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Benjamin Franklin
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Le darwinisme et la sélection naturelle

  "La nature peut être comparée à une surface sur laquelle se trouvent dix mille coins tranchants qui se touchent l'un l'autre et qui sont enfoncés par des coups incessants. Pour s'assimiler complètement ces idées, beaucoup de réflexion est nécessaire ; il faudrait étudier Malthus, sur l'homme ; et tous les cas semblables à ceux de la souris à La Plata, du bétail et des chevaux lors de leur première introduction dans l'Amérique du Sud, de rouges-gorges à la lumière de nos calculs, etc., devraient être bien considérés : réfléchir sur l'énorme puissance de multiplication inhérente et annuellement en action chez tous les animaux ; réfléchir dur les graines innombrables disséminées par une centaine de procédés ingénieux, année par année, sur la surface entière du pays ; et pourtant, nous avons toute les raison de supposer que le pourcentage moyen de chacun de habitants d'une contrée restera ordinairement constant. Finalement, mettons-nous dans l'idée que ce nombre moyen des individus (les conditions externes restant les mêmes) dans chaque contrée est maintenu par des lutte périodiques contre d'autres espèces et contre la nature extérieure (comme aux confins de région arctiques, où le froid fait obstacle à la vie) ; et que ordinairement chaque individu de chaque espèce conserve sa place, soit par la lutte qu'il soutient lui-même et par la capacité qu'il a de se procurer des aliments pendant une certaine période de sa vie (à partir de l'œuf), sot par la lutte soutenue par ses parent (dans les organismes à vie courte, quand la diminution principale est pré ente à de longs intervalles) contre et par rapport à d'autres individus de la même espèce ou d'espèce différentes.
  Mais que les conditions extérieures d'une contrée viennent à changer, si c'e­st dans une faible mesure, la population relative de ses habitants sera dans la plupart des cas simplement modifiée ; mais que le nombre des habitants soit petit, comme dans une île, que le libre accès pour venir d'autres contrées y soit limité, enfin que le changement de conditions continue à progresser (en formant des stations nouvelles), dans pareil cas, les habitants primitifs doivent cesser d'être aussi parfaitement adaptés aux conditions modifiées qu'ils l'étaient en principe. Il a été montré que de tels changements des conditions extérieures, en agissant sur le système reproducteur, amèneraient probablement l'organisation des êtres les plus affectés à devenir, comme sous la domestication, plastique. Maintenant peut-on douter, vu la lutte que chaque individu (ou ses parents) a à soutenir pour obtenir sa subsistance, que toute légère variation dans la structure, les mœurs ou les instincts, adapterait mieux cet individu aux conditions nouvelles, aurait de l'effet sur sa vigueur et sur sa santé ? Dans la lutte, il aurait plus de chances de survivre, et ceux de ses descendants qui hériteraient de la variation, quelque petite qu'elle soit, auraient plus de chances de survivre. Chaque année, il y a plus de naissance que de survies ; le plus petit grain dans la balance doit, à la longue, avoir de l'effet sur celui que la mort abattra et sur celui qui survivra. […]
  Outre ce moyen naturel de sélection par lequel sont conservés, soit dans l'œuf ou dans la graine ou à l'état adulte, ceux des individus qui sont le mieux adapté à la place qu'ils occupent dans la nature, il y a un second agent à l'œuvre chez la plupart des animaux sexués, agent tendant à produire le même effet, c'est la lutte des mâles pour la possession des femelles. Ces luttes se décident généralement par le sort des combats ; mais dans le cas des oiseaux, apparemment, par les charmes de leur chant, par leur beauté ou par leur pouvoir de séduction, comme dans les danses du merle de roche de la Guyane. Même chez les oiseaux monogames, il semble y avoir un excès de mâles qui serait utile en amenant une lutte ; c'est chez les animaux polygames, cependant, comme les cerfs, les taureaux les coqs, que nous pourrions nous attendre à la lutte la plus sérieuse : -n'est-ce pas chez les animaux polygames que les mâles sont les mieux constitués pour les duels ? Les mâles les plus vigoureux, laissant supposer une adaptation parfaite, doivent généralement remporter la victoire dans leurs multiples combats. Ce genre de sélection, cependant, est moins rigoureux que l'autre ; il n'exige pas la mort du moins heureux, mais lui donne moins de descendants. Cette lutte a lutte a lieu, en outre, à un moment de l'année où la nourriture est généralement abondante, et le principal effet produit serait peut-être la modification des caractères sexuels et la sélection de formes individuelles en rapport, non pas avec la faculté de se procurer des aliments, ou de se défendre contre les ennemis naturels, mais bien avec celle de combattre les rivaux. Cette lutte naturelle entre mâles peut être comparée comme effet, mais dans une mesure moindre, à celui produit par les éleveurs qui apportent moins d'attention à la sélection soignée de tous les jeunes animaux qu'ils élèvent, et davantage à l'emploi occasionnel d'un mâle de choix."

