'un droit d'accès au dossier, d'un renforcement du droit des victimes, d'un droit de demander la réalisation d'actes d'enquête supplémentaires, et puisque dans le modèle accusatoire britannique on relève parallèlement depuis le Crown prosecution and investigation act de 1996 une certaine « publicisation » dans la recherche de la preuve, dans la mesure où il appartient désormais à la police anglaise de rechercher des éléments de preuve à charge et à décharge. L'évolution générale va donc dans le sens d'un encadrement de plus en plus fort de la recherche des preuves, au nom de trois principes : celui de l'égalité des armes, celui de la présomption d'innocence, et celui du contradictoire.
Pour le non-juriste qui, comme l'auteur de ces lignes, tente maladroitement de dégager des lignes de force dans la façon de produire la vérité judiciaire, il va de soi que ces trois principes ont une importance extrême dans la mesure où ils soulignent à quel point les bonnes raisons de juger et donc de croire au final en ce que l'on va appeler une vérité judiciaire sont des raisons juridico-politiques (politiques au sens de démocratico-libérales, et non, bien sûre, en un sens partisan).
À ces principes, il faut ajouter une contrainte qui peut être élevée au rang de quatrième principe : la contrainte d'efficacité, qui a le sens d'une contrainte temporelle. Le juge n'est pas l'astro-physicien qui a à peu près sa vie devant lui pour élaborer une nouvelle version plausible de la genèse du cosmos : il doit trancher, assez lentement pour se défaire par la procédure de l'immédiateté fallacieuse de l'émotion populaire, mais assez vite pour deux raisons évidentes.
La première, très spécifique à la justice pénale, est que, selon l'adage des enquêteurs et de la phase d'instruction, « Le temps qui passe, c'est la vérité qui s'enfuit » ; la seconde, est que la célérité de la justice répressive est une garantie fondamentale pour les justiciables, consacrée par plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l'homme. Chacun sait par ailleurs que la France a été condamnée 220 fois entre 1999 et 2005 par la Cour européenne des droits de l'homme pour non-respect des délais raisonnables de jugement, ce qui fait d'elle le pays le plus condamné de l'Union européenne après l'Italie pour une telle violation du principe de célérité. Paradoxe : pour satisfaire ce principe, la majorité des système juridiques optent pour l'institution de procédures simplifiées, amputées d'une ou plusieurs phases classiques du procès pénal (parfois la phase préparatoire, en cas de flagrant délit, parfois la phase d'audience publique par le mécanisme de l'ordonnance pénale). Cette contradiction des principes est inévitable et pèse sur la production de la vérité judiciaire : comment toujours parvenir à faire vite, parce que c'est juste de le faire, et à sécuriser au maximum la procédure, parce que c'est tout aussi juste de le faire ?
Cette quadrature du cercle est lourde de conséquences. Simplifier la procédure pour viser la légitime célérité revient toujours, apparemment, à sacrifier une partie du principe si précieux du contradictoire. Or, la vérité judiciaire est dans son essence une vérité procédurale certes « imparfaite », pour reprendre le qualificatif utilisé par John Rawls, mais qui tente de l'être le moins possible. La vérité judiciaire repose avant tout sur le principe du contradictoire précisément parce que c'est un principe purement procédural. Dans un Etat de droit, il semble bien, en effet, que la pratique de la contradiction soit le corollaire absolument nécessaire de la preuve. La vérité judiciaire provient de la procédure qui consiste à confronter des visions contradictoires. On a pu écrire en ce sens que le principe du contradictoire est le moyen primordial de la connaissance judiciaire. La décision du juge succède à cette phase qui la construit au préalable. Le « droit à la contradiction » est à ce titre consacré par le droit civil français dans les articles 14 et 16 du nouveau code de procédure civile, mais également par l'article liminaire du code pénal, comme, enfin, par le Conseil Constitutionnel dans sa décision n° 89-268 DC du 29 septembre 1989. On retrouve la même consécration de ce principe dans les pays relevant du système de la Common Law, par exemple dans l'article 6 de la Constitution des Etats-Unis d'Amérique ou dans les décisions de la Cour Suprême américaine.
