"[…] il est parfaitement possible que même une cité isolée, n'ayant de rapports qu'avec elle-même, connaisse le bonheur, c'est-à-dire soit sagement gouvernée, puisqu'il peut fort bien arriver qu'un État soit administré en un lieu quelconque, « en vase clos », et jouisse d'une bonne législation ; or dans cet État la structure de la constitution ne sera pas orientée vers la guerre ni vers l'asservissement de ses ennemis, toute idée de ce genre devant même être exclue. Il est donc évident que si tous les soins apportés à la préparation de la guerre doivent être tenus pour des plus honorables, ils ne constituent cependant pas la fin suprême de l'activité entière de l'État, mais seulement des moyens en vue de cette fin. Et l'office du sage législateur est de considérer, pour un État, une race ou toute autre communauté, comment sera réalisée leur participation à une vie bonne, et au bonheur qu'il leur est possible d'atteindre. Les lois que le législateur édictera ne seront cependant pas toujours les mêmes : et c'est son office de voir, dans le cas où il existe des voisins, à quelles sortes d'activités on doit se livrer d'après leurs différents caractères, ou comment on adoptera les mesures qui conviennent à chacun d'eux."
Aristote, Politique, VII, 2, 1324 b 22.
"Un prince doit donc n'avoir d'autre objet ni d'autre pensée, ni s'approprier d'autre art que celui de la guerre, de son organisation comme de la discipline qui s'y rapporte - car c'est le seul art qui convient à celui qui commande, et il a tant de valeur que non seulement il maintient au pouvoir ceux qui sont nés princes, mais souvent il permet aux hommes de condition privée de s'élever à ce titre. À l'inverse, on voit que les princes qui pensent plus aux plaisirs qu'aux armes ont perdu leur État. Or, la première cause qui te le fait perdre, c'est de négliger cet art ; et la cause qui te le fait acquérir, c'est la maîtrise de cet art. François Sforza passa de la condition privée à celle de duc de Milan parce qu'il était armé ; et ses enfants, pour avoir voulu fuir les désagréments des armes, de ducs qu'ils étaient devinrent simples particuliers. Car être désarmé, entre autres maux, rend méprisé, et c'est là une infamie dont le prince doit se garder, comme on le dira plus bas. Entre un prince armé et un prince désarmé, il y a une disproportion, il n'est pas logique que celui qui est armé obéisse volontiers à celui qui est désarmé, et pas davantage que celui-ci soit en sûreté au milieu de serviteurs armés; comme l'un éprouve méfiance et l'autre soupçon, il n'est pas possible qu'ils œuvrent de concert. C'est pourquoi un prince qui n'y entend rien à l'armée, entre autres malheurs et comme on l'a dit, ne peut être estimé de ses soldats, ni leur faire confiance."
Machiavel, Le Prince, 1513.
"Ce qu'est le meilleur régime pour tout État, on le connaît facilement en considérant la fin de la société civile : cette fin n'est rien d'autre que la paix et la sécurité de la vie. Par suite, le meilleur État est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, et dont le Droit n'est jamais transgressé. En effet, il est certain que les séditions, les guerres et le mépris ou la transgression des lois doivent être imputées non tant à la malignité des sujets qu'au mauvais régime de l'État. Les hommes, en effet, ne naissent pas aptes à la vie en société, ils le deviennent. En outre, les passions naturelles des hommes sont partout les mêmes ; si donc, dans un corps politique, la malignité humaine assure mieux son règne que dans un autre, et si on y commet plus de péchés, cela vient certainement de ce qu'un tel corps politique n'a pas assez pourvu à la concorde, n'a pas établi son Droit avec assez de sagesse et, en conséquence, n'a pas acquis le droit absolu qui est celui d'un corps politique. Car une société civile qui n'a pas éliminé les causes de sédition, où il faut toujours redouter une guerre, et où enfin les lois sont presque toujours violées, ne diffère pas beaucoup de l'état naturel, où chacun vit selon ses inclinations, mais avec un grand péril pour sa vie."
Spinoza, Traité politique, 1675-1677, V, § 2,
"Mais la guerre n'est pas un passe-temps, ni une simple soif de risque et de victoire, ni l'œuvre d'un enthousiasme déchaîné ; elle est un moyen sérieux au service d'une fin sérieuse. Tout le chatoiement de la fortune qui la pare, toutes les vibrations des passions, du courage, de l'imagination, de l'enthousiasme qui l'habitent ne sont que des particularités de ce moyen.