 

Charles Darwin, "Ébauche de l'origine des espèces", 1844, in J.-M. Drouin et C. Lenay, Théorie de l'évolution. Aspects historiques, Pocket, Agora, 1990, p. 81-82 et p. 83-84.



  "En considérant l'origine des espèces, il est facilement concevable qu'un naturaliste, observant les affinités mutuelles des êtres organisés, leurs rapport embryologiques, leur distribution géographique, leur succession géologique et d'autre faits analogues, en arrive à la conclusion que les espèces n'ont pas été créées indépendamment les unes des autres, mais que, comme les variétés, elles descendent d'autres espèces. Néanmoins, en admettant qu'une telle conclusion soit bien établie, elle serait peu satisfaisante, jusqu'à ce qu'on ait pu prouver comment les innombrables espèces, habitant la terre, se sont modifiées de façon à acquérir cette perfection de forme et de coadaptation qui excite à si juste titre notre admiration. Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux variations, les conditions extérieures, telles que le climat, la nourriture, etc. Cela peut être vrai dans un sens très limité, comme nous le verrons plus tard ; mais il serait absurde d'attribuer aux seules conditions extérieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sont si admirablement adaptés pour aller saisir les insectes sous l'écorce des arbres. Il serait également absurde d'expliquer la conformation du gui et ses rapports avec plusieurs êtres organiques distincts, par les seuls effets des conditions extérieures, de l'habitude, ou de la volonté de la plante elle-même, quand on pense que ce parasite tire sa nourriture de certains arbres, qu'il a des graines que doivent transporter certains oiseaux, et qu'il a des fleurs de sexes séparés, ce qui nécessite l'intervention de certains insectes pour porter le pollen d'une fleur à l'autre.
  Il est donc de la plus haute importance d'élucider quels sont les moyens de modification et de coadaptation. Il m'a semblé, tout d'abord, probable que l'étude attentive des animaux domestiques et des plantes cultivées devait offrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cet obscur problème. Je n'ai pas été désappointé ; j'ai bientôt reconnu, en effet, que nos connaissances, quelque imparfaites qu'elles soient, sur la variation dans les conditions de domesticité, nous fournissent toujours l'explication la plus simple et la moins sujette à erreur.  [...]
  On ne peut s'étonner qu'il y ait encore tant de points obscurs relativement à l'origine des espèces et des variétés, si l'on tient compte de notre profonde ignorance pour tout ce qui concerne les rapports réciproques des êtres innombrables qui vivent autour de nous. Qui peut dire pourquoi telle espèce est très nombreuse et très répandue, alors que telle autre espèce voisine est très rare et a un habitat fort restreint? Ces rapports ont, cependant, la plus haute importance, car c'est d'eux que dépend la prospérité actuelle, et, je le crois fermement, la future réussite et la modification de tous les habitants de ce monde. Nous connaissons encore bien moins les rapports réciproques des innombrables habitants du monde pendant les longues périodes géologiques écoulées. Or, bien que beaucoup de points soient encore fort obscurs, bien qu'ils doivent rester, sans doute, inexpliqués longtemps encore, je me vois cependant, après les études les plus approfondies, après une appréciation froide et impartiale, forcé de soutenir que l'opinion défendue jusque tout récemment par la plupart des naturalistes, opinion que je partageais moi-­même autrefois, c'est-à-dire que chaque espèce a été l'objet d'une création indépendante, est absolument erronée. Je suis pleinement convaincu que les espèces ne sont pas immuables ; je suis convaincu que les espèces, qui appartiennent à ce que nous appelons le même genre, descendent directement de quelque autre espèce ordinairement éteinte, de même que les variétés reconnues d'une espèce quelle qu'elle soit, descendent directement de cette espèce ; je suis convaincu enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d'autres agent y aient aussi participé."

