"Les poètes savaient qu'ils pouvaient dire le vrai et le faux et mêler l'un à l'autre par la vertu de la ressemblance. Les Muses, « filles véridiques du grand Zeus », parlent ainsi à Hésiode : « Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités. »[1]. Cette proximité, cette inquiétante ressemblance est combattue par la philosophie naissante qui sépare, qui oppose la vérité et l'apparence. L'histoire elle aussi intervient dans ce débat. Alors qu'en Israël elle apparaît comme expression de l'ambiguïté humaine, en Grèce elle joue sur l'opposition du vrai et du faux. « J'écris, dit le premier historien, Hécatée de Milet, ce que je crois être vrai, car les paroles des Grecs sont, à ce qu'il me semble, nombreuses et ridicules. » Mais, d'Hécatée à Hérodote et d'Hérodote à Thucydide, chaque génération d'historiens s'efforce de disqualifier la précédente, comme le vrai peut disqualifier le mythique et le mensonger. Avec Platon la philosophie entre à son tour dans le jeu et lui fait franchir un pas décisif. Car, si Platon retient de Parménide l'opposition de l'apparence et de la vérité, son discours traite d'abord et avant tout du monde des hommes, donc de l'apparence et d'une apparence qui ourle la vérité, qui en est le contrepoint, l'imitation mensongère et trompeuse. Entre le sophiste et celui qu'il imite, il y a des ressemblances, « comme entre chien et loup, en effet, comme entre la bête la plus sauvage et l'animal le plus apprivoisé. Or, pour se bien assurer, c'est, par dessus tout, à l'égard des ressemblances qu'il se faut tenir en garde perpétuelle. C'est un genre, en effet extrêmement glissant » (Sophiste, 231a) ; tout le dialogue du Sophiste est une réflexion sur la quasi-impossibilité de distinguer le vrai du faux, et de l'obligation où nous sommes, pour débusquer le menteur, de reconnaître au non-être une certaine forme d'existence. Mais celui qui détient la vérité est aussi celui qui a le droit de mentir. Platon fait dans la République la théorie du beau mensonge ; il écrit dans le livre III des Lois une histoire fabriquée d'Athènes dans laquelle la bataille de Salamine, parce que menée sur mer avec la démocratie des marins, est éliminée du récit de la seconde guerre médique. Dans le prologue du Timée et dans le Critias, il réalise, dans ce domaine, son chef-d'oeuvre : inventer de toutes pièces un continent disparu, l'Atlantide, adversaire d'une antique et parfaite Athènes : récit véridique, dit et répète Platon, mensonge emblématique en réalité et que le lecteur philosophe apprend aisément à décrypter. Mais les affirmations de Platon sur la réalité de l'Atlantide font encore aujourd'hui, après plus de vingt-trois siècles, des dupes et des profiteurs de ces dupes.
Un tel discours ne devient, bien sûr, dangereux que lorsqu'il s'appuie sur un pouvoir d'État et acquiert un statut de monopole. Platon ne fit la loi dans aucune cité grecque, mais il est vrai que le Bas-Empire, depuis Dioclétien, païen ou chrétien, devint à sa façon platonicien."
Pierre Vidal-Naquet, "Une Eichmann de papier", 1980, in Les assassins de la mémoire, La Découverte, 2005, p. 71-73.