La guerre d'une communauté – de peuples entiers et notamment des nations civilisées – surgit toujours d'une situation politique et n'éclatera que pour un motif politique. Elle est donc un acte politique. Si elle était une manifestation parfaite, limpide, absolue de la violence, comme nous pouvions le déduire de son concept pur, la guerre prendrait la place de la politique dès l'instant où celle-ci la suscite. Comme si elle était complètement indépendante, elle la supplanterait et ne suivrait plus que ses propres lois, telle une mine qui éclate et qui ne peut suivre d'autre direction que celle qui lui fut donnée par son installation préalable. C'est ainsi en fait que l'on s'est représenté la chose jusqu'à maintenant, chaque fois qu'une disharmonie entre la politique et la conduite de la guerre engendrait des distinctions théoriques de ce genre. Mais il n'en est pas ainsi, et cette représentation est absolument fausse. Comme nous l'avons vu, la guerre dans le monde réel n'est pas un extrême qui relâche sa tension en une seule décharge. Elle agit au contraire comme l'effet de forces qui ne se déploient pas de manière parfaitement égale et similaire, mais qui tantôt se dilatent suffisamment pour surmonter la résistance que leur opposent l'inertie et les frictions, et tantôt sont trop faibles pour produire le moindre effet. La guerre est donc en quelque sorte une pulsation plus ou moins vive de violence, relâchant ses tensions et épuisant ses forces plus ou moins vite. En d'autres termes : elle mène plus ou moins vite à l'objectif, mais elle dure toujours assez longtemps pour qu'on puisse exercer une influence sur son déroulement, pour qu'on puisse lui imprimer telle ou telle direction, bref, pour rester soumise à la volonté d'une intelligence conductrice. Puisque nous considérons que la guerre procède d'une fin politique, il est donc naturel que ce premier mobile qui lui donna naissance demeure aussi dans sa conduite la considération première et suprême. Mais la fin politique n'est pas pour autant un législateur despotique, elle doit s'adapter à la nature de son moyen. Elle en sera par conséquent souvent complètement transformée, même si elle reste toujours au premier rang des considérations. La politique traversera donc l'acte militaire tout entier et exercera sur lui une influence constante, pour autant que le permette la nature des forces explosives qui s'y déchaînent.
Nous voyons donc que la guerre n'est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une continuation des relations politiques, un accomplissement de celles-ci par d'autres moyens. Ce qui demeure propre à la guerre relève purement de la nature singulière de ses moyens. L'art de la guerre en général, et le commandant dans chaque cas particulier, peut exiger que les orientations et les desseins de la politique n'entrent pas en contradiction avec ces moyens, ce qui n'est certes pas une mince exigence. Mais si forte que soit en certains cas la réaction de cette exigence sur le dessein politique, il faut toujours la considérer uniquement comme une modification de celui-ci ; car le dessein politique est la fin, la guerre est le moyen, et jamais le moyen ne peut être conçu sans la fin."
Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832, Livre I, Chapitre 1, § 23-24, tr. fr. Nicolas Wacquet, Rivages poche, Petite Bibliothèque, p. 42-44.
"[…] la guerre n'est qu'une partie des relations politiques, et n'est donc absolument pas autonome.
On sait bien sûr que la guerre n'est suscitée que par les relations politiques des gouvernements et des peuples. Mais on imagine généralement que la guerre suspend ces relations, faisant apparaître alors un état tout différent qui n'est soumis qu'à ses propres lois.
Nous affirmons au contraire que la guerre n'est rien d'autre qu'une continuation des relations politiques par l'immixtion d'autres moyens. Nous disons « par l'immixtion d'autres moyens », afin d'affirmer en même temps que ces relations politiques ne cessent pas avec la guerre elle-même. Elles ne se transforment pas en quelque chose de complètement différent mais elles subsistent dans leur essence, quels que soient les moyens dont elles se servent. Les lignes de force selon lesquelles les événements militaires se produisent et auxquelles ils se rattachent ne sont que les linéaments d'une politique qui se poursuit à travers la guerre jusqu'à la paix. Comment concevoir les choses autrement ? Est-ce que les relations politiques des nations et des gouvernements prennent fin quand on cesse d'échanger des notes diplomatiques ? La guerre n'est-elle pas simplement une autre façon d'écrire et de dire leurs pensées ? Elle possède certes sa propre grammaire, mais non sa propre logique.
C'est pourquoi la guerre ne peut jamais être séparée des relations politiques. Et si cela se produisait en quelque point de notre réflexion, tous les fils de ces relations seraient pour ainsi dire rompus, et ce qui en naîtrait serait inutile et insensé."
Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832, Livre huitième, chapitre 6B, tr. fr. Nicolas Waquet, Rivages Poche, 2014, p. 340-341.
"[…] la guerre n'est qu'une partie des relations politiques, et n'est donc absolument pas autonome.
On sait bien sûr que la guerre n'est suscitée que par les relations politiques des gouvernements et des peuples. Mais on imagine généralement que la guerre suspend ces relations, faisant apparaître alors un état tout différent qui n'est soumis qu'à ses propres lois.
