"Il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue." (Jules Lagneau)
Introduction
Entrée en matière et énoncé du sujet : Tandis que la crise économique se prolonge, les économistes de tous bords se manifestent pour tenter de trouver des solutions à celle-ci. Cependant, tandis que les uns pointent l'effet délétère des dettes publiques, fustigent les déficits, et en appellent à une politique de l'offre, les autres, notamment d'inspiration keynésienne, critiquent les politiques d'austérité, et réclament un plan de relance par la demande. Ces désaccords entre économistes, et l'impossibilité semble-t-il de parvenir entre eux à un consensus, ne sont-ils pas la meilleure illustration de la phrase de Jules Lagneau, selon laquelle "il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue." ?
Problématique : Une telle affirmation ne va cependant pas sans soulever un certain nombre de problèmes. Tout d'abord, en affirmant comme une vérité absolue qu'il n'existe pas de vérité absolue, ne tombe-t-on pas dans la contradiction ? Plus encore, nier l'existence de la vérité absolue, n'est-ce pas remettre en cause l'existence de la vérité elle-même ? Y a-t-il en effet un sens à parler d'une vérité qui ne serait pas la même pour tous ? À l'inverse, on voit mal comment la vérité pourrait être absolue, dans la mesure où elle implique la relation entre un esprit qui la pense et son objet. La divergence d'opinions n'est-elle pas d'ailleurs la règle et la vérité ne change-t-elle pas dans l'espace et dans le temps, comme en témoigne notamment l'histoire des sciences ?
Annonce du plan : Dans une première partie, nous montrerons en quoi l'idée même de vérité, entendue comme accord entre l'esprit et le réel, conduit logiquement à la défense d'une forme de relativité. Puis, face aux contradictions inhérentes à la position relativiste, nous verrons dans une deuxième partie en quoi la défense du caractère absolu de la vérité paraît être le seul moyen de sauver la vérité elle-même. Enfin, nous nous attacherons, dans un dernier moment, tout en renonçant à l'idée d'une vérité absolue entendue comme accès à la réalité en elle-même, à préserver le caractère universel et objectif de la vérité.
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Toute vérité est relative
L'affirmation selon laquelle il n'existe pas de vérité absolue (autrement dit, selon laquelle toute vérité est relative) est paradoxale, et même contradictoire. En effet, cette affirmation ne se présente-t-elle pas elle-même comme une vérité absolue, ce qui l'invaliderait immédiatement ? C'est sans doute par conscience de cette contradiction que la formule de Jules Lagneau commence par préciser qu' "il n'y a qu'une vérité absolue", paraphrasant ainsi Auguste Comte qui, dans un opuscule de septembre 1817, publié sous le nom de Saint-Simon écrivait : "Tout est relatif, voilà la seule chose absolue"[1]. Dire que la seule vérité absolue réside dans la négation de toute autre forme de vérité absolue, c'est en fait énoncer l'exception qui confirme la règle, à savoir que toute vérité est relative. Or, cette idée a pour elle la force de nombreux arguments.
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La vérité comme relation
L'absolu, c'est ce qui, dans la pensée comme dans la réalité, ne dépend de rien d'autre que soi, et contient en soi-même sa raison d'être. Or, la définition classique de la vérité, popularisée par Thomas d'Aquin, comme adéquation de l'intellect et de la chose (veritas est adæquatio intellectus et rei) établit la vérité comme relation : entre l'esprit et les choses, ou entre les esprits entre eux, ou entre le discours et ses propres prémisses. La vérité apparaît alors comme une notion relationnelle ; il n'y a de vérité que relativement à un esprit qui conçoit les choses. De même, si l'on considère qu'une vérité absolue, c'est une vérité exprimant la réalité en soi, on peut se demander dans quelle mesure il est possible à l'esprit de saisir une telle réalité. Ne sommes-nous pas contraints de nous en tenir à l'apparence des choses, à la réalité telle que nous la percevons ?
L'idée de vérité absolue (non relative), ou encore indépendante du jugement des hommes, apparaît donc problématique, et c'est donc assez naturellement que s'est développée dès l'Antiquité une conception relativiste de la vérité.
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Le relativisme de Protagoras
Cf. Platon, Théétète + cours
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Le relativisme post-moderne
Cf. cours
Exemple que l'on pouvait développer pour appuyer la position relativiste : les débats entre économistes (Keynes contre Hayek par exemple).
