"Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande.
Nous avions perdu tous nos droits et d'abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques : partout sur les murs, dans les journaux, sur l'écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu'une police tout puissante voulait nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués chacun de nos gestes avait le poids d'un engagement [...].
Ainsi, la question de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l'homme peut avoir de lui-même. Car le secret d'un homme, ce n'est pas son complexe d'Oedipe ou d'infériorité, c'est la limite même de sa liberté, c'est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort"
Sartre, "La République du silence" (1944) dans Situations III, Gallimard, 1949, pp. 11-12.