"L'ordre scientifique parfait est celui où les propositions sont rangées suivant leurs démonstrations les plus simples, et de la manière qu'elles naissent les unes des autres, mais cet ordre n'est pas connu d'abord, et il se découvre de plus en plus à mesure que la science se perfectionne. On peut même dire que les sciences s'abrègent en augmentant, [ce] qui est un paradoxe très véritable, car plus on découvre des vérités et plus on est en état de remarquer une suite réglée et de faire des propositions plus universelles dont les autres ne sont que des exemples ou des corollaires[1] de sorte qu'il se pourra faire qu'un grand volume de ceux qui nous ont précédés se réduira avec le temps à deux ou trois thèses générales. Aussi plus une science est perfectionnée, et moins a-t-elle besoin de gros volumes, car selon que ses éléments sont suffisamment établis, on y peut tout trouver par le secours de la science générale ou de l'art d'inventer[2]."
Leibniz, Discours touchant la méthode de la certitude et l'art d'inventer, 1688-1690.
[1] Corollaire : conséquence immédiate.
[2] Inventer : découvrir.
"[Le critère de la concordance] intègre l'une à l'autre deux dimensions dont nous ne voyons jamais à quel point elles sont étroitement enlacées : d'une part, la vérité comme système de recoupements entre des choses qui s'ajointent et, d'autre part, la vérité comme ce à quoi tout autre que moi, ici présent de manière contingente, aboutirait aussi, de quelque point de vue qu'il l'envisage. Une image pour illustrer cela. Un enfant qui résout un puzzle ne se préoccupe pas à chaque moment, alors qu'il place les unes après les autres les pièces découpées sur sa table, de L'approbation de quiconque : la démarche par essais, erreurs et corrections semble, au moins au départ, absolument autonome, autant parce qu'on peut choisir de commencer par n'importe quel coin que parce que l'ordre de résolution est arbitraire en général au départ. En revanche, à mesure que les pièces déjà disposées admettent davantage de nouvelles pièces, en excluent d'autres, à mesure en même temps que des pièces longtemps laissées sans emploi trouvent leur place dans le jeu, la conviction d'être sur la bonne voie croît. L'épreuve de vérité est évidemment la pose du dernier morceau, moment qu'il est justement aisé de comparer à la découverte d'une « adéquation », ultime de l'ntention et de son remplissement. Imaginons maintenant un autre enfant, dans la pièce voisine, jouant au même puzzle, et comparons chaque moment les images (locales ou globales) qu'ils se proposent de reconstituer dans les quelques coups suivants, en fonction des « données disponibles ». Sans qu'ils le sachent l'un et l'autre, et sans qu'ils aient en rien besoin de le savoir, ces images vont tendre à se recouvrir, et pour finir, coïncideront. Ordonnant nos intentions à la solution objective d'une difficulté, nous sommes ainsi identiques à tout autre se livrant à la même tâche, et d'une identité non pas tautologique (« il n'y a qu'une seule solution pour tout le monde »), mais riche, puisque les faisceaux d'intentions subjectives isolées, peu à peu s'harmonisent, et tout en restant intrinsèquement subjectives, se confirment mutuellement qu'elles sont correctes ou efficaces en relation au but à atteindre. Que découvre chaque enfant aux yeux d'un tiers qui réfléchit sur la totalité de la situation ? Non seulement que la vérité est fonction d'un ajustement ultime entre les morceaux, mais encore, que cet ajustement est réalisé d'une manière qui présuppose chez tout autre joueur la convergence de plus en plus déterminante d'un faisceau d'intentions homologues aux siennes, et que l'un et l'autre aspects de la résolution du puzzle sont dans une continuité essentielle. Ce point serait facilement mis en évidence si les deux enfants se communiquent, sans voir où ils en sont chacun, ce qu'ils projettent de tenter, et s'ils décrivent ce qui leur reste à placer. Au départ, il ne leur servira à rien de communiquer; mais plus chacun aura progressé, plus ce qu'il communiquera sera au contraire utile à L'autre. Pas d'adéquation, donc, sans co-adéquation riche, ordonnée à un processus commun de construction. En ce sens, l'exemple du puzzle permet de déplier ce qu'enveloppe la notion de concordance des données avec le vrai : l'accord des choses entre elles selon ce qui les régit (objectivement) et l'accord des points de vue (subjectifs) sur les choses."
Anissa Bouchouchi et Pierre-Henri Castel, "La vérité", in Notions de philosophies, Folio essais, 1999, p. 348-350.
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