Une différence majeure existe toutefois entre le système accusatoire de la Common Law et le système inquisitoire français. Dans le système accusatoire, la contradiction est la construction même de la vérité judiciaire devant aboutir à une conclusion vraisemblable. Il s'agit bien de parvenir à une conviction « au-delà du doute raisonnable » : la conviction ultime l'emporte, si l'on peut dire, sur la vérité, comme semble le monter l'arrêt Addington V. Texas de la Cour Suprême américaine, qui date de 1979. Le procès est dans cette perspective clairement accusatoire (absence d'instruction, liberté de preuve, rôle de contrôle de la procédure assigné au juge, etc.), et est l'alpha et l'oméga de la procédure juridique : il est le lieu et le temps où les faits seront établis et où le droit sera dit, voire, comme nous l'avons vu, créé. L' « Examination in chief » (l'interrogation des témoins d'une partie) et la « Cross-examination » (la réfutation par la partie adverse des propos de ces mêmes témoins) est le cœur de la procédure heuristique de production de la conviction ultime. On comprend bien que sur la base de l'examen d'un tel système on ait pu développer des théories dites de la « salle d'audience » (« courtroom theories ») qui nous disent que le procès n'est rien d'autre que la construction d'un récit véridique. On comprend également que dans ce système accusatoire « le juge ne porte finalement aucune responsabilité dans la recherche de la vérité : sa mission se limite à apprécier la valeur des preuves qui sont régulièrement produites devant lui »[1], puisque c'est à partir de cette production contradictoire de preuves que devra jaillir la vérité au terme de la construction d'un récit.
Dans le système inquisitoire français, la contradiction se trouve beaucoup plus encadrée et dirigée par l'institution judiciaire elle-même. Elle n'a pas, de ce fait, une fonction réellement heuristique, mais bien plutôt le rôle de la simple contestation de la lecture pré-établie des faits. Dans le procès pénal français, la contradiction n'est en rien le seul moyen d'élaboration de la vérité par les parties, puisque le juge d'instruction y participe aussi. Le principe du contradictoire n'a qu'un effet atténué dans la production de la vérité judiciaire à la française. N'est-ce pas ici, sans prétendre en rien que le système français devrait copier le système de la Common Law, le nœud de l'affaire d'Outreau ?
Tel est, il me semble, l'argument défendu avec brio par Denis Salas, qui fait ressortir toute la tension interne du modèle inquisitoire français, pris entre deux modes de production de la vérité judiciaire, qui sont, selon ses termes, deux « mondes » aveugles l'un à l'autre : d'un côté, le monde du juge d'instruction et du parquet ; de l'autre, celui de l'audience publique, en l'occurrence en cour d'assises. Le premier monde est celui de l'écrit fixé au dossier. Le second est celui du débat oral contradictoire sur la preuve lors de l'audience. Si, comme le suggère Denis Salas, le premier monde tend à s'autonomiser au lieu de préparer le travail du second, si sa finalité propre, celle de l'accusation, et ses acteurs propres (la police) s'imposent, la phase supposée purement initiale de recherche de la vérité risque tout simplement d'évacuer ce qui fait d'une vérité une vérité proprement judiciaire dont la procédure doit absolument honorer le principe du contradictoire. Si le juge d'instruction est promu au rang d'expert de la vérité, quel sera donc le statut de cette vérité-là ? Sera-t-elle judiciaire ? Ou bien ne sera-t-elle pas plutôt une nouvelle vérité d'expert (à la suite des autres experts, psychiatres, etc.) ayant un lieu et un temps qui ne sont que partiellement judiciaires : ceux du dossier, espace clos des expertises ? Si l'audience de la cour d'assises à son tour se ferme sur elle-même, et ne forge la décision ultime du juge que sur la base de débats contradictoires ignorants du dossier, que nul ne connaît en cette phase sinon le président, puisque les jurés n'y ont pas accès, le monde du témoignage oral risque de s'imposer jusqu'à l'aberration. Si tout oppose, comme l'écrit encore Denis Salas, la culture de l'enquête et celle du débat, ne parvient-on pas à une forme de dichotomie entre un monde de l'instruction dominé par une quête de « vérité » et un monde de l'audience en cour d'assises habité par le souci de l' « intime conviction » ? Au final, c'est le monde de l'audience qui a le dernier mot, du moins en apparence, puisque l'un des deux mondes peut toujours l'emporter jusqu'à l'absurde sur l'autre. Si le monde de l'enquête est persuadé d'être dans la vérité, si une détention provisoire est décidée et fait office de pré-jugement où l'exception que doit être l'absence de liberté prend le pas sur la règle que doit être la liberté et la présomption d'innocence, si une croyance forte est aveuglément dictée par une attente sociale forte comme dans le cas d'Outreau, la vérité judiciaire est biaisée dès le début et n'importe quelle catastrophe judiciaire est dès lors prévisible au nom même de la vérité."
Jean-Cassien Billier, "La manifestation de la vérité en question : pour une éthique de la vérité judiciaire", article en ligne sur le site www.raison-publique.fr, 14 février 2010.
[1] Vandermeersch, D., "Droit continental vs. droit anglo-américain : quels enseignements pour le droit belge de la procédure pénale ?", Revue de droit pénal, 2001, p. 529.
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