Nous affirmons au contraire que la guerre n'est rien d'autre qu'une continuation des relations politiques par l'immixtion d'autres moyens. Nous disons « par l'immixtion d'autres moyens », afin d'affirmer en même temps que ces relations politiques ne cessent pas avec la guerre elle-même. Elles ne se transforment pas en quelque chose de complètement différent mais elles subsistent dans leur essence, quels que soient les moyens dont elles se servent. Les lignes de force selon lesquelles les événements militaires se produisent et auxquelles ils se rattachent ne sont que les linéaments d'une politique qui se poursuit à travers la guerre jusqu'à la paix. Comment concevoir les choses autrement ? Est-ce que les relations politiques des nations et des gouvernements prennent fin quand on cesse d'échanger des notes diplomatiques ? La guerre n'est-elle pas simplement une autre façon d'écrire et de dire leurs pensées ? Elle possède certes sa propre grammaire, mais non sa propre logique.
C'est pourquoi la guerre ne peut jamais être séparée des relations politiques. Et si cela se produisait en quelque point de notre réflexion, tous les fils de ces relations seraient pour ainsi dire rompus, et ce qui en naîtrait serait inutile et insensé.
Cette conception serait indispensable même si la guerre était pleinement guerre, si elle était le déchaînement de l'élément d'hostilité. Car tous les objets sur lesquels elle repose et qui déterminent son orientation majeure : la puissance des deux adversaires, les alliés des deux camps, le caractère respectif des peuples et des gouvernements, etc., tout ce que nous avons énuméré au chapitre 1 du livre premier, ne sont-ils pas de nature politique, et leurs rapports avec l'ensemble des relations politiques n'est-il pas si étroit qu'il est impossible de les en séparer ? – Mais cette conception s'impose doublement lorsque nous pensons que la guerre réelle n'est pas un effort vers l'extrême aussi important que le voudrait son pur concept, mais qu'elle est une chose hybride, une contradiction en soi. En tant que telle, elle ne peut suivre ses propres lois ; il faut la considérer comme une partie d'un tout plus vaste – et ce tout est la politique.
La politique, dans la mesure où elle se sert de la guerre, évite toutes les conséquences rigoureuses qui découlent de la nature de la guerre. Elle se soucie peu des possibilités finales et s'en tient uniquement aux probabilités les plus proches. Beaucoup d'incertitude s'introduit ainsi dans toute l'action, et la guerre devient une sorte de jeu ; chaque cabinet a confiance en sa politique et croit, dans ce jeu, surpasser le cabinet adverse en adresse et en perspicacité.
Du grandiose élément de la guerre, la politique fait donc un simple instrument ; de l'effroyable glaive qu'il faut soulever à deux mains, de toute sa force, pour ne frapper qu'une fois et une seule, elle fait une épée légère et maniable, parfois une simple rapière, en alternant les coups, les feintes et les parades.
Ainsi se résolvent les contradictions que la guerre enchevêtre autour de l'homme, craintif par nature ; si l'on admet que cette solution en est une.
Si la guerre appartient à la politique, elle en revêtira le caractère. Lorsque la politique devient imposante et puissante, la guerre le sera aussi, et elle pourra même atteindre les sphères supérieures où elle parvient à sa forme absolue.
D'après cette conception, il ne faut donc pas perdre de vue la guerre sous sa forme absolue ; au contraire, son image doit être continuellement présente à l'arrière-plan.
Seule cette façon de la concevoir restituera à la guerre son unité ; ce n'est qu'ainsi que l'on peut considérer toutes les guerres comme étant d'une seule nature. Le jugement se placera ainsi du seul point de vue précis et exact à partir duquel on conçoit et on juge de vastes plans.
Certes, l'élément politique ne s'infiltre pas profondément dans les détails de la guerre : on n'établit pas une vedette[1] et l'on ne conduit pas une patrouille selon des considérations politiques. Mais elles exercent une influence décisive sur l'ensemble du plan de guerre, de campagne et même souvent de bataille.
C'est pourquoi nous ne nous sommes pas empressé de présenter ce point de vue dès le départ. En ce qui concerne l'étude des objets pris séparément, il ne nous aurait pas été très utile et aurait plutôt dispersé notre attention. Mais maintenant que nous étudions le plan de guerre et de campagne, ce point de vue est indispensable.
Rien n'est plus important dans la vie que de déterminer exactement le point de vue selon lequel les choses doivent être saisies et jugées, et de s'y tenir. Car nous ne pouvons saisir comme une unité la quantité des phénomènes que d'un seul point de vue, et seule l'unité de vue peut nous garder des contradictions.
Si l'élaboration du plan de guerre exclut un double ou un triple point de vue d'où l'on pourrait envisager les choses selon l'œil du soldat, de l'administrateur, du politicien, etc., il faut alors se demander s'il est nécessaire que la politique occupe le premier rang et que tout le reste lui soit subordonné.
On supposera que la politique réunit et équilibre tous les intérêts de l'administration intérieure, tous les intérêts humains et tout ce que l'esprit philosophique peut ajouter. Car la politique n'est rien en elle-même sinon le simple mandataire de tous ces intérêts auprès des autres États. Qu'elle puisse être mal orientée, qu'elle puisse servir en priorité l'ambition, l'intérêt personnel, la vanité des dirigeants, cela ne nous concerne pas ici. Car l'art de la guerre ne peut en aucun cas être considéré comme le précepteur de la politique ; nous ne pouvons considérer ici la politique qu'en tant que représentant des intérêts de la société tout entière.