 

Charles Darwin, L'Origine des espèces, 1859, Introduction, tr. fr. É. Barbier, Maspero, 1980, p. 3-4 et p. 5-6, GF, 1993, p. 47, p. 48 et p. 49-50.



  "Comment, demandera-t-on encore, les variétés ou espèces naissantes, comme je les appelle, finissent-elles par se convertir en espèces distinctes qui, dans la plupart des cas, diffèrent évidemment plus entre elles que ne le font les variétés d'une même espèce ? Comment surgissent ces groupes d'espèces qui constituent ce que nous nommons des genres distincts, et qui diffèrent entre eux plus que ne le font les espèces du même genre ? Tous ces résultats [...] sont la conséquence de la lutte pour l'existence. C'est grâce à cette lutte que les variations, si minimes qu'elles soient d'ailleurs, et quelle qu'en soit la cause déterminante, tendent à assurer la conservation des individus qui les présentent, et les transmettent à leurs descendants, pour peu qu'elles soient à quelque degré utiles et avantageuses à ces membres de l'espèce, dans leurs rapports si complexes avec les autres êtres organisés, et les conditions physiques dans lesquelles ils se trouvent. Leur descendance aura ainsi plus de chances de réussite ; car, sur la quantité d'individus d'une espèce quelconque qui naissent périodiquement, il n'en est qu'un petit nombre qui puissent survivre.
  J'ai donné à ce principe, en vertu duquel toute variation avantageuse tend à être conservée, le nom de sélection naturelle, pour indiquer ses rapports avec la sélection appliquée par l'homme."

 

Charles Darwin, L'Origine des espèces, 1859, chapitre III, trad. J.-J. Moulinié, Éd. Marabout-Université, 1973, pp. 73-74, GF, p. 110-111.


 

  "Faut-il donc s'étonner, quand on voit que des variations utiles à l'homme se sont certainement produites, que d'autres variations, utiles à l'animal dans la grande et terrible bataille de la vie, se produisent dans le cours de nombreuses générations ? Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il naît beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus possédant un avantage quelconque, quelque léger qu'il soit d'ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire ? Nous pouvons être certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit à l'individu, entraîne forcément la disparition de celui-ci. J'ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles. Les variations insignifiantes, c'est-à-dire qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l'individu, ne sont certainement pas affectées par la sélection naturelle et demeurent à l'état d'éléments variables, tels que peut-être ceux que nous remarquons chez certaines espèces polymorphes, ou finissent par se fixer, grâce à la nature de l'organisme et à celle des conditions d'existence."

 

Charles Darwin, L'Origine des espèces, 1859, Chapitre IV, GF, p. 130.


 

  "La sélection naturelle n'agit que par la conservation des modifications avantageuses ; chaque forme nouvelle, survenant dans une localité suffisamment peuplée, tend, par conséquent, à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d'autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi, l'extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert. En conséquence, si nous admettons que chaque espèce descend de quelque forme inconnue, celle-ci, ainsi que toutes les variétés de transition, ont été exterminées par le fait seul de la formation et du perfectionnement d'une nouvelle forme.
[…]

  Mais la lutte est presque toujours beaucoup plus acharnée entre les individus appartenant à la même espèce ; en effet, ils fréquentent les mêmes districts, recherchent la même nourriture, et sont exposés aux mêmes dangers. La lutte est presque aussi acharnée quand il s'agit de variétés de la même espèce, et la plupart du temps elle est courte ; si, par exemple, on sème ensemble plusieurs variétés de froment, et que l'on sème, l'année suivante, la graine mélangée provenant de la première récolte, les variétés qui conviennent le mieux au sol et au climat, et qui naturellement se trouvent être les plus fécondes, l'emportent sur les autres, produisent plus de graines, et, en conséquence, au bout de quelques années, supplantent toutes les autres variétés.
[…]
  La concurrence est généralement plus rigoureuse, comme nous l'avons déjà démontré par des exemples, entre les formes qui se ressemblent sous tous les rapports. En conséquence, les descendants modifiés et perfectionnés d'une espèce causent généralement l'extermination de la souche mère ; et si plusieurs formes nouvelles, provenant d'une même espèce, réussissent à se développer, ce sont les formes les plus voisines de cette espèce, c'est-à-dire les espèces du même genre, qui se trouvent être les plus exposées à la destruction."

