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Texte à méditer :   C'est croyable, parce que c'est stupide.   Tertullien
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Hors des sentiers battus
Y a-t-il des vérités morales ?

  "En morale, les règles éternelles d'action ont la même vérité immuable et universelle que les propositions en géométrie. Ni les unes ni les autres ne dépendent des circonstances, ni des accidents, car elles sont vraies en tout temps et en tout lieu, sans limitation ni exception. « Tu ne dois pas résister au pouvoir civil suprême » est une règle qui n'est pas moins constante ni invariable pour tracer la conduite d'un sujet à l'égard du gouvernement, que « multiplie la hauteur par la moitié de la base » pour mesurer la surface d'un triangle. Et de même qu'on ne jugerait pas que cette règle mathématique perd de son universalité, parce qu'elle ne permet pas la mesure exacte d'un champ qui n'est pas exactement un triangle, de même on ne doit pas juger comme un argument contraire à l'universalité de la règle qui prescrit l'obéissance passive, le fait qu'elle ne touche pas la conduite d'un homme toutes les fois qu'un gouvernement est renversé ou que le pouvoir suprême est disputé.
  Il doit y avoir un triangle et vous devez vous servir de vos sens pour le connaître, avant qu'il y ait lieu d'appliquer votre règle mathématique. Et il doit y avoir un gouvernement civil, et vous devez savoir entre quelles mains il se trouve, avant qu'intervienne le précepte moral. Mais, quand nous savons où est certainement le pouvoir suprême, nous ne devons pas plus douter que nous devons nous y soumettre, que nous ne douterions du procédé pour mesurer une figure que nous savons être un triangle."

 

George Berkeley, De l'obéissance passive, 1712, tr. fr. D. Deleule, Vrin, 1987, p. 114.



  "Toute tentative pour persuader les gens que quelque chose est bon (ou mauvais) en soi, et non seulement par ses effets, repose sur l'art d'éveiller des sentiments, et non sur le recours aux preuves. […]
  Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s'il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c'est là une erreur. Je pense qu'il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt : « Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l'on interprète ses paroles comme une affirmation, il s'agit seulement de l'affirmation de son désir personnel ; par contre, si on les interprète d'une façon plus générale, elles n'affirment rien, mais ne font qu'exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C'est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l'universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.
  La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes », on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis : car ce que j'affirme ne concerne que mon propre état d'esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase n'affirme rien, mais exprime un souhait ; étant donné qu'elle n'affirme rien, il est logiquement impossible qu'il existe des preuves pour ou contre, ou qu'elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase, au lieu d'être simplement optative[1], affirme un fait, mais ce fait concerne l'état d'esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu'en démontrant qu'il n'éprouve pas le désir qu'il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n'est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n'affirme rien.
  Si l'analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d'un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l'humanité en général – et des dieux, des anges et des démons, s'ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu'elle s'occupe de ce qui est vrai ou faux".

 

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 175-176.


[1] Optative : qui exprime ou sert à exprimer le souhait.



  "[...] Si deux personnes sont en désaccord sur une question de valeur, ce désaccord ne porte sur aucune espèce de vérité, mais n'est qu'une différence de goûts. Si une personne dit : « J'aime les huîtres » et une autre : « Moi, je ne les aime pas », nous reconnaissons qu'il n'y a, pas matière à discussion. [...] Tous les désaccords sur des questions de valeurs sont de cette sorte, bien que nous ne le pensions naturellement pas quand il s'agit de questions qui nous paraissent plus importantes que les huîtres. Le principal motif d'adopter ce point de vue est l'impossibilité complète de trouver des arguments prouvant que telle ou telle chose a une valeur intrinsèque. Si nous étions tous d'accord, nous pourrions dire que nous connaissons les valeurs par intuition. Nous ne pouvons pas démontrer à un daltonien que l'herbe est verte et non rouge. Mais il existe divers moyens de lui démontrer qu'il lui manque une faculté de discernement que la plupart des gens possèdent, tandis que, dans le cas des valeurs, il n'existe aucun moyen de ce genre, et les désaccords sont beaucoup plus fréquents que dans le cas des couleurs. Étant donné qu'on ne peut pas même imaginer un moyen de régler un différend sur une question de valeur, nous sommes forcés de conclure qu'il s'agit d'une affaire de goût, et non de vérité objective."

