"L'étude [theoria] de la vérité est, en un sens, difficile, et, en un autre sens, facile. Ce qui le prouve, c'est que nul ne peut l'atteindre adéquatement, ni la manquer tout à fait. Chaque philosophe trouve à dire quelque chose sur la Nature ; en lui-même, cet apport n'est rien sans doute, ou peu de chose, pour la vérité, mais l'assemblage de toutes les réflexions produit de féconds résultats. De sorte qu'il en est de la vérité, semble-t-il, comme de ce qu'il nous arrive de dire en proverbe : Qui manquerait une porte ? Considérée ainsi, cette recherche serait facile. Mais le fait que nous pouvons posséder une vérité dans son ensemble et ne pas atteindre la partie précise que nous visons, montre la difficulté de l'entreprise. Peut-être aussi, comme il y a deux sortes de difficultés, la présente difficulté prend-elle sa source non dans les choses, mais en nous-mêmes. Ce que les yeux des chauves-souris sont, en effet, à l'éclat du jour, l'intelligence de notre âme l'est aux choses qui sont de toutes les plus naturellement évidentes. Il est donc juste de nous montrer reconnaissants non seulement pour ceux dont on peut partager les opinions, mais encore pour ceux qui ont exprimé des vues plus superficielles : même ces derniers nous ont apporté leur contribution, car ils ont développé notre faculté de penser. S'il n'y avait pas eu de Timothée, bien des mélodies nous auraient manqué ; mais sans Phrynis, Timothée lui-même n'eût pas existé. Il en est de même de ceux qui ont exposé leurs vues sur la vérité : de plusieurs philosophes nous avons reçu certaines doctrines, mais ce sont les autres philosophes qui ont été la cause de la venue de ces derniers."
Aristote, Métaphysique, Livre α (II), tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 2000, p. 59-61.
"La vérité exige que nous n'adressions nul reproche à celui qui a été pour nous l'une des causes de bénéfices minces et ténus ; dès lors, comment le ferions-nous avec ceux qui ont été pour nous la plupart des causes de bénéfices immenses, véritables et réels ? Ceux-là, même s'ils ont manqué quelque vérité, ont été pour nous des parents et des compagnons. En nous faisant profiter du fruit de leur réflexion, ils nous ont fournis des voies et des instruments pour parvenir à la science de nombreuses choses dont ils avaient manqué de connaître la réalité. Surtout il est évident pour nous, comme pour les plus illustres philosophes avant nous, qu'ils n'étaient pas gens de notre langue, que ce qui mérite le nom de vérité n'a jamais été atteint par un homme seul du fait de sa recherche personnelle, ni embrassé par l'ensemble des homme mais que chaque homme, ou bien n'atteint rien, ou bien n'atteint qu'une infime partie de ce qui mérite le nom de vérité. Si nous rassemblons tout le peu que chacun a pu atteindre de la vérité, cela forme un ensemble d'une grande valeur. Il faut donc que grande soit notre gratitude à l'égard de ceux qui nous ont apporté une infime part de vérité, et plus grande encore à l'égard de ceux qui nous en ont livré beaucoup. Ils nous ont fait partager les fruits de leur réflexion, nous ont ouvert la voie de la réalité cachée, nous ont fourni des prémisses qui nous facilitent l'accès à la vérité. S'ils n'avaient pas existé, il aurait été impossible même par une recherche assidue durant toute notre époque, de rassembler tous ces principes vrais grâce auxquels nous sommes arrivés aux conclusions vraies que nous visions. Or tout cela n a été rassemblé que dans les cités anciennes qui se sont succédées d'âge en âge jusqu'à notre époque, par une recherche assidue, un investissement constant, une dilection pour l'effort. Il est impossible qu'un homme seul, quand bien même sa durée de vie serait longue sa recherche assidue, son esprit pénétrant et sa persévérance constante, parvienne à rassembler tout ce qui s'est rassemblé d'assiduité, de pénétration d'esprit et de persévérance constante en un temps équivalent à tant de fois l'existence d'un homme. Aristote, le meilleur des Grecs en philosophie, déclara : « Nous devons remercier les pères de ceux qui nous ont apporté quelque part de vérité, car ils furent la cause de leur existence ; plus encore devons- nous les remercier eux car autant leurs pères ont été une cause pour eux, autant eux ont été une cause pour nous du fait que nous atteignions la vérité ». Comme il s'est exprimé là bellement. Nous ne devons pas rougir de trouver la vérité belle et bonne et de l'approuver d'où qu'elle vienne même de peuples lointains et de nations étrangères, car pour celui qui est en quête de vérité rien ne passe avant la vérité, et la vérité n'est jamais amoindrie ou diminuée par la personne de qui la dit, bien au contraire, elle ennoblit qui la dit."
Al-Kindî, Kitâb al-Kindî ilâ al-Mu'tasam bi-Allâhfi al-falsafa al-ulâ [Livre de la philosophie première], 866, éd. M. F. Al-Jabr, Damas, 1997, p. 19-21, tr. fr. Mathieu Terrier.
"Ceux qui veulent rechercher la vérité sans auparavant s'arrêter à bien considérer les cas douteux, s'assimilent à ceux qui ne savent pas où ils vont. Et cela parce que, comme le désir du marcheur est d'atteindre le terme de la route, ainsi la fin que désire l'homme en quête de la vérité, est la solution de sa difficulté. Il est manifeste que celui qui ne sait pas où il va ne peut directement s'y rendre, à moins peut-être d'un hasard: ainsi donc personne ne peut directement rechercher la vérité, s'il ne voit tout d'abord l'objet de son doute. […] De ce que quelqu'un ne sait pas où il va, il s'ensuit que lorsqu'il est parvenu au lieu qu'il désirait, il ne sait pas s'il doit s'y reposer ou continuer sa route. Ainsi en est-il de celui qui n'a pas bien saisi auparavant le doute ou le problème, dont la solution est la fin de la recherche : il ne peut savoir quand il a trouvé la vérité recherchée, et quand il ne l'a pas trouvée. Car il ignore le terme de son enquête, pourtant manifeste à celui qui a tout d'abord cerné l'objet de son doute. […] Comme dans les procès personne ne peut juger s'il n'entend pas les raisons des deux partis, ainsi celui qui doit écouter des cours de philosophie sera nécessairement mieux disposé à juger de la vérité, s'il a entendu toutes les raisons des adversaires qui s'interrogent sur le problème."
Thomas d'Aquin, Commentaire de la métaphysique d'Aristote, Livre 3, Leçon 1, tr. fr. Abbé Dandenault, 1960.
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