 

Charles Darwin, L'Origine des espèces, 1859, Chapitres VI, III et X, GF, 1992, p. 224, 125 et 375-376.



  "Le darwinisme peut donc être défini comme une certaine explication rationnelle, causale et mécanique (donc non téléologique) de l'origine des nouvelles espèces. L'explication darwinienne repose sur certains faits observés et sur certaines inductions tirées de ces faits. Les faits observés sont : (1) l'augmentation géométrique du nombre des individus dans chaque espèce, quel que soit le genre de reproduction propre à chaque espèce, qu'il s'agisse de simple division, sporulation, bourgeonnement, parthénogenèse, conjugaison et division ultérieure, ou amphimixie (reproduction sexuée) ; (2) la légère (voire plus grande) variation toujours apparente dans la forme et la fonction existant entre tous les individus, même s'ils appartiennent à la même génération ou portée ; et (3) la transmission, avec ces légères variations inévitables, par le parent à sa progéniture d'une forme et d'une physiologie essentiellement semblables à la sienne. Les faits déduits (également en partie observés) sont : (1) un manque de place et de nourriture pour tous ces nouveaux individus produits par multiplication géométrique et par conséquent une compétition (active ou passive ) parmi les individus ayant des relations écologiques les uns avec les autres, comme, par exemple, ceux occupant la même localité, ou ayant besoin de la même nourriture, ou servant les uns aux autres de nourriture ; 2° le succès probable dans cette compétition des individus dont les légères différences (variations) sont de nature à leur donner un avantage sur leurs confrères, ce qui a pour résultat de leur sauver la vie, au moins jusqu'à ce qu'ils aient produit une descendance ; et (3) le fait que ces individus « sauvés », en vertu de l'action de l'hérédité déjà évoquée, transmettront à leur progéniture leur condition avantageuse de structure et de physiologie (au moins comme le « mode » ou la condition la plus abondamment représentée parmi la progéniture)."

 

Vernon L. Kellogg, Darwinism to-day, 1907, chapter II, Henry Holt and Company, p. 13, tr. fr. P.J. Haution.

 

  "Darwinism may be defined, then, as a certain rational, causo-mechanical (hence, non-teleologic) explanation of the origin of new species. The Darwinian explanation rests on certain observed facts, and certain inductions from these facts. The observed facts are : (1) the increase by multiplication in  geometrical ratio of the individuals in every species, whatever the kind of reproduction which may  be peculiar to each species, whether this be simple division, sporulation, budding, parthenogenesis, conjugation  and subsequent division, or amphimixis (sexual reproduction) ; (2) the always apparent slight (to greater) variation  in  form and function  existing among all individuals even though of the same generation or brood ;  and (3) the transmission, with these inevitable slight variations, by the parent to its offspring of a form and physiology essentially like the parental. The inferred (also partly observed) facts are : (1) a lack of room and food for all these new individuals produced by geometrical multiplication and consequently a competition  (active  or passive)  among  those  individuals having any œcologic relations to one another, as, for example, among those occupying the same locality, or needing the same food, or needing each other as food ; (2) the probable success in this competition of those individuals whose slight differences (variations) are of such a nature as to give them an advantage over their confreres, which  results in saving their life, at least until they have produced offspring ; and (3) the fact that these “saved” individuals will, by virtue of the already referred to action of heredity, hand down to the offspring their advantageous condition of structure and physiology (at least as the “mode” or most abundantly represented condition, among the offspring)."

 

Vernon L. Kellogg, Darwinism to-day, 1907, chapter II, Henry Holt and Company, p. 13.


 

  "Le concept de la sélection naturelle est un mélange remarquable d'induction et de déduction. Darwin a basé sa théorie sur trois faits naturels observables, et deux déductions de ces faits.
  Le premier est la tendance de tout être organisé à se multiplier en proportion géométrique. Cette tendance tient à ce que la descendance, dans les premiers stades de son développement, est toujours plus nombreuse que les parents.