Mais la question demeure : dans l'élaboration du plan de guerre, le point de vue politique doit-il se retirer devant le point de vue purement militaire (si ce dernier est concevable), c'est-à-dire disparaître complètement ou lui être subordonné, ou bien doit-il au contraire continuer à dominer et voir le point de vue militaire lui être subordonné ?
Si les guerres n'étaient que des combats à mort inspirés par la pure hostilité, il serait concevable que le point de vue politique disparaisse complètement avec le début de la guerre. Telles qu'elles sont en réalité, les guerres ne sont rien d'autre que l'expression de la politique elle-même, comme nous l'avons montré. La subordination du point de vue politique au point de vue militaire serait absurde, car c'est la politique qui a produit la guerre. Elle est l'intelligence, la guerre est l'instrument, et non l'inverse. Ainsi, seule la subordination du point de vue militaire au point de vue politique reste-t-elle possible.
Si nous songeons à la nature de la guerre réelle, nous nous rappellerons ce que nous avons dit […] : toute guerre doit être comprise avant tout selon la probabilité de son caractère et de son contour, tels qu'ils résultent des données et des conditions politiques. Souvent – et de nos jours nous pourrions bien dire la plupart du temps - la guerre doit être conçue comme un tout organique et indivisible, où chaque activité isolée participe au tout et trouve son origine dans l'idée de ce tout. Il devient alors pour nous parfaitement clair et sûr que le point de vue suprême dans la conduite de la guerre, d'où partent les lignes directrices, ne peut être autre que celui de la politique.
Les plans découlent de ce point de vue comme s'ils sortaient d'un même moule ; comprendre et juger devient plus facile et plus naturel ; les convictions sont plus fortes, les motifs plus satisfaisants, et l'histoire plus compréhensible.
Ce point de vue a l'avantage d'exclure toute querelle entre les intérêts politiques et militaires du fait de la nature de leurs rapports ; si conflit il y a, il ne provient que de vues imparfaites. Si la politique formule envers la guerre des exigences que cette dernière ne peut remplir, elle enfreint la condition stipulant qu'elle connaît l'instrument dont elle va se servir, condition naturelle et tout à fait indispensable. Mais si la politique juge correctement le cours des événements militaires, c'est à elle et à elle seule de déterminer les événements et la direction des actions qui correspondent à l'objectif de la guerre.
En un mot, l'art de la guerre à son stade suprême se mue en politique, mais une politique qui, au lieu d'écrire des notes diplomatiques, livre des batailles.
En ce sens, il serait inadmissible et même nuisible de juger un grand événement militaire ou son plan selon des critères purement militaires. Oui, il est absurde de consulter des militaires afin qu'ils jugent les plans de guerre de manière purement militaire, comme le font d'habitude les cabinets. Mais lorsque les théoriciens exigent que tous les moyens disponibles soient délégués au général pour dresser un plan de guerre ou de campagne purement militaire, voilà qui est encore plus absurde."
Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832, Livre huitième, chapitre 6B, tr. fr. Nicolas Waquet, Rivages Poche, 2014, p. 340-346.
"La guerre est une lutte armée entre unités politiques organisées, la guerre civile est une lutte armée au sein d'une unité politique (remise en question de ce fait). La caractéristique essentielle d'une arme est d'être un moyen de provoquer la mort physique d'êtres humains. À l'exemple du mot ennemi, le mot lutte doit être entendu ici dans son sens original et existentiel. Ce n'est pas une simple concurrence que ce mot désigne, ni la lutte purement intellectuelle de la discussion, ni cette lutte symbolique dans laquelle finalement chaque homme est de quelque manière engagé à tout instant puisque les choses sont ainsi faites, et que la vie humaine tout entière est un combat et tout homme un combattant. Les concepts d'ami, d'ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation permanente à ce fait réel, la possibilité de provoquer la mort physique d'un homme. La guerre naît de l'hostilité, celle-ci étant la négation existentielle d'un autre être. La guerre n'est que l'actualisation ultime de l'hostilité. Ceci n'implique pas qu'elle soit chose courante, chose normale, ni d'ailleurs que l'on y voie une solution idéale ou désirable ; elle reste néanmoins présente nécessairement sous forme d'une possibilité du réel tant que la notion d'ennemi garde son sens.