 

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 176-177.


 

  "La présence d'un symbole éthique dans une proposition n'ajoute rien à son contenu factuel. Ainsi si je dis à quelqu'un : « Vous avez mal agi en volant cet argent. » En ajoutant que cette action est mauvaise, je ne formule aucun autre jugement  sur  elle,  je  manifeste  simplement  ma  désapprobation  de  la  chose. C'est comme si j'avais dit « vous avez volé cet argent » sur un ton particulier d'horreur ou si je l'avais écrit avec l'addition de quelque marque spéciale d'exclamation.  Le  ton,  ou  la  marque  de  l'exclamation  n'ajoute  rien  au  sens littéral de la phrase. Il sert simplement à montrer que son expression est accompagnée de certains sentiments chez le sujet parlant.
  Si maintenant je généralise mon premier jugement et dis « voler de l'argent est mal », je produis un énoncé qui n'a aucun contenu factuel, n'exprime aucune proposition qui pourra être dite vraie ou fausse. C'est comme si j'avais écrit : « Voler de l'argent !! » où la forme et l'abondance  des signes d'exclamation montrent, par une convention convenable, qu'une espèce spéciale de désapprobation  morale est le sentiment qui est exprimé. Il est clair qu'il n'est rien  dit  ici  qui  puisse  être  vrai  ou  faux.  Une  autre  personne  peut  être  en désaccord avec moi sur le caractère mauvais du vol, dans le sens qu'elle peut n'avoir pas les mêmes sentiments que moi sur le vol, et elle peut me quereller sur mes sentiments moraux. Mais elle ne peut pas, exactement parlant, me contredire,  car  en  disant  qu'un  certain  type  d'action  est  bien  ou  mal,  je  ne formule aucun jugement factuel, pas même un jugement sur mon propre état d'esprit.  J'exprime  simplement  certains  jugements  moraux.  Et  celui  qui  est censé me contredire ne fait qu'exprimer ses sentiments moraux. Il n'y a donc absolument pas de sens à demander qui de nous a raison. Car aucun de nous n'exprime une proposition authentique. […]

  Il est bon de remarquer que les termes éthiques ne servent pas seulement à exprimer des sentiments. Ils sont destinés aussi à susciter les sentiments, et ainsi à stimuler l'action. En effet, quelques-uns d'entre eux sont employés de manière à donner  aux phrases  dans lesquelles  ils se rencontrent  l'effet de commandements. Ainsi la phrase : « C'est votre devoir de dire la vérité » peut être regardée  à la fois comme  l'expression  d'une certaine  sorte de sentiment éthique sur la véracité et comme l'expression  du commandement  : « Dites la vérité. » […] En fait, nous pouvons définir le sens des différents mots éthiques en termes  de sentiments  divers  qu'ils  ont l'habitude  d'exprimer,  et en même temps par rapport aux différentes réponses qu'ils sont destinés à provoquer.
  Nous  pouvons  maintenant  voir  pourquoi  il  est  impossible  de  trouver  un critère pour déterminer la validité des jugements éthiques. Ce n'est pas parce qu'ils ont une valeur « absolue », qui serait mystérieusement  indépendante de l'expérience des sens, mais parce qu'ils n'ont pas de valeur objective d'aucune sorte.  […]  Et nous  avons  vu que  les  phrases  qui  expriment  simplement  les jugements moraux ne disent rien. Ce sont de pures expressions de sentiment, et comme telles, elles ne tombent pas dans la catégorie du vrai et du faux."