  Le second fait est qu'en dépit de cette tendance, les populations d'une espèce donnée demeurent plus ou moins constantes.
  Sa première déduction en découle : de ces deux faits Darwin tira la lutte pour l'existence, car puisque plus de jeunes sont produits que ceux qui peuvent vivre, une lutte pour la survivance doit exister.
  Le troisième fait naturel de Darwin est la variation. Tous les organismes varient de manière appréciable ; et la seconde déduction tirée de la déduction précédente et du troisième fait constitue la sélection naturelle. Comme il y a lutte pour l'existence parmi les individus, et comme ces individus ne sont pas tous semblables, quelques-unes des variations seront avantageuses dans la lutte pour l'existence, tandis que d'autres seront nocives. En conséquence, une plus grande proportion d'individus avec les variations favorables survivront en moyenne. Et comme beaucoup de variations sont transmises héréditairement, ces effets de survie différentielle peuvent s'accumuler de génération en génération.
  Ainsi la sélection naturelle agit constamment en améliorant et en maintenant l'ajustement des organismes à leur milieu."

 

Julian Huxley, Conférence prononcée au Palais de la Découverte, le 3 octobre 1945, in Théories de l'évolution, aspects historiques, 1990, Paris, Presses Pocket, p. 158-159.



  "La sélection naturelle est la résultante de deux contraintes imposées à chaque être vivant : 1) l'exigence de reproduction, qui est satisfaite par des mécanismes génétiques mettant en œuvre tout un dispositif de mutations, recombinaisons et sexualité, soigneusement ajusté pour produire des organismes semblables, mais non identiques, à leurs parents ; 2) l'exigence d'une interaction permanente avec le milieu, car les êtres vivants constituent ce que les thermodynamiciens appellent des systèmes ouverts : ils ne subsistent que grâce à un flux constant de matière, d'énergie et d'information. Le premier de ces facteurs produit des variations au hasard et donne naissance à des populations formées d'individus tous différents. La combinaison des deux facteurs entraîne une reproduction différentielle des individus et oblige ainsi les populations à évoluer progressivement en fonction des circonstances externes, du comportement, des niches écologiques nouvelles, etc. Contrairement à ce qu'on croit souvent, la sélection naturelle ne fonctionne pas seulement comme un tamis pour éliminer les mutations préjudiciables et favoriser la dissémination des mutations bénéfiques. À long terme, elle intègre les mutations ; elle les agence en ensembles adaptativement cohérents, ajustés pendant de millions d'années et des millions de générations, en réponse au défi de l'environnement. C'est la sélection naturelle qui donne une direction au changement, qui oriente le hasard, qui lentement, progressivement, élabore de structures de plus en plus complexes, des organes nouveaux, des espèces nouvelles. La conception darwinienne a donc une conséquence inéluctable : le monde vivant aujourd'hui, tel que nous le voyons autour de nous, n'est qu'un parmi de nombreux possibles. Sa structure actuelle résulte de l'histoire de la terre. Il aurait très bien pu être différent. Il aurait même pu ne pas exister du tout !"

 

François Jacob, Le Jeu des possibles : essai sur la diversité du vivant, 1981, Le Livre de Poche, 1989, p. 32-33.



  "Depuis Darwin, les théoriciens sérieux de l'évolution maintiennent que les traits avantageux ne sont pas tous des adaptations s'expliquant nécessairement par la sélection naturelle. Lorsqu'un poisson volant quitte l'eau, il est extrêmement adapté qu'il retourne dans l'eau. Or nous n'avons pas besoin de la sélection naturelle pour expliquer cet heureux événement, la pesanteur suffit bien. D'autres traits nécessitent également une explication autre que la sélection. Il arrive qu'un caractère soit non pas une adaptation en soi, mais la conséquence de quelque chose d'autre qui est une adaptation. Il n'y a aucun avantage à ce que nos os soient blancs, et non vers, mais il y a en a un à ce qu'ils soient rigides ; s'ils sont en calcium, cela leur permet d'être rigides, et il se trouve que le calcium est blanc. Il arrive qu'un caractère soit imposé par son historique, comme la courbure en S de notre colonne vertébrale, dont nous avons hérité quand il est devenu encombrant d'avoir quatre pattes et utile d'avoir deux jambes. Il se peut qu'il soit tout simplement impossible à de nombreux traits de se développer dans le cadre des contraintes imposées par le plan du corps et de la manière dont les gènes construisent ce corps. Le biologiste J. B. S. Haldane disait qu'il y avait deux raisons pour lesquelles les êtres humains ne deviennent pas des anges : l'imperfection morale, et un plan du corps qui ne peut recevoir à la fois des bras et des ailes. Enfin, il arrive parfois qu'un trait apparaisse tout à fait par hasard. S'il se passe un temps suffisamment long dans une petite population d'organismes, toutes sortes de coïncidences seront préservées dans cette population ; ce processus s'appelle « la dérive génétique ». Par exemple, dans une génération particulière, tous les organismes sans rayures peuvent être frappés par la foudre ou mourir sans descendance ; le trait sans rayures règnera ensuite, quels que soient les avantages ou les désavantages qu'il présente.
  Stephen Jay Gould et Richard Lewontin ont accusé (à tort, selon la plupart des gens) les biologistes d'ignorer ces forces alternatives et d'imputer trop de phénomènes à la sélection naturelle. Ils taxent ces explications d' « histoires comme ça », allusion aux histoires fantaisistes de Kipling qui expliquent comment différents animaux ont reçu certaines parties de leur corps. Les textes de Gould et Lewontin ont exercé une certaine influence dans les sciences cognitives, et si Chomsky doute que la sélection naturelle puisse expliquer le langage humain, ce doute s'inscrit dans la ligne de leur critique.