Problème (transition) : le relativisme est confronté à plusieurs problèmes qui rendent intenable sa défense.
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Les contradictions du relativisme et la quête d'une vérité absolue
Le relativisme pose au moins trois problèmes essentiels :
En supposant que deux propositions contradictoires peuvent être vraies, le relativisme va à l'encontre du principe logique de non-contradiction. Ce principe étant présupposé par la notion de vérité, la notion de vérité relative semble dénuée de sens. Le relativiste semble confondre le fait de croire qu'une proposition est vraie et le fait qu'elle soit effectivement vraie.
Le relativisme dit que "toute vérité est relative". Mais soit ce qu'il dit est relatif et n'est vrai que pour lui – et il importe peu de lui prêter attention –, soit cela est vrai universellement, mais, dans ce cas, le relativisme est contradictoire : s'il est vrai, il est faux.
Le relativiste est coupable d'autocontradiction performative. En disant "Toute vérité est relative", la signification de ce qu'il dit est incompatible avec ce qu'il présuppose en s'engageant dans une discussion, notamment qu'il désire qu'on examine ce qu'il dit afin d'en établir la vérité ou la fausseté, et qu'il accepte donc certaines règles de discussion et de justification qu'il partage avec son interlocuteur.
Dans ces conditions, il est bien difficile d'affirmer, comme le fait Lagneau qu'il n'y a pas de vérité absolue.
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Vérité et opinions
Platon, mettant en scène Socrate, avait déjà pointé les contradictions de la position relativiste défendue par Protagoras (cf. Théétète). Face à celui-ci, il opposait donc la vérité (alethèia) à l'opinion (doxa), la croyance au savoir (epistèmè). Tandis que les opinions ou croyances sont multiples, et fausses pour la plupart, il n'existe qu'une seule vérité absolue. Comme le résumera Georg Christoph Lichtenberg dans l'un de ses aphorismes : "Il n'y a qu'une seule vérité, mais le nombre des rêves est infini."[2]
À développer : théorie platonicienne de la vérité (cf. cours)
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La vérité absolue au fondement de la vérité
Parvenir à la vérité, c'est donc se débarrasser, non seulement de toutes les fausses croyances, mais plus encore des préjugés (ou des croyances) en général. Car même si ceux-ci s'avèrent vrais, nous n'aurons de certitude de détenir la vérité qu'en possédant une vérité absolue, c'est-à-dire dont on puisse rendre raison objectivement et qui ne puisse dès lors être remise en cause. Telle est notamment l'entreprise de Descartes.
Le doute cartésien, d'abord méthodique puis hyperbolique, qui le mène à remettre en cause l'ensemble de ses opinions, se fonde sur la recherche d'une vérité absolue : est vérité absolue ce qui échappe au doute absolu (elle est fondée sur une certitude totale). Il est ainsi conduit à trois principes métaphysiques qui sont autant de vérités évidentes et absolues : l'existence de la pensée et de ma propre existence, révélée par le cogito ("Remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, cogito, ergo sum, était si ferme et assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sophistes n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule comme le premier principe de la philosophie"[3]) ; l'existence de Dieu ; et sa véracité.
Cf. Discours de la méthode, Méditations métaphysiques + cours
Exemple à développer : les vérités mathématiques
Problème (transition) : l'évidence peut être subjective tout en ayant les apparences de l'objectivité, et ce qui nous apparaît évident dans un premier temps, même après un examen attentif, peut s'avérer souvent faux dans un second temps. Comme l'écrit Leibniz : "Souvent, en effet, apparaissent claires et distinctes aux hommes de jugement téméraires des choses qui sont obscures et confuses."[4]
Autre possibilité pour ce II. : développer la conception de l'alethèia dans la Grèce archaïque (cf. l'analyse de Marcel Detienne).
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Une vérité relative mais objective ?
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L'évolution des théories scientifiques
L'histoire des sciences apparaît comme un témoignage implacable contre l'idée de vérité absolue. En effet, elle montre que les théories scientifiques n'ont cessé d'évoluer, tout en prétendant chaque fois à la vérité. Ce "changement" de vérité ne concerne d'ailleurs pas seulement le passage d'une conception préscientifique du monde à une conception véritablement scientifique (cf. révolution galiléenne) ; il s'opère au sein de la science moderne elle-même. Ainsi, la théorie galiléenne de la chute des corps a-t-elle été remplacée par la théorie newtonienne, puis par la théorie einsteinienne.