 

A. J. Ayer, Langage, vérité et logique, 1936, éd. Flammarion, p.150-152.

 

  "The presence of an ethical symbol in a proposition adds nothing to its factual content. Thus if I say to someone, “You acted wrongly in stealing that money”, I am not stating anything more than if I had simply said, “You stole that money”. In adding that this action is wrong I am not making any further statement about it. I am simply evincing my moral disapproval of it. It is as if I had said, “You stole that money”, in a peculiar tone of horror, or written it with the addition of some special exclamation marks. The tone, or the exclamation marks, adds nothing to the literal meaning of the sentence. It merely serves to show that the expression of it is attended by certain feelings in the speaker.
  If now I generalise my previous statement and say, “Stealing money is wrong”, I produce a sentence which has no factual meaning – that is, expresses no proposition which can be either true or false. It is as if I had written “Stealing money !!” - where the shape and thickness of the exclamation marks show, by a suitable convention, that a special sort of moral disapproval is the feeling which is being expressed. It is clear that there is nothing said here which can be true or false... In saying that a certain type of action is right or wrong, I am not making any factual statement, not even a statement about my own state of mind. I am merely expressing certain moral sentiments. And the man who is ostensibly contradicting me is merely expressing his moral sentiments. So that there is plainly no sense in asking which of us is in the right. For neither of us is asserting a genuine proposition. […]
  It is worth mentioning that ethical terms do not serve only to express feeling. They are calculated also to arouse feeling, and so to stimulate action. Indeed some of them are used in such a way as to give the sentences in which they occur the effect of commands. Thus the sentence “It is your duty to tell the truth” may be regarded both as the expression of a certain sort of ethical feeling about truthfulness and as the expression of the command “Tell the truth.” […] In fact we may define the meaning of the various ethical words in terms both of the different feelings they are ordinarily taken to express, and also the different responses which they are calculated to provoke.
  We can now see why it is impossible to find a criterion for determining the validity of ethical judgments. It is not because they have an absolute validity which is mysteriously independent of ordinary sense experience, but because they have no objective validity whatsoever. If a sentence makes no statement at all, there is obviously no sense in asking whether what it says is true or false."

 

Alfred Jules Ayer, Language, Truth and Logic, 1936, Dover Publications, 1952, p. 107-108.



  "Ce qu'on appelle la « morale scientifique » a la prétention de nous décharger du fardeau de nos responsabilités, en établissant une sorte de codification scientifique des normes applicables, de telle sorte que, confrontés à une décision morale difficile, nous n'ayons plus qu'à la consulter. L'absurdité d'un tel système est manifeste, sans parler du fait qu'en abolissant nos responsabilités il abolirait aussi toute morale. Trouver un critère permettant de déterminer scientifiquement ce qui est bon ou mauvais, c'est-à-dire de porter un jugement vrai sur le moral est un leurre. L'importance des problèmes moraux vient justement de ce que nous sommes libres de décider comment nous devons agir.
  Presque tous les philosophes qui se sont penchés sur ce problème ont essayé de le résoudre par référence à la « nature humaine» ou à définition du « bien ». La première de ces voies ne peut conduire nulle part, puisque toutes nos actions sont conditionnées par notre nature et que, pour en dégager une morale, il faudrait pouvoir décider ce qu'elle contient de bon ou de mauvais, ce qu'il faut conserver ou, au contraire rejeter. La seconde voie n'est pas meilleure, car elle suppose une définition du bien qui échappe à toute preuve et qui serait une pétition de principe pure et simple. La « morale scientifique» n'est donc pas autre chose qu'une fuite devant nos responsabilités."

 

Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, 1945, note 18 du chapitre 5, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2048, p. 273.



