"Maintenant, pour ce qui touche les idées, si elles sont considérées seules en elles-mêmes, sans que je les rapporte à rien d'autre, elles ne peuvent être à proprement parler fausses ; en effet, que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il n'y a non plus nulle fausseté à craindre dans la volonté comme telle ou dans les affections ; en effet, bien que je puisse souhaiter des choses mauvaises, bien que je puisse souhaiter même ce qui n'existe nulle part, ce n'est pourtant pas pour cela qu'il n'est pas vrai que je les souhaite. Restent donc les seuls jugements dans lesquels il me faut prendre garde de ne pas me tromper. Or la principale erreur et la plus fréquente qui puisse s'y rencontrer consiste en ce que consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables ou conformes à des certaines choses situées hors de moi ; car, assurément, si je considérais seulement les idées elles-mêmes comme de certains modes de ma pensée, sans les rapporter à rien d'autre, à peine pourraient-elles me donner matière à erreur."
Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Troisième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 91-93.
"Il est absolument clair qu'en l'absence de croyance, le faux n'existerait pas ; le vrai non plus, dans la mesure où le vrai est corrélatif du faux. Imaginons un monde purement matériel : il n'y aurait pas de place pour le faux, et bien que ce monde contienne ce qu'on peut appeler des « faits », il ne contiendrait aucune vérité, au sens où les vérités sont choses du même genre que ce qui est faux. De fait, vérité et fausseté sont des propriétés des croyances et des affirmations : et donc un monde purement matériel, faute de croyances comme d'affirmations, ne contiendrait ni vérité ni fausseté.
En revanche, il faut noter que la vérité ou la fausseté d'une croyance dépend toujours de quelque chose d'extérieur à la croyance même. Si ma croyance est vraie quand je crois que Charles Ier est mort sur l'échafaud, ce n'est pas en vertu d'une qualité propre à ma croyance, qualité que je pourrais découvrir par simple examen de la croyance ; c'est à cause d'un évènement historique d'il y a deux siècles et demi. Si je crois que Charles Ier est mort dans son lit, c'est là une croyance fausse : je peux bien y croire avec force, avoir pris des précautions avant de m'y tenir, tout cela ne l'empêche pas d'être fausse, toujours pour la même raison, nullement en vertu d'une propriété qui lui soit propre. Bien que la vérité et la fausseté soient des propriétés des croyances, ce sont donc des propriétés qui dépendent de la relation entre la croyance et autre chose qu'elle, non pas d'une qualité interne à la croyance."
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, chap. XII, "Le vrai et le faux".
"It seems fairly evident that if there were no beliefs there could be no falsehood, and no truth either, in the sense in which truth is correlative to falsehood. If we imagine a world of mere matter, there would be no room for falsehood in such a world, and although it would contain what may be called 'facts', it would not contain any truths, in the sense in which truths are thins of the same kind as falsehoods. In fact, truth and falsehood are properties of beliefs and statements: hence a world of mere matter, since it would contain no beliefs or statements, would also contain no truth or falsehood.
But, as against what we have just said, it is to be observed that the truth or falsehood of a belief always depends upon something which lies outside the belief itself. If I believe that Charles I died on the scaffold, I believe truly, not because of any intrinsic quality of my belief, which could be discovered by merely examining the belief, but because of an historical event which happened two and a half centuries ago. If I believe that Charles I died in his bed, I believe falsely: no degree of vividness in my belief, or of care in arriving at it, prevents it from being false, again because of what happened long ago, and not because of any intrinsic property of my belief. Hence, although truth and falsehood are properties of beliefs, they are properties dependent upon the relations of the beliefs to other things, not upon any internal quality of the beliefs."
Bertrand Russell, The Problems of Philosophy, 1912, chapter XII, Dover Publications Inc., 1999, p. 87-88.