  Cependant, ces tirs à l'aveuglette de Gould et Lewontin ne fournissent pas un modèle utile pour raisonner sur l'évolution d'un trait complexe. Un de leurs objectifs était de saper des théories du comportement humain dans lesquelles ils entrevoyaient des implications politiques conservatrices. Ces critiques reflètent aussi leurs préoccupations professionnelles au jour le jour. Gould est paléontologue, et les paléontologues étudient les organismes après qu'ils se sont transformés en fossiles. Ils étudient plus les grands schémas de l'histoire de la vie que les mécanismes des organes d'un individu éteint depuis longtemps. Lorsqu'ils découvrent, par exemple, que les dinosaures ont disparu parce qu'un astéroïde est entré en collision avec la Terre et a obscurci le Soleil, on peut comprendre que de légères différences dans les avantages pour la reproduction leur paraissent accessoires. Lewontin est généticien, et les généticiens ont tendance à regarder le code brut des gènes et leur variation statistique dans une population, plutôt que les organes complexes qu'ils construisent. L'adaptation peut leur paraître une force mineure ; c'est exactement comme si quelqu'un, examinant les 1 et les 0 d'un programme d'ordinateur dans un langage informatique sans savoir ce que fait ce programme, concluait que ces signes n'ont pas de plan d'ensemble. Le courant principal de la biologie de l'évolution moderne est mieux représenté par des biologistes comme George Williams, John Maynard Smith et Ernst Mayr qui s'intéressent au plan d'ensemble d'organismes vivants entiers. Ils sont unanimes pour dire que la sélection naturelle occupe une place très spéciale dans l'évolution, et que l'existence d'alternatives ne signifie pas qu'un trait biologique puisse être expliqué par le premier venu, uniquement comme il lui plaît."

 

Steven Pinker, L'Instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 356-357.

 

