"Voici des siècles qu'on a découvert que le monde est gouverné par la Faim. (Et c'est sur la Faim, sur le fait que les affamés doivent nécessairement, dit-on, se révolter contre les bien-nourris, qu'est aussi bâtie, à propos, toute la Théorie d'Avant-garde.) Tout homme affamé, à moins qu'il n'ait décidé lui-même, consciemment, de mourir, est gouverné par la Faim. La Faim, qui oblige l'honnête homme à tendre la main vers l'objet qu'il va voler (« Quand le ventre crie, la conscience se tait »). La Faim, qui force l'homme le plus désintéressé à regarder avec envie dans l'assiette d'autrui, à évaluer, le cœur serré, combien pèse la briquette du voisin. La Faim, qui obscurcit le cerveau et ne tolère aucune distraction, aucune pensée, aucune parole qui ne concerne pas la nourriture, la nourriture, la nourriture. La Faim, à laquelle on finit par ne plus pouvoir échapper en dormant : en rêve on voit de la nourriture, dans l'insomnie on voit de la nourriture. Et bientôt il n'y a plus que l'insomnie. La Faim, qui fait qu'ensuite, par un effet de retard, on ne peut même plus arriver à se rassasier : l'homme se transforme en un tube où les aliments passent tout droit et ressortent exactement dans l'état où ils ont été avalés."
Alexandre Soljénitsyne, L'archipel du Goulag, 1973, 3e partie, 7, tr. fr. Geneviève Johannet, Seuil, 1974, Tome 2, p. 160.
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