"Le mot « vrai », sous l'aspect linguistique, est un qualificatif. Ce qui nous invite à délimiter plus étroitement le domaine de ce dont on peut énoncer la vérité, et où d'une manière générale il peut être question de vérité. La vérité se dit de tableaux, de représentations, de propositions et de pensées. Il est remarquable que cette énumération réunisse des choses visibles et audibles et des choses qui ne sont pas perçues par les sens. C'est là l'indication d'un déplacement de sens. Et on le vérifie aisément. Un tableau, en tant qu'il est une chose perceptible par la vue ou le toucher, est-il vrai à proprement parler ? Et une pierre, une feuille, ne sont-elles pas vraies ? Il est évident qu'on n'appellerait pas un tableau vrai s'il n'y avait là une intention. Le tableau doit représenter quelque chose. La représentation n'est pas non plus dite vraie en elle-même, mais eu égard à une intention, à l'idée qu'elle doit s'accorder à quelque chose. On peut donc présumer que la vérité consiste en l'accord d'un tableau avec son objet. Un accord est un rapport. Mais l'emploi du mot « vrai » y contredit; ce n'est pas un terme relatif, et il ne donne aucune indication sur quelque autre chose avec laquelle un objet donné devrait s'accorder. Si je ne sais pas qu'un tableau donné est censé représenter la cathédrale de Cologne, je ne sais pas à quoi je dois le comparer pour décider de sa vérité. Un accord ne peut être total que si les choses en accord coïncident, donc ne sont pas de nature différente. On doit pouvoir prouver l'authenticité d'un billet de banque en l'appliquant par recouvrement sur un billet authentique. Mais tenter d'obtenir le recouvrement d'une pièce d'or par un billet de vingt marks serait ridicule. Le recouvrement d'une chose par une représentation ne serait possible que si la chose était, elle aussi, une représentation. Et si la première s'accorde parfaitement à la seconde, elles coïncident. Or, c'est précisément ce que l'on ne veut pas quand on définit la vérité comme l'accord d'une représentation avec quelque chose de réel. Il est essentiel que l'objet et la représentation soient différents. A ce compte, il n'y a pas d'accord parfait, pas de vérité parfaite. Il n'y aurait donc absolument rien de vrai, car ce qui est à moitié vrai n'est pas vrai. La vérité ne supporte pas le plus ou le moins. Pourtant, ne pourrait-on pas poser qu'il y a vérité quand l'accord a lieu sous un certain point de vue ? Mais lequel ? Que faudrait-il pour décider si quelque chose est vrai ? Il faudrait chercher s'il est vrai que, par exemple, une représentation et un objet réel s'accordent sous le point de vue en question. On serait confronté de nouveau à une question du même genre que la précédente, et le jeu pourrait recommencer. Ainsi échoue-t-on à tenter d'expliquer la vérité comme un accord. Mais toute autre tentative pour définir l'être vrai échoue également. Une définition proposerait certains traits caractéristiques du vrai, et dans une application particulière il s'agirait toujours de savoir s'il est vrai que les traits caractéristiques sont constatés. On tourne en cercle. Il est donc vraisemblable que le contenu du mot « vrai » est unique en son genre et indéfinissable.
Quand on dit qu'un tableau est vrai, on n'énonce pas à proprement parler une propriété qui conviendrait à ce tableau, pris séparément du reste des choses. Bien au contraire, on a toujours une autre chose en vue, et on veut dire que ce tableau s'accorde en quelque manière avec cette chose. « Ma représentation est en accord avec la cathédrale de Cologne » est une proposition et il s'agit de la vérité de cette proposition. Ce que l'on appelle improprement vérité des tableaux et des représentations est ainsi ramené à la vérité des propositions. Mais qu'appelle-t-on proposition ? Une suite de sons, sous réserve que cette suite ait un sens, et sans affirmer pour autant que toute suite de sons sensée soit une proposition. Quand on qualifie une proposition de vraie, on pense proprement à son sens. Il apparaît que ce dont on demande s'il est vrai ou faux, est le sens d'une proposition. Le sens d'une proposition est-il une représentation ? En tout cas, la propriété de vérité ne gît pas dans l'accord du sens avec quelque chose d'autre, sinon la question du caractère distinctif de l'être vrai se répéterait à l'infini."
Gottlob Frege, "La pensée", 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 171-173.
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