Les choses ne se présentent donc nullement comme si l'existence politique n'était qu'une guerre sanglante et chaque acte politique une opération militaire, comme si sans cesse chaque peuple face à chaque autre peuple était acculé de façon permanente à l'alternative ami ou ennemi, comme si la décision politiquement bonne ne pouvait pas être celle qui précisément évite la guerre. La définition que nous donnons ici du politique n'est ni belliciste, ni militariste, ni impérialiste, ni pacifiste. Elle n'est pas davantage une tentative de présenter la guerre victorieuse ou la révolution réussie comme un idéal social, car la guerre ou la révolution ne sont ni un fait social, ni un fait idéal. Quant au combat militaire considéré en lui-même, il n'est pas la poursuite de la politique par d'autres moyens, pour rappeler la façon, d'ailleurs inexacte, dont on cite habituellement le mot célèbre de Clausewitz ; il a, en tant que guerre, son optique et ses règles propres, stratégiques, tactiques et autres, qui supposent cependant toutes que la décision politique, celle qui désigne l'ennemi, est un fait donné préalable. Dans une guerre, les adversaires s'affrontent en général ouvertement comme tels, ils se distinguent même normalement par leur uniforme, et de ce fait la discrimination de l'ami et de l'ennemi n'est plus un problème politique que le soldat au combat aurait à résoudre. D'où la justesse de cette remarque d'un diplomate anglais, qui prétend que l'homme politique est mieux entraîné au combat que le soldat parce que l'homme politique se bat toute sa vie, alors que le soldat ne le fait qu'exceptionnellement. La guerre est loin d'être l'objectif, la fin, voire la substance du politique, mais elle est cette hypothèse, cette réalité éventuelle qui gouverne selon son mode propre la pensée et l'action des hommes, déterminant de la sorte un comportement spécifiquement politique.
C'est pourquoi le critère qui consiste en la discrimination de l'ami et de l'ennemi ne signifie nullement non plus qu'un peuple donné sera éternellement l'ami ou l'ennemi d'un autre peuple donné, ou qu'une neutralité n'est pas chose possible, qu'elle est un non-sens politique. Simplement, comme tout concept politique, le concept de neutralité, lui aussi, reste subordonné à l'hypothèse dernière, celle de la possibilité effective d'un regroupement en amis et ennemis ; et s'il n'y avait plus sur terre que de la neutralité, ce serait la fin, non seulement de toute guerre, mais aussi celle de la neutralité elle-même, tout comme c'est la fin de toute politique, y compris celle d'une politique visant à éviter le combat, dès lors que l'éventualité concrète du combat disparaît. Les seuls facteurs déterminants sont l'éventualité de la situation décisive, c'est-à-dire celle du combat réel, et l'acte de décider si cette situation est donnée ou non.
Or, le caractère exceptionnel de cette situation, loin d'en annuler l'importance déterminante, fonde précisément celle-ci. Si, de nos jours, les guerres ne sont plus aussi nombreuses et aussi communes que jadis, en revanche, l'emprise totale et l'énormité de leur puissance de choc s'est accrue dans la proportion où elles se sont faites moins fréquentes et moins banales, et peut-être plus encore. Le cas de guerre est resté, jusque dans le présent, l'épreuve décisive par excellence. En cette occasion comme en beaucoup d'autres, on peut dire que c'est la situation d'exception qui revêt une signification particulièrement déterminante, révélatrice du fond des choses. Car il faut qu'il y ait lutte réelle pour que se manifeste la logique ultime de la configuration politique qui oppose l'ami et l'ennemi. C'est dans la perspective de cette éventualité extrême que la vie des hommes s'enrichit de sa polarité spécifiquement politique.
Un monde d'où l'éventualité de cette lutte aurait été entièrement écartée et bannie, une planète définitivement pacifiée serait un monde sans discrimination de l'ami et de l'ennemi et par conséquent un monde sans politique. Ce monde-là pourrait présenter une diversité d'oppositions et de contrastes peut-être intéressants, toutes sortes de concurrences et d'intrigues, mais il ne présenterait logiquement aucun antagonisme au nom duquel on pourrait demander à des êtres humains de faire le sacrifice de leur vie et donner à certains le pouvoir de répandre le sang et de tuer d'autres hommes. Une fois de plus, il est sans importance pour la définition du politique que l'on appelle ou non de ses voeux, comme un idéal, ce monde sans activité politique. On ne saurait saisir le phénomène politique en faisant abstraction de cette éventualité concrète du regroupement en amis et ennemis, quelles qu'en soient les incidences sur le jugement porté sur la politique d'un point de vue religieux, moral, esthétique ou économique.
La guerre, ce moyen extrême de la politique, rend manifeste cette éventualité d'une discrimination de l'ami et de l'ennemi sur quoi se fonde toute notion politique, et elle n'a de sens que pour autant que cette discrimination subsiste comme une réalité, ou pour le moins virtuellement, au sein de l'humanité. En revanche, une guerre menée pour des motifs prétendus purement religieux, purement moraux, purement juridiques ou purement économiques serait une absurdité. Il n'est pas possible d'aboutir à la polarité ami-ennemi, et donc à une guerre, en partant des oppositions spécifiques de ces domaines de l'activité humaine. Une guerre n'est pas nécessairement une entreprise pieuse ou moralement bonne, ou encore rentable. La perception de cette évidence est le plus souvent troublé du fait que des antagonismes religieux, moraux ou autres peuvent devenir politiques en s'aggravant et provoquer le regroupement de combat en amis et ennemis. Mais si ce regroupement de combat vient à se réaliser, l'antagonisme décisif n'est plus d'ordre purement religieux, moral ou économique, il est politique. La seule question qui se pose alors est de savoir si la polarité ami-ennemi existe ou non dans la réalité ou comme virtualité du réel, sans que l'on ait à se demander quels sont les mobiles humains assez puissants pour la faire apparaître.