Cf. Kuhn et La structure des révolutions scientifiques + cours sur les étapes de la constitution des sciences exactes et des sciences de l'homme
Est-ce à dire que toute vérité est relative, et qu'il ne peut exister aucune objectivité, et donc d'accord, en matière de vérité ?
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La solution kantienne
Beaucoup voient en David Hume l'un des pères du relativisme moral, bien qu'il n'ait pas lui-même défendu une telle position. En effet, dans son Enquête sur les principes de la morale[5], il distingue les questions de fait des questions de valeur, et suggère que les jugements moraux relèvent des derniers, dans la mesure où ils n'ont pas affaire à des faits vérifiables tirés de la réalité, mais seulement à nos sentiments et à nos passions. Et bien qu'il regarde certains de nos sentiments comme universels, il nie qu'existe un critère objectif de la moralité. Si l'on ajoute à cela le scepticisme lié à sa profession de foi empiriste, on comprend que Hume ait fait sortir Kant de son sommeil dogmatique, et que ce dernier ait tenté de sauver l'objectivité de la vérité, tout en actant à la fois la relativité de notre connaissance et le nécessaire recours à l'expérience.
La théorie kantienne de la connaissance permet de sauver l'universalité du vrai (la vérité est la même pour tous et est, en ce sens, objective), tout en concédant le fait que nous n'accédons jamais à la "chose en soi", mais seulement aux phénomènes.
Nous ne connaissons pas les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes indépendamment de nous (les choses en soi ou "noumènes"), mais seulement les choses telles que nous les présente notre faculté de connaître (les choses pour nous ou phénomènes). Comme l'écrit Kant :
"nous ne [pouvons] connaître aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu'objet de l'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène."[6]
Ainsi, contrairement au scepticisme de Hume, Kant pense qu'il est possible d'atteindre la vérité dans les sciences. Si la connaissance est possible, c'est que les objets se règlent d'une part sur les concepts a priori de notre entendement (ex. : le concept de causalité) et d'autre part sur les formes a priori de notre sensibilité (l'espace et le temps). ("A priori" c'est-à-dire indépendamment de l'expérience). Ainsi, le temps et l'espace ne sont pas des propriétés réelles des choses, mais des formes de l'intuition qui conditionnent la perception que nous en avons. Dans la connaissance, ce n'est pas le sujet qui s'adapte à l'objet, mais l'objet qui s'adapte au sujet. Pour Kant, la connaissance (et partant la vérité) est donc relative au sujet connaissant. Il s'agit là d'un changement de perspective analogue au passage du géocentrisme à l'héliocentrisme en astronomie. D'où le nom de "révolution copernicienne" donné par Kant lui-même à cette nouvelle conception de la connaissance.
Conclusion : que par "vérité absolue" on entende une vérité parfaite ou totale, ou bien une vérité ne dépendant d'aucune relation et nous permettant d'accéder à la réalité en soi, il apparaît bien difficile de défendre son existence, et encore moins la possibilité de la connaître. En ce sens, Lagneau a donc raison d'affirmer qu'il n'y a pas de vérité absolue. Cependant, il ne faudrait pas en conclure que toute vérité est relative, au sens où chacun possèderait sa vérité (où elle serait purement subjective). On peut en effet renoncer à l'absolu sans renoncer à l'objectivité et à l'universalité de la vérité, dans la mesure où le relatif n'est pas le subjectif, et où la raison (ou l'entendement), qui est la même chez tous les hommes, nous permet d'accéder à une vérité sur laquelle tous s'accordent.
[1] L'industrie, 1817, volume 3, 2e cahier, in Écrits de jeunesse, 1816-1828, Mouton, 1970, p. 71.
[2] Lettre à Georg Friedrich Werner, le 29 novembre 1788.
[3] Discours de la méthode, 4e partie.
[4] Méditations sur la connaissance, La vérité et les idées.
[5] On pourrait aussi mentionner ses Essais esthétiques, dans lesquels Hume montre bien les racines du relativisme, dans la mesure où il fait état d'un scepticisme certain face à l'esthétique et aux différentes échelles de valeurs que l’on peut donner à l'art par exemple. Deux oeuvres sont comparables selon certains critères, mais jamais de par leur essence. Ce sont des critères rationnels que l'on peut appliquer à l'art qui permettent la comparaison, tandis que le jugement de valeur n'est jamais gage de vérité.
[6] Critique de la raison pure, préface à la 2e édition.