"Notre proposition : la Raison gouverne et a gouverné le monde, peut [...] s'énoncer sous une forme religieuse et signifier que la Providence divine domine le monde. J'aurais pu m'abstenir d'y faire allusion pour éviter de mentionner la question de la possibilité de connaître Dieu. Je ne l'ai pas fait, en partie pour montrer que tes deux thèmes sont intimement liés, en partie pour défendre la philosophie qui, soupçonnée de mauvaise conscience à l'égard des vérités religieuses, les éviterait et redouterait de les mentionner. Bien au contraire, on en est arrivé de nos jours à une situation où la philosophie doit défendre l'élément religieux contre une certaine forme de théologie.
On entend souvent dire qu'il est présomptueux de vouloir connaître le plan de la Providence. C'est là une conséquence de l'opinion, devenue aujourd'hui un axiome, selon laquelle il est impossible de connaître Dieu. Lorsque la théologie elle-même en doute, il faut se réfugier dans la philosophie si l'on veut connaître Dieu. On pense que la Raison fait preuve d'outrecuidance lorsqu'elle se propose de connaître quelque chose. Je disais plutôt que la véritable humilité consiste à vouloir connaître et honorer Dieu en toutes choses, et en premier lieu dans l'histoire. La tradition nous dit qu'il faut reconnaître Dieu dans la nature. En effet, un temps ce fut la mode d'admirer la sagesse divine dans les bêtes et les plantes. On a l'air de connaître Dieu lorsqu'on est saisi d'admiration devant certaines productions de la nature ou certaines destinées humaines. Si l'on admet que la Providence se révèle dans ces objets et ces matières, pourquoi pas aussi dans l'histoire universelle ? Cette matière paraît-elle trop vaste ?
On croit ordinairement que la Providence est efficace uniquement dans les petites choses à la manière d'un homme riche qui distribue ses aumônes aux pauvres et les tient sous son pouvoir. Mais il est faux de croire que la matière de l'histoire universelle est trop vaste pour la Providence. La Sagesse divine est la même dans les grandes choses et dans les petites. Elle est égale dans les plantes et les insectes aussi bien que dans les destins des peuples et des empires et nous ne devons pas considérer Dieu comme trop faible pour employer sa sagesse aux grandes choses. Si, en disant que la Sagesse divine ne s'exerce pas partout, on croit faire preuve d'humilité, celle-ci concerne non la Sagesse de Dieu, mais la matière où elle s'exerce. En outre, la nature occupe un rang inférieur par rapport à l'histoire. La nature est l'existence inconsciente de l'Idée divine ; c'est seulement dans le domaine de l'Esprit que l'Idée se manifeste dans son propre élément et devient connaissable. Armés de ce concept de la Raison, nous devons aborder sans crainte n'importe quelle matière."
Hegel, La Raison dans l'histoire, 1830, trad. K. Papaioannou, 10/18, 1988, p. 60-62.
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