Rien ne saurait échapper à cette logique du politique. Que l'opposition des pacifistes contre la guerre grandisse jusqu'à les précipiter dans une guerre contre les non-pacifistes, dans une guerre contre la guerre, et cela prouverait que ce pacifisme dispose de fait d'un certain potentiel politique, vu qu'il est assez fort pour regrouper les hommes en amis et ennemis. Quand la volonté d'empêcher la guerre est telle qu'elle ne craint plus la guerre elle-même, c'est que cette volonté est devenue un mobile politique, ce qui revient à dire qu'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité extrême, et qu'elle admet même le sens de la guerre. Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livrent l'humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu'elles discréditent aussi l'ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu'il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d'être simplement cet ennemi qu'il faut remettre à sa place, reconduire à l'intérieur de ses frontières. Le fait que ces guerres soient possibles démontre de façon particulièrement nette que l'éventualité effective d'une guerre subsiste encore à notre époque, et seule celte constatation importe au regard de la discrimination ami-ennemi et de l'identification du politique."
Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, tr. fr. Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992, p. 70-75.
"[…] il n'est pas de programme, pas d'idéal, de norme ou de finalité qui puisse conférer le droit de disposer de la vie physique d'autrui. Exiger des hommes, en toute sincérité, qu'ils tuent d'autres hommes et qu'ils soient prêts à mourir pour que le commerce et l'industrie des survivants florissants et pour que le pouvoir d'achat de leurs arrière-neveux soit solide, c'est une atrocité, c'est de la démence. Maudire la guerre homicide et demander aux hommes de faire la guerre, de tuer et de se faire tuer pour qu'il n'y ait « plus jamais ça », c'est une imposture manifeste. La guerre, les hommes qui se battent, prêts à mourir, le fait de donner la mort à d'autres hommes qui sont, eux, dans le camp ennemi, rien de cela n'a de valeur normative ; il s'agit, au contraire, de valeurs purement existentielles, insérées dans la réalité d'une situation de lutte effective contre un ennemi réel, et qui n'ont rien à voir avec de quelconques idéaux, programmes ou abstractions normatives. Il n'est pas de finalité rationnelle, pas de norme, si juste soit-elle, pas de programme, si exemplaire soit-il, pas d'idéal social, si beau soit-il, pas de légitimité ni de légalité qui puissent justifier le fait que des êtres humains se tuent les uns les autres en leur nom. Car, si à l'origine de cet anéantissement physique de vies humaines il n'y a pas la nécessité vitale de maintenir se propre forme d'existence face à une négation tout aussi vitale de cette forme, rien d'autre ne saurait le justifier. S'il existe réellement des ennemis au sens existentiel du terme tel qu'on l'entend ici, il est logique, mais d'une logique exclusivement politique, de se défendre contre eux, si nécessaire, par l'emploi de la force physique et de lutter avec eux.
Depuis Grotius, il est généralement reconnu que la justice n'est pas incluse dans la définition de la guerre. Les constructions idéales qui exigent qu'une guerre soit juste sont souvent utilisées à leur tour à des fins politiques. Exiger d'un peuple politiquement un qu'il ne fasse de guerre que pour une juste cause, c'est ou bien une chose qui va de soi, si cela veut dire que la guerre ne doit être dirigée que contre un ennemi véritable ; ou bien cela masque le dessein politique de faire passer en d'autres mains la disposition du jus belli et d'inventer des normes de justice dont la définition et l'application aux cas particuliers échappent à la décision de l'État pour revenir à quelque tiers qui, par ce moyen, décide lui-même qui est l'ennemi. Aussi longtemps qu'un peuple existe dans la sphère du politique, il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la réservant pour les conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C'est là l'essence de son existence politique. Dès l'instant que la capacité ou la volonté d'opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d'exister politiquement. S'il accepte qu'un étranger lui dicte le choix de son ennemi et lui dise contre qui il a le droit ou non de se battre, il cesse d'être un peuple politiquement libre et il est incorporé ou subordonné à un autre système politique. Une guerre ne tire pas son sens du fait qu'elle est menée par des idéaux ou pour des normes du droit, une guerre a un sens quand elle est dirigée contre un ennemi véritable. Tout ce qui obscurcit cette catégorie de l'ami et de l'ennemi s'explique par son amalgame avec de quelconques abstractions ou normes.
Un peuple ayant une existence politique ne saurait donc renoncer, le cas échéant, à distinguer l'ami et l'ennemi en décidant de son propre chef, à ses propres risques et périls."
Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, tr. fr Marie-Louise Steinhauser, Champs Flammarion, 1992, p. 89-91.