"Thoughtful evolutionary theorists since Darwin have been adamant that not every beneficial trait is an adaptation to be explained by natural selection. When a flying fish leaves the water, it is extremely adaptive for it to reenter the water. But we do not need natural selection to explain this happy event; gravity will do just fine. Other traits, too, need an explanation different from selection. Sometimes a trait is not an adaptation in itself but a consequence of something else that is an adaptation. There is no advantage to our bones being white instead of green, but there is an advantage to our bones being rigid; building them out of calcium is one way to make them rigid, and calcium happens to be white. Sometimes a trait is constrained by its history, like the S-bend in our spine that we inherited when four legs became bad and two legs good. Many traits may just be impossible to grow within the constraints of a body plan and the way the genes build the body. The biologist J.B.S. Haldane once said that there are two reasons why humans do not turn into angels: moral imperfection and a body plan that cannot accommodate both arms and wings. And sometimes a trait comes about by dumb luck. If enough time passes in a small population of organisms, all kinds of coincidences will be preserved in it, a process The Big Bang 359 called genetic drift. For example, in a particular generation all the stripeless organisms might be hit by lightning or die without issue; stripedness will reign thereafter, whatever its advantages or disadvantages. Stephen Jay Gould and Richard Lewontin have accused biologists (unfairly, most believe) of ignoring these alternative forces and putting too much stock in natural selection. They ridicule such explanations as "just-so stories," an allusion to Kipling's whimsical tales of how various animals got their body parts. Gould and Lewontin's essays have been influential in the cognitive sciences, and Chomsky's skepticism that natural selection can explain human language is in the spirit of their critique. But Gould and Lewontin's potshots do not provide a useful model of how to reason about the evolution of a complex trait. One of their goals was to undermine theories of human behavior that they envisioned as having right-wing political implications. The critiques also reflect their day-to-day professional concerns. Gould is a paleontologist, and paleontologists study organisms after they have turned into rocks. They look more at grand patterns in the history of life than at the workings of an individual's long-defunct organs. When they discover, for example, that the dinosaurs were extinguished by an asteroid slamming into the earth and blacking out the sun, small differences in reproductive advantages understandably seem beside the point. Lewontin is a geneticist, and geneticists tend to look at the raw code of the genes and their statistical variation in a population, rather than the complex organs they build. Adaptation can seem like a minor force to them, just as someone examining the 1's and 0's of a computer program in machine language without knowing what the program does might conclude that the patterns are without design. The mainstream in modern evolutionary biology is better represented by biologists like George Williams, John Maynard Smith, and Ernst Mayr, who are concerned with the design of whole living organisms. Their consensus is that natural selection has a very special place in evolution, and that the existence of alternatives does not mean that the explanation of a biological trait is up for grabs, depending only on the taste of the explainer."

 

Steven Pinker, The Language Instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, p. 358-359.



  "Contrairement à d'autres idées célèbres (et véritablement hermétiques) de l'histoire des sciences, la sélection naturelle est un concept remarquablement simple – essentiellement, trois faits indéniables, suivis d'une conclusion évidente, presque syllogistique. (Je dis « simple » dans la mesure où l'on considère uniquement ses « mécanismes de base »; les conclusions et conséquences qui découlent de l'action de la sélec­tion peuvent, en revanche, être tout à fait subtiles et complexes.)
  Darwin consacre les premiers chapitres de De l'origine des espèces à établir les trois faits suivants :
  1. Tous les organismes tendent à produire plus de descendants qu'il n'en peut survivre (la génération de Darwin donna à ce prin­cipe le doux nom de « super-fécondité »).

  2. Ces descendants présentent entre eux des variations et ne sont pas des copies conformes d'un type immuable.
  3. Une part au moins de ces variations se transmet génétiquement aux générations futures. (Darwin ignorait les mécanismes de l'hérédité, car les principes de Mendel ne furent reconnus qu'au début du XXe siècle. Ce troisième fait n'exige toutefois pas que l'on ait une quelconque connaissance des mécanismes de l'hérédité, mais seulement que l'on admette son existence. Or l'existence même de l'hérédité fait indéniablement partie du savoir populaire. Nous savons que les Noirs ont des enfants noirs, que les Blancs ont des enfants blancs, que les grands ont des enfants grands, etc.)
  Le principe de sélection naturelle devient alors une consé­quence de ces trois faits :
  4. Si nombre de descendants sont condamnés à mourir (car l'écosystème naturel ne peut tous les accueillir) et si, dans chaque espèce, les individus présentent entre eux des variations, alors, en moyenne (autrement dit, statistiquement, et non pas systématique­ment), les survivants sont les individu dont les variations sont par chance mieux adaptées aux changements de l'environnement local. Puisque l'hérédité existe, les descendants de survivants tendent à ressembler à leurs parents. Au fil du temps, l'accumulation de ces variations avantageuses produit un changement évolutif."

 

Stephen Jay Gould, L'Éventail du vivant, 1996, tr. fr. Christian Jeanmougin, Seuil, 1997, p. 172-173.



