"Postulat 1 : Ni la morale ni la connaissance ne peuvent être solipsiste
Un premier trait caractéristique des phénomènes de connaissance comme des phénomènes d'évaluation est facilement repérable, à savoir qu'il ne peut y avoir de morale ni de connaissance privée. La notion en est même inimaginable. Il est inconcevable de ressentir par exemple que « telle institution est bonne » et d'admettre en même temps qu'on puisse être le seul à en juger ainsi. Si tel était malgré tout le cas, on aurait nécessairement l'impression – peut-être à tort, mais l'impression elle-même sera forte et soustraite à l'influence de la volonté – que tous les autres se trompent. Bref, il est de la nature môme du jugement axiologique qu'il soit perçu par le sujet comme partagé ou du moins partageable.
Il en va de même des jugements de fait. On ne peut avoir le sentiment que tel énoncé portant sur le réel est vrai sans avoir en même temps le sentiment qu'un Autrui généralisé l'endosserait aussi, à partir du moment du moins où certaines conditions seraient satisfaites et notamment où il aurait le même degré d'information. Sans doute tel individu en particulier peut-il éprouver des expériences qui lui appartiennent en propre, ans doute peut-il exprimer telle connaissance mieux que d'autres ; mais l'idée d'une connaissance qui ne serait pas communicable et partageable est à peu près impossible à envisager. La notion en est contradictoire avec l'idée de même de connaissance.
« Cela est bon » ne peut (dans le cas des jugements moraux) vouloir dire : « je trouve cela bon ». […]
Ce n'est donc pas par hasard qu'on peut facilement retrouver des réseaux de raisons à la base d'un jugement de valeur, car, de par la nature même du fait moral, un tel jugement vise toujours – en principe du moins – le consensus. On ne peut estimer tout seul que tel état de choses est bon. Il faut aussi que les autres en soient convaincus. Le consensus li est le symptôme qui témoigne de l'objectivité du jugement de valeur. Or la seule manière de s'assurer qu'un état de choses est bon, c'est de le démontrer. C'est pourquoi il y a une « rationalité axiologique ». « Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garantie n'ont d'autre caution sur laquelle s'appuyer que l'invitation constante faite au monde entier de démontrer qu'elles sont sans fondement », dit Stuart Mill.
On mesure bien à ce point toute la faiblesse des théories « illusionnistes » du « vernis logique », de la « rationalisation », de la « justification de couverture ». Derechef, la mauvaise foi existe, mais on ne saurait en faire la modalité principale de la conscience. Non seulement les théories irrationalistes des croyances axiologiques reposent sur des théories psychologiques dogmatiques et obscurcissent des mécanismes psychologiques simples […], mais elles passent à côté d'un caractère majeur du fait moral. Elles ne voient pas que les « dérivations » proviennent non du côté « raisonneur » de l'homme, mais du fait qu'on ne peut être persuadé que X est juste si l'on ne peut supposer que les autres en jugeraient de même, et, par conséquent, si l'on ne peut croire que ce consensus potentiel est fondé sur des raisons. Il est dans l'essence du sentiment du bien sinon d'être universalisable, du moins d'être partagé. Mais comme ne peut être partagé que ce qui a des titres à l'être, un jugement de valeur s'accompagne toujours d'une universalisation potentielle. […]
Les théoriciens de la morale ont eu raison de chercher à fonder les jugements de valeur sur des règles. Ils ont eu tort de les vouloir universelles. Ce ne sont pas des règles, mais des systèmes de raisons où se mêlent énoncés de fait et principes axiologiques, énoncés universels et énoncés contextualisés, qui fondent les jugements de valeur."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Chapitre 4, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 189-190 et 193-194.
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