  "Comment pourrions-nous justifier notre acceptation de divers principes moraux ? Comment pouvons-nous choisir rationnellement entre des théories morales concurrentes dont ces principes sont une partie ? Tous ceux qui connaissent l'his­toire de la philosophie morale savent combien ces questions portent à division et controverse. Dans Les Droits des animaux, j'explique et tente de défendre un ensemble de critères appropriés pour prendre de telles décisions. Les critères que je déploie sont la cohérence, la précision, la portée, la parcimonie et la conformité avec nos intuitions. De ces cinq critères, le dernier a suscité le plus de critiques, dont certaines sont manifestement mal ajustées, comme je l'illustrerai bientôt.
  L'intuition est un concept ambigu et, quelle que soit la façon dont il est compris, difficile. Dans Les Droits des animaux, après avoir expliqué plusieurs autres sens auxquels d'autres l'ont entendu, j'explique ce que j'appelle le sens « réfléchi » de cette idée.

  [Au sens réfléchi] nos intuitions sont les croyances vraies que nous possédons après nous être consciencieusement efforcés [...] de penser à nos croyances avec sang-froid, raison, impar­tialité, clarté conceptuelle et avec autant d'information perti­nente qu'il nous était raisonnablement possible d'acquérir. Les jugements que nous formons après cet effort ne sont pas des réponse instinctives, pas plus qu'ils ne sont les simples expressions de ce qu'il nous arrive de croire ; ce sont nos croyances bien pesées [...]. Tester les principes moraux alternatifs par la façon dont ils se conforment à nos intuitions réfléchies, c'est par conséquent les tester eu égard à nos croyances bien pesées et, toutes choses étant égales par ailleurs entre deux principes moraux concurrents (c'est-à-dire en supposant que les deux principes aient une portée, une précision et une cohérence égales), le principe qui correspond le mieux à nos intuition réfléchies doit être rationnellement préféré.
  Après avoir exposé la façon dont je comprends l'intuition, et expliqué quel rôle elle joue dans ma réflexion, j'explique pourquoi nous pourrions avoir besoin de réviser ou d'aban­donner certaines de nos intuitions si, comme cela est possible, elles entrent en conflit avec des principes validés autrement. Ce que nous cherchons, en d'autres termes, c'est ce que John Rawls appelle l'« équilibre réfléchi » entre nos intuitions, d'un côté, et nos principes généraux organisateurs, de l'autre. De plus (et ici ma théorie devient même plus compliquée que celle de Rawls), j'explique aussi pourquoi, étant donné les conditions d'arrière-plan idéales pour parvenir à nos croyances morales réfléchies (impartialité, rationalité, etc.), une humilité appropriée devrait nous amener à comprendre combien le savoir moral tend à nous échapper (elusive).
  Selon moi, en somme, bien que nous puissions être ration­nellement justifiés à accepter certains principes moraux et à en rejeter d'autres – parce que nous avons fait tout ce à quoi nous pouvions raisonnablement nous attendre pour évaluer les principes concurrents –, il ne s'ensuit pas que les principes que nous choisissons soient vrais. Ce que nous pouvons savoir, bien plutôt, c'est que nous avons fait de notre mieux pour évaluer pleinement et équitablement les principes concur­rents, afin de décider quels sont ceux qui satisfont au mieux les critères appropriés, y compris le test de conformité à nos intuitions morales. Cependant, parce que satisfaire les critères sus-mentionnés représente un idéal qui pourrait n'être jamais complètement réalisé, nous ne serons jamais en position de prétendre savoir que les principes que nous acceptons, et que la théorie générale dont ils sont une partie, sont en fait vrais, et leurs concurrents faux."

 

Tom Regan, Les Droits des animaux, 1983, préface à l'édition de 2004, tr. fr. Enrique Utria, Hermann, 2012, p. 25-27.



