"Le meilleur moyen pour éviter la confusion des mots qui se rencontrent dans les langues ordinaires est de faire une nouvelle langue, et de nouveaux mots qui ne soient attachés qu'aux idées que nous voulons qu'ils représentent. Mais pour cela il n'est pas nécessaire de faire de nouveaux sons, parce qu'on peut se servir de ceux qui sont déjà en usage, en les regardant comme s'ils n'avaient aucune signification, pour leur donner celle que nous voulons qu'ils aient, en désignant par d'autres mots simples, et qui ne soient point équivoques, l'idée à laquelle nous les voulons appliquer. Comme si je veux prouver que notre âme est immortelle, le mot d'âme étant équivoque, comme nous l'avons montré, fera naître aisément de la confusion dans ce que j'aurai à dire : de sorte que pour l'éviter je regarderai le mot d'âme comme si c'était un son qui n'eût point encore de sens, et je l'appliquerai uniquement à ce qui est en nous le principe de la pensée, en disant, j'appelle âme ce qui est en nous le principe de la pensée.
C'est ce qu'on appelle la définition du nom, definitio nominis [ou définition nominale], dont les Géomètres se servent si utilement, laquelle il faut bien distinguer de la définition de la chose, definitio rei [ou définition réelle].
Car dans la définition de la chose, comme peut-être celle-ci l'homme est un animal raisonnable : le temps est la mesure du mouvement, on laisse au terme qu'on définit comme homme ou temps son idée ordinaire, dans laquelle on prétend que sont contenues d'autres idées, comme animal raisonnable, ou mesure du mouvement ; au lieu que dans la définition du nom, comme nous avons déjà dit, on ne regarde que le son, et ensuite on détermine ce son à être signe d'une idée que l'on désigne par d'autres mots.
Il faut aussi prendre garde de ne pas confondre la définition de nom dont nous parlons ici, avec celle dont parlent quelques Philosophes, qui entendent par là l'explication de ce qu'un mot signifie selon l'usage ordinaire d'une langue, ou selon son étymologie. […] Mais ici on ne regarde au contraire que l'usage particulier auquel celui qui définit un mot veut qu'on le prenne pour bien concevoir sa pensée, sans se mettre en peine si les autres le prennent dans le même sens.
Et de-là il s'ensuit, que les définitions de noms sont arbitraires, et que celles des choses ne le sont point. Car chaque son étant indifférent de soi-même et par sa nature à signifier toutes sortes d'idées, il m'est permis pour mon usage particulier, et pourvu que j'en avertisse les autres, de déterminer un son à signifier précisément une certaine chose, sans mélange d'aucune autre. Mais il en est tout autrement de la définition des choses. Car il ne dépend point de la volonté des hommes, que les idées comprennent ce qu'ils voudraient qu'elles comprissent ; de sorte que si en les voulant définir nous attribuons à ces idées quelque chose qu'elles ne contiennent pas, nous tombons nécessairement dans l'erreur.
Ainsi, pour donner un exemple de l'un et de l'autre, si dépouillant le mot parallélogramme de toute signification , je l'applique à signifier un triangle, cela m'est permis, et je ne commets en cela aucune erreur , pourvu que je ne le prenne qu'en cette sorte ; et je pourrai dire alors que le parallélogramme a trois angles égaux à deux droits ; mais si, laissant à ce mot sa signification et son idée ordinaire , qui est de signifier une figure dont les côtés sont parallèles, je venais à dire que le parallélogramme est une figure à trois lignes ; parce que ce serait alors une définition de chose, et serait très fausse , étant impossible qu'une figure à trois lignes ait ses côtés parallèles."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre XII, Champs Flammarion, 1978, p. 120-121.
"Il est bon aussi de discerner les définitions nominales et les réelles : j'appelle définition nominale, lorsqu'on peut encore douter si la notion définie est possible, comme par exemple si je dis qu'une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes ou peuvent incéder l'une sur l'autre ; celui qui ne connaît pas d'ailleurs ce que c'est qu'une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible, quoique en effet ce soit une propriété réciproque de la vis sans fin, car les autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la circonférence du cercle et la ligne droite) sont planes, c'est-à-dire se peuvent décrire in plano. Cela fait voir que toute propriété réciproque peut servir à une définition nominale, mais lorsque la propriété donne à connaître la possibilité de la chose, elle fait la définition réelle ; et tandis qu'on n'a qu'une définition nominale, on ne saurait s'assurer des conséquences qu'on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou impossibilité, on en pourrait tirer des conclusions opposées. C'est pourquoi les vérités ne dépendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la différence entre les espèces des définitions réelles, car quand la possibilité ne se prouve que par expérience, comme dans la définition du vif-argent dont on connaît la possibilité parce qu'on sait qu'un tel corps se trouve effectivement qui est un fluide extrêmement pesant et néanmoins assez volatile, la définition est seulement réelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la possibilité se fait a priori, la définition est encore réelle et causale, comme lorsqu'elle contient la génération possible de la chose ; et quand elle pousse l'analyse à bout jusqu'aux notions primitives, sans rien supposer qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilité, la définition est parfaite ou essentielle."
Leibniz, Discours de Métaphysique, 1686, XXIV, G IV, p. 450.
"Par explications des noms <Namen — Erklärungen> ou définitions nominales il faut entendre celles qui renferment la signification qu'on a voulu donner arbitrairement à un certain nom, et qui se contentent par conséquent d'indiquer l'être logique de leur objet, ou qui servent simplement à le distinguer d'autres objets. — Les explications de choses <Sach — Erklärungen> ou définitions réelles au contraire sont celles qui suffisent à la connaissance de l'objet selon ses déterminations internes puisqu'elles exposent la possibilité de l'objet à partir de ses caractères internes.
Remarques. 1) Si un concept est intrinsèquement suffisant pour distinguer la chose il l'est aussi à coup sûr extrinsèquement ; mais s'il n'est pas suffisant intrinsèquement, il peut néanmoins, simplement d'un certain point de vue être extrinsèquement suffisant, à savoir dans la comparaison du défini avec autre chose. Mais la suffisance extrinsèque sans restriction n'est pas possible sans la suffisance intrinsèque.
2) Les objets d'expérience permettent de simples définitions nominales. Les définitions nominales logiques de concepts d'entendement donnés sont tirées d'un attribut ; au contraire les définitions réelles sont tirées de l'essence de la chose, du premier principe de la possibilité. Ces dernières contiennent donc ce qui convient toujours à la chose, son essence réelle. Des définitions simplement négatives ne peuvent non plus s'appeler définitions réelles, car si des caractères négatifs peuvent servir à distinguer une chose d'une autre tout aussi bien que des caractères affirmatifs, ils ne peuvent cependant servir à la connaissance de la chose selon sa possibilité interne.
En matière de morale, il faut toujours chercher les définitions réelles ; — tout notre effort doit y tendre. Il y a des définitions réelles en mathématiques, car la définition d'un concept arbitraire est toujours réelle.
3) Une définition est génétique si elle donne un concept grâce auquel l'objet peut être exposé a priori in concreto ; telles sont toutes les définitions mathématiques."
Kant, Logique, 1802, § 106, tr. fr. Louis Guillermit.Vrin, 1997, p. 153-154.
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