"[…] il faut mettre une extrême différence entre deux sortes de vérités : les unes qui regardent seulement la nature des choses et leur essence immuable, indépendamment de leur existence ; et les autres qui regardent les choses existantes, et surtout les événements humains et contingents, qui peuvent être et n'être pas quand il s'agit de l'avenir, et qui pouvaient n'avoir pas été quand il s'agit du passé. J'entends tout ceci selon leurs causes prochaines, en faisant abstraction de leur ordre immuable dans la providence de Dieu ; parce que, d'une part, il n'empêche pas la contingence, et que, de l'autre, ne nous étant pas connu, il ne contribue en rien à nous faire croire les choses.
Dans la première sorte de vérités, comme tout y est nécessaire, rien n'est vrai qu'il ne soit universellement vrai ; et ainsi nous devons conclure qu'une chose est fausse, si elle est fausse en un seul cas.
Mais si l'on pense se servir des mêmes règles dans la croyance des événements humains, on n'en jugera jamais que faussement, si ce n'est par hasard, et on y fera mille faux raisonnements.
Car ces événements étant contingents de leur nature, il serait ridicule d'y chercher une vérité nécessaire ; et ainsi un homme serait tout à fait déraisonnable qui n'en voudrait croire aucun, que quand on lui aurait fait voir qu'il serait absolument nécessaire que la chose se fût passée de la sorte.
Et il ne serait pas moins déraisonnable s'il voulait m'obliger d'en croire quelqu'un, comme serait la conversion du roi de la Chine à la religion chrétienne, par cette seule raison que cela n'est pas impossible ; car un autre qui m'assurerait du contraire, pouvant se servir de la même raison, il est clair que cela ne pourrait me déterminer à croire l'un plutôt que l'autre.
Il faut donc poser pour une maxime certaine et indubitable dans cette rencontre, que la seule possibilité d'un événement n'est pas une raison suffisante pour me le faire croire ; et que je puis aussi avoir raison de le croire, quoique je ne juge pas impossible que le contraire soit arrivé : de sorte que de deux événements je pourrai avoir raison de croire l'un et de ne pas croire l'autre, quoique je les croie tous deux possibles.
Mais par où me déterminerai-je donc à croire l'un plutôt que l'autre, si je les juge tous deux possibles ? Ce sera par cette maxime :
Pour juger de la vérité d'un événement, et me déterminer à le croire ou à ne pas le croire, il ne faut pas le considérer nûment et en lui-même, comme on ferait une proposition de géométrie ; mais il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l'accompagnent, tant intérieures qu'extérieures. J'appelle circonstances intérieures celles qui appartiennent au fait même, et extérieures celles qui regardent les personnes par le témoignage desquelles nous sommes portés à le croire. Cela étant fait, si toutes ces circonstances sont telles qu'il n'arrive jamais, ou fort rarement, que de pareilles circonstances soient accompagnées de fausseté, notre esprit se porte naturellement à croire que cela est vrai, et il a raison de le faire, surtout dans la conduite de la vie, qui ne demande pas une plus grande certitude que cette certitude morale, et qui doit même se contenter en plusieurs rencontres de la plus grande probabilité.
Que si, au contraire, ces circonstances ne sont pas telles qu'elles ne se trouvent fort souvent avec la fausseté, la raison veut ou que nous demeurions en suspens, ou que nous tenions pour faux ce qu'on nous dit, quand nous ne voyons aucune apparence que cela soit vrai, encore que nous n'y voyons pas une entière impossibilité."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 4e partie, Chapitre XIII, Champs Flammarion, 1978, p. 413-415.
"Ce que nous avons appelé la théorie épistémologique de la vérité confine, si on la prend au sérieux, la « vérité » aux propositions assertant ce que je perçois maintenant ou ce dont je me souviens maintenant. Comme personne n'est disposé à adopter une théorie aussi étriquée, nous sommes amenés à la théorie logique de la vérité, laquelle contient la possibilité d'événements que personne n'expérimente et la possibilité de propositions qui sont vraies, encore que l'on ne puisse jamais fournir de preuve en leur faveur. Les faits sont plus amples (du moins en puissance) que les expériences. Une proposition « vérifiable » est une proposition qui possède une certaine espèce de correspondance avec une expérience ; une proposition « vraie » est celle qui possède exactement la même espèce de correspondance avec un fait – excepté que le type le plus simple de correspondance, celui qui se produit dans les jugements de perception, est impossible dans le cas de tous les autres jugements, parce que ces derniers contiennent des variables. Comme une expérience est un fait, les propositions vérifiables sont vraies ; mais il n'y a pas de raison de supposer que toutes les propositions vraies sont vérifiables. Si néanmoins nous affirmons positivement qu'il y a des propositions vraies qui ne sont pas vérifiables, nous abandonnons l'empirisme pur. Finalement, personne ne croit à l'empirisme pur et, si nous devons conserver des croyances que nous considérons tous comme valables, nous devons admettre des principes d'inférence qui ne sont ni démonstratifs ni dérivables de l'expérience."
Russell, Signification et vérité, 1940, Chapitre XXI, tr. fr. Philippe Devaux, Champs Flammarion, 2001, p. 331.
Retour au menu sur la vérité