  "Il n'existe pas une vérité arithmétique, mais plutôt des vérités arithmétiques : par exemple « 2 et 2 font 4 », « la suite des nombres premiers est infinie » ou « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 ». La vérité de chacune de ces propositions se démontre par l'évocation de raisons propres à chacune d'elles. Elle ne se déduit en aucune façon directement – à l'exception de la première – des axiomes de l'arithmétique. Ces axiomes représentent d'ailleurs une formalisation tardive et surplombante de vérités arithmétiques dont le nombre s'est accru progressivement dans le temps.
  De même, il existe, non pas une vérité médicale ou biologique, mais des vérités médicales et biologiques plus ou moins bien liées entre elles par des réseaux de théories. Chacune de ces vérités est tenue pour telle parce qu'elle s'appuie sur des systèmes de raisons perçues comme solides. Ni la médecine ni la biologie ne sont, bien sûr, en mesure do répondre à toutes les questions qu'elles rencontrent. Mais elles peuvent donner à certaines questions – à une multitude de questions – une réponse objective, fondée sur des raisons si solides qu'il est difficile d'imaginer des raisons aussi solides aboutissant à une autre conclusion.

  On conteste parfois que la notion même de vérité axiologique ait un sens. Certains veulent voir dans les certitudes axiologiques le produit d'émotions non vécues comme telles, ou encore le simple effet de l'intériorisation non consciente de normes. Dans les deux cas, la certitude est interprétée comme une manifestation de la « fausse conscience ». En fait, il n'est pas très difficile d'évoquer des exemples où la certitude axiologique, ainsi la certitude morale, est l'effet de raisons fortes et en ce sens apparaît comme de même nature que la certitude cognitive. On peut donc parler de vérités axiologiques comme on parle de vérités cognitives et définir les unes et les autres comme des conclusions tirées de raisons solides.
  De même qu'il n'existe pas une vérité médicale ou biologique, mais des vérités médicales ou biologiques, de même, il existe, non pas une vérité axiologique, mais des vérités axiologiques, c'est-à-dire des jugements de valeur de type « X est bon », « Y est juste », « Z est injuste », objectivement valides au sens où elles se déduisent de systèmes de raisons solides. Bien que la comparaison avec la médecine ou avec la biologie soit ici plus pertinente que la comparaison avec l'arithmétique, arrêtons-nous un instant à ce dernier cas.
  Pourquoi « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 » est-elle une proposition objectivement valide ? Parce que cette proposition est correctement déduite de principes (par exemple « un nombre ne peut être à la fois pair et impair ». « Correctement », c'est-à-dire selon les règles de la déduction logique. C'est donc une vérité construite. Les principes sur lesquels elle repose ne pourraient être démontrés qu'à partir de principes qu'il faudrait démontrer à leur tour. Comme il est impossible de mener à bien cette tâche infinie, il faudrait s'arrêter à certains principes qu'on accepterait de ne pas démontrer ou retomber de façon circulaire sur des principes déjà rencontrés. Cette difficulté inhérente à la connaissance n'a jamais empêché d'atteindre à l'indiscutable. On pourrait imaginer une arithmétique fondée sur d'autres principes que ceux que nous connaissons. Mais il se trouve que ces derniers rendent bien compte du réel. Deux pommes et deux pommes font bien quatre pommes, et de façon générale 2 quelque chose et 2 quelque chose en font bien 4. Le consensus qui s'établit sur la proposition « il n'existe pas d'entiers p et q tels que p/q = √2 » est en d'autres termes le produit de raisons solides.
  Les propositions axiologiques, c'est-à-dire les jugements de valeur, se distinguent des propositions de l'arithmétique sur un point : elles ne se déduisent pas d'un système fini d'axiomes (en dépit des prétentions de bien des théories axiologiques). Mais elles leur ressemblent sur un autre : leur validité est à la mesure de la solidité des raisons qui les fondent."

 

Raymond Boudon, Le Juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Chapitre 8, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 332-334.

 

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Date de création : 24/11/2014 @ 14:06
Dernière modification : 12/06/2024 @ 12:13
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