"Il y a un premier fait, purement historique, certes, mais d'autant plus déterminant qu'il est permanent dans l'histoire : l'humanité a depuis toujours été divisée en une pluralité de collectivités politiques autonomes et cette pluralité comporte inévitablement le risque d'inimitié. Les chocs entre tribus, cités, empires, nations et États ont toujours eu lieu et ils restent possibles. Si donc les unités politiques conservent le droit de décider de faire la guerre à leurs risques et périls (et elles ne sont des unités politiques qu'à cette condition), l'espoir d'une paix perpétuelle apparaît comme vain car il faudrait que les hommes et la société puissent devenir autres qu'ils ne sont.
La véritable raison de la perpétuité des guerres dans l'humanité découle de l'essence du politique. Du moment qu'il n'y a de politique que là où il existe des ennemis et que le risque d'inimitié ne peut être surmonté, il est probable que l'humanité historique continuera à connaître les guerres. […] Il est à craindre que même le désarmement général ne saurait signifier la paix définitive, car les armées risqueront de se transformer en milices policières, dotées de l'armement le plus perfectionné.
N'importe qui peut faire le rêve de la paix perpétuelle. Encore faut-il prendre conscience de tout ce qu'il implique. Ou bien on admettra que la politique sera dépassée, ce qui signifie que la paix cessera d'être une notion politique et la politique une essence, c'est-à-dire on pourra la rayer de l'humanité par anéantissement de ses présupposés, en particulier celui du couple ami-ennemi. Ou bien on admettra que le problème politique sera définitivement résolu, parce que l'on aura construit un État mondial ou une fédération unique et universelle d'États définitivement pacifiques. Un pareil rêve ressemble à celui d'une science ou d'un art achevés. Il suppose par comparaison que la science pourra se constituer en vérité définitive, absolue et qu'elle cessera d'être un ensemble de recherches ou que l'art sera la beauté entièrement réalisée et non plus l'effort en vue d'accomplir une œuvre. Autrement dit, un pareil rêve suppose l'omnipotence, l'omniscience et les capacités d'architecte universel propres à Dieu. Or, si la science a un sens pour nous hommes, c'est parce qu'elle est recherche indéfinie ; si l'art a un sens, c'est parce qu'il est un effort de beauté toujours traduite dans d'autres œuvres. De la même manière, la politique est volonté de paix, mais elle n'est pas la paix absolue ou perpétuelle instituée. On pourrait étendre la même comparaison aux phénomènes religieux, moraux et autres essences humaines : le sens du mouvement est partout le même. Le risque de guerre est dans la politique même. [...]
On comprend alors pourquoi la guerre ne survient pas parce qu'il existe une caste militaire ou des armées ; au contraire un État se donne nécessairement une armée pour faire éventuellement la guerre, c'est-à-dire pour se protéger, repousser un envahisseur ou un ennemi et défendre son indépendance. De ce point de vue, une armée démocratique joue le même rôle que n'importe quelle autre armée et elle n'est pas en tant que démocratique un instrument fatal de la paix. On comprend également pourquoi un régime, dominé par une idéologie révolutionnaire, au sens moderne du terme, ne saurait jamais supprimer la guerre puisqu'un tel État agit comme s'il était en guerre de façon permanente. En tout cas, rien n'est plus vain que la querelle sur l'état de nature pour savoir s'il était belliqueux ou pacifique. Le fait est que la guerre est inhérente au politique et qu'il ne peut y avoir de société ou d'État sans politique. En conséquence, il est absolument impossible de savoir s'il y avait ou non des guerres entre les hommes avant qu'ils ne constituent des unités politiques ou États."
Julien Freund, L'Essence du politique, 1965, Sirey, p. 609-610.
"L'examen des faits ethnographiques démontre la dimension proprement politique de l'activité guerrière. Elle ne se rapporte ni à la spécificité zoologique de l'humanité, ni à la concurrence vitale des communautés, ni enfin à un mouvement constant de l'échange vers la suppression de la violence. La guerre s'articule à la société primitive en tant que telle (aussi y est-elle universelle), elle en est un mode de fonctionnement. C'est la nature même de cette société qui détermine l'existence et le sens de la guerre, dont on a vu qu'en raison de l'extrême particularisme affiché par chaque groupe, elle est présente d'avance, comme possibilité, dans l'être social primitif. Pour tout groupe local, tous les Autres sont des Étrangers : la figure de l'Étranger confirme, pour tout groupe donné, la conviction de son identité comme Nous autonome. C'est dire que l'état de guerre est permanent puisque qu'avec les étrangers on a seulement un rapport d'hostilité, mis en œuvre effectivement ou non dans une guerre réelle. Ce n'est pas la réalité ponctuelle du conflit armé, du combat qui est essentielle, mais la permanence de sa possibilité, l'état de guerre permanent en tant qu'il maintient dans leur différence respective toutes les communautés. Ce qui est permanent, structural, c'est l'état de guerre avec les étrangers, qui culmine parfois, à intervalles plus ou moins réguliers, plus ou moins fréquemment selon les sociétés, dans la bataille effective, dans l'affrontement direct : l'Étranger est alors l'Ennemi, lequel engendre à son tour la figure de l'Allié. L'état de guerre est permanent, mais les Sauvages ne passent pas pour autant leur temps à faire la guerre.
