"On parle beaucoup aujourd'hui de la crise des valeurs. Je crois cette expression très ambiguë. L'observation la plus élémentaire montre que les individus gardent, aujourd'hui comme hier, des exigences normatives. Ils continuent d'être choqués par mille choses, d'apprécier positivement et négativement les décisions publiques. Très souvent, on voit qu'un consensus – une croyance collective – se forme sur une décision gouvernementale par exemple : tous ou presque, partisans ou non, la jugent bonne ou mauvaise. Qui par exemple n'a pas jugé inepte l'idée de loger des Excellences dans les palaces de Deauville en y délogeant les anciens combattants du débarquement de Normandie qui y avaient réservé leur chambre de longue date, et qu'on prétendait honorer à l'occasion du cinquantième anniversaire dudit débarquement ? Sans doute ce consensus ne se réalise-t-il pas sur tous les sujets. Mais l'individu passe son temps à évaluer, à juger, souvent à juger avec conviction. Il y a des certitudes axiologiques comme il y a des certitudes positives. Et il y en a tout autant aujourd'hui qu'hier.
Que veut-on dire alors lorsqu'on parle de la crise des valeurs ?
Je laisse de côté un premier sens possible, le plus simple, de cette expression. Elle désigne d'abord un phénomène banal, observable de tout temps, à savoir que les valeurs se transforment sous l'effet de maints facteurs. Ce qui était bon hier cesse de l'être aujourd'hui. Cela ne signifie évidemment ni qu'il n'y ait plus de valeurs, ni que les valeurs doivent être tenues pour dépourvues d'objectivité, ni même qu'on doive les traiter comme de pures formes. Ces conséquences, qu'on tire souvent d'un fait irrécusable, le changement des valeurs, sont purement fallacieuses.
Le sentiment d'une « crise des valeurs », exprime surtout le fait que la koinè[1] actuelle ne permet pas de penser les valeurs, sinon sur le mode de l'irrationalité, de l' « arbitraire culturel », de la convention, de la gratuité ou encore du déterminisme social. De manière générale, des tendances importantes des sciences humaines, qu'il s'agisse de la psychanalyse ou du marxisme (dont l'échec politique fracassant n'implique en aucune manière la fin de l'influence intellectuelle, ont contribué à l'installation d'une vision de l'individu dont on ne voit pas comment on peut en tirer une explication satisfaisante de phénomènes dont la réalité est pourtant irrécusable, comme celui de la certitude morale. En contradiction avec ces données de l'expérience) on parle du « crépuscule du devoir », de l' « affaissement » ou du « retour des valeurs », de la morale ou de la vérité ; on découvre que l' « empire des signes » a supplanté le réel : ce serait désormais l'habit qui ferait le moine. Ces métaphores douteuses, qui suggèrent d'assimiler les valeurs à des modes, n'ont d'intérêt que dans la mesure où elles témoignent, par leur succès même, de l'influence du nihilisme dans la pensée contemporaine.
Ce nihilisme n'est pas moins visible s'agissant du cognitif et l'on peut facilement en déceler de multiples symptômes. Ainsi, on mesure aujourd'hui « normalement » un ouvrage aux frissons qu'il procure (« stimulant », « efficace », « dérangeant », etc.) plutôt qu'à son apport à la connaissance, même lorsque son propos affiché est d'instruire sur son objet. Peu importe ce qu'écrit tel philosophe : on lui demande surtout d'être un bon voyageur de commerce de lui-même. Dans les milieux universitaires eux-mêmes, il est devenu exceptionnel de voir un commentateur se demander si sur tel sujet Comte, Hume, Nietzsche ou tel autre philosophe, sociologue ou économiste classique ou moderne a proposé une réponse acceptable ou non. Il se contentera le plus souvent d'analyser précautionneusement la cohérence des développements de son auteur et de chercher à capter ce qu'il a réellement pensé. Bref, on confère indistinctement un statut de doxa à tous les discours sur le réel, car il est entendu qu'on peut avoir sur le monde des opinions plus ou moins « intéressantes », « stimulantes », « dérangeantes », « neuves » ou « libératrices », mais il est incongru de chercher à émettre des propositions justes et vraies.
La crise des valeurs est donc surtout peut-être une crise de la théorie des valeurs, que les mouvements d'idées influents aujourd'hui tendent tous à traiter comme des illusions."
Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Études sur l'objectivité des valeurs et de la connaissance, 1995, Introduction, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 2009, p. 53-55.