La guerre comme politique extérieure de la société primitive se rapporte à sa politique intérieure, à ce que l'on pourrait nommer le conservatisme intransigeant de cette société, exprimé dans l'incessante référence au système traditionnel des normes, à la Loi ancestrale que l'on doit toujours respecter, que l'on ne peut altérer d'aucun changement. Par son conservatisme, que cherche à conserver la société primitive ? Elle cherche à conserver son être même ; elle veut persévérer dans son être. Mais quel est cet être ? C'est un être indivise, le corps social est homogène, la communauté est un Nous. Le conservatisme primitif cherche donc à empêcher l'innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l'indivision, il cherche à empêcher l'apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l'économique (impossibilité d'accumuler les richesses) qu'au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une.
Mais on voit bien, d'autre part, que la volonté de persévérer dans leur être indivisé anime également tous les Nous, toutes les communautés : la position du Soi de chacune d'elles implique l'opposition, l'hostilité aux autres ; l'état de guerre est aussi durable que la capacité de communautés primitives à affirmer leur autonomie les unes par rapport aux autres. Que l'une s'en montre incapable, et elle sera détruite par les autres. La capacité de mettre en œuvre la relation structurale d'hostilité (dissuasion) et la capacité de résistance effective aux entreprises des autres (repousser une attaque), bref, la capacité guerrière de chaque communauté est la condition de son autonomie. Autrement dit : l'état de guerre permanent et la guerre effective périodiquement apparaissent comme le principe moyen qu'utilise la société primitive en vue d'empêcher le changement social. La permanence de la société primitive passe par la permanence de l'état de guerre, l'application de la politique intérieure (maintenir intact le Nous indivisé et autonome) passe par la mise en œuvre de la politique extérieure (conclure des alliances pour faire la guerre) : la guerre est au cœur même de l'être social primitif, c'est elle qui constitue le véritable moteur de la vie sociale. Pour pouvoir se penser comme un Nous, il faut que la communauté soit à la fois indivisée (une) et indépendante (totalité) : l'indivision interne et l'opposition externe se conjuguent, chacune est condition de l'autre. Que cesse la guerre, et cesse alors de battre le cœur de la société primitive. La guerre est son fondement, la vie même de son être, elle est son but : la société primitive est société pour la guerre, elle est par essence guerrière…
La dispersion des groupes locaux, qui est le trait le plus immédiatement perceptible de la société primitive, n'est donc pas la cause de la guerre, mais son effet, sa fin spécifique. Quelle est la fonction de la guerre primitive ? Assurer la permanence de la dispersion, du morcellement, de l'atomisation des groupes. La guerre primitive, c'est le travail d'une logique du centrifuge, d'une logique de la séparation, qui s'exprime de temps à autre dans le conflit armé. La guerre sert à maintenir chaque communauté dans son indépendance politique. Tant qu'il y a de la guerre, il y a de l'autonomie : c'est pour cela qu'elle ne peut pas, qu'elle ne doit pas cesser, qu'elle est permanente. La guerre est le mode d'existence privilégié de la société primitive en tant qu'elle se distribue en unités sociopolitiques égales, libres et indépendantes : si les ennemis n'existaient pas, il faudrait les inventer."
Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 58-61.
"Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'État, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'État en tant qu'elle est société-pour-la-guerre.
Nous voici à nouveau ramenés vers la pensée de Hobbes. Avec une lucidité après lui disparue, le penseur anglais a su déceler le lien profond, la relation de proche voisinage qu'entretiennent entre eux la guerre et l'État. Il a su voir que la guerre et l'État sont des termes contradictoires, qu'ils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la négation de l'autre : la guerre empêche l'État, l'État empêche la guerre. L'erreur, énorme mais presque fatale chez un homme de ce temps, c'est d'avoir cru que la société qui persiste dans la guerre de chacun contre chacun n'est justement pas une société ; que le monde des Sauvages n'est pas un monde social ; que, par suite, l'institution de la société passe par la fin de la guerre, par l'apparition de l'État, machine anti-guerrière par excellence. Incapable de penser le monde primitif comme un monde non-naturel, Hobbes en revanche a vu le premier qu'on ne peut pas penser la guerre sans l'État, qu'on doit les penser dans une relation d'exclusion. Pour lui le lien social s'institue entre les hommes grâce à ce « pouvoir commun qui les tienne tous en respect » : l'État est contre la guerre. Que nous dit en contrepoint la société primitive comme espace sociologique de la guerre permanente ? Elle répète, en le renversant, le discours de Hobbes, elle proclame que la machine de dispersion fonctionne contre la machine d'unification, elle nous dit que la guerre est contre l'État."
Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 64-66.
[1] En termes militaires, une vedette est un poste d'observation isolé. (N.d.T.)
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