  "De même que les écrits de Galilée avaient bouleversé notre regard sur le firmament, le livre de Darwin, L'Origine des espèces, paru en 1859, a bouleversé le regard que nous portons sur le monde vivant, et donc sur nous-mêmes. Son argument tient en une phrase : en chaque lieu, les ressources sont limitées et le nombre des naissances est en général trop élevé compte tenu du niveau de ces ressources, donc « ceux qui possèdent un avantage quelconque sur les autres ont une meilleure chance de survivre et de procréer leur propre type ».
  Autrement dit, la lutte entre les individus provoque nécessairement une amélioration. Le lent cheminement des espèces vers leur état actuel a été la conséquence de l'élimination de ceux qui, par malchance, n'avaient pas reçu un « avantage quelconque ». La leçon de la nature serait que la lutte, la compétition sont, tout compte fait, globalement bénéfiques et même nécessaires à la survie de la collectivité.
  Un tel constat résultant de l'observation de l'ensemble des êtres vivants peut alors être étendu à l'espèce qui nous intéresse le plus, la nôtre. Il est facile d'en envisager les conséquences.
  Il est remarquable que le fait de l'évolution se soit heurté à beaucoup de réticences, mais que l'hypothèse selon laquelle cette évolution est le résultat de la sélection naturelle, de la lutte pour la vie, ait été rapidement admise. Le premier point se trouvait en effet en contradiction avec les idées acceptées depuis le début de notre culture, le second au contraire venait justifier un état de la société qui posait problème : comment accepter les excessives inégalités entre les nantis et les démunis ? Dans une culture officiellement fondée sur le respect des êtres humains, comment accepter de telles différences ? Voilà que la science apportait la réponse de la nature : ces inégalités sont le prix à payer pour l'amélioration collective.
  Un siècle et demi après Darwin, ces idées sont encore largement acceptées. La lutte entre les individus serait nécessaire pour obtenir la progression de l'ensemble. La compétition serait imposée par la nature elle-même.
  Cependant, raisonner ainsi, c'est négliger le fait que, depuis l'époque de Darwin, la théorie de l'évolution a été considérablement modifiée. La phrase que j'ai reproduite contient en effet une erreur : l'affirmation que les individus qui ont pu ou su être les « meilleurs » transmettent leurs caractéristiques à leurs descendants. Cette affirmation, qui semblait aller de soi, a été mise à mal par les découvertes postérieures de Mendel puis par les avancées de la génétique. Ce qu'un géniteur transmet n'est nullement son « propre type » mais la moitié des gènes qu'il a lui-même reçus et qui lui ont permis de manifester ce type. Il transmet non ce qu'il est mais la moitié des informations - nous disons aujourd'hui les gènes - qui lui ont permis d'être ce qu'il est. Et cette moitié a été désignée au hasard. C'est au cœur même de sa logique que le modèle darwinien est ainsi critiqué, ce qui a suscité le développement d'une discipline nouvelle, la génétique des populations. Cette discipline fait une place, dans la recherche des causes de l'évolution, au caractère aléatoire de la transmission des dotations génétiques. Certes, la sélection naturelle joue un rôle, mais ce rôle est beaucoup moins décisif qu'on ne le pensait au début du XXème siècle.
  La place de la compétition dans la nature est ainsi mise en question. Le fait que telle caractéristique se soit répandue dans une espèce n'est pas nécessairement la preuve qu'elle était « meilleure », qu'elle a été sélectionnée en raison des avantages qu'elle apporte. Il a suffi qu'elle ne soit pas excessivement délétère et que l'aléatoire des transmissions l'ait favorisée. Dans le jeu permanent de la nécessité et du hasard, ce dernier a souvent marqué des points.
  La religion de la compétition qui baigne toute notre culture apparaît alors comme parfaitement arbitraire et non imposée par un quelconque ukase de la nature."

 

Albert Jacquard, Halte aux jeux !, 2004, Stock.



  "Darwin fonde sa théorie de la sélection naturelle sur trois faits admis de tous : 1) chez les espèce sexuées, tous les individus sont différents les uns des autres ; 2) ces différences sont en partie héréditaires puisque la descendance possède des caractères venant des parents ; 3) les individu ont tendance à se multiplier, ce qui finit par poser des difficultés pour accéder aux ressources. Comme Darwin avait observé au cours de son grand voyage que les populations des différentes espèces étaient relativement stables, il en infère qu'il y a limitation démographique, donc sélection. Il nomme ce processus « sélection naturelle » en référence à la sélection artificielle pratiquée par les éleveurs. Mai si l'éleveur poursuit un objectif, ce n'est pas le cas dans la nature. La sélection naturelle n'est pas la « survie du plus apte ou la « loi du plus fort ». Les facteurs de sélection naturelle sont multiples : résistance aux maladies, accès aux nourritures, évitement des prédateurs, com­pétition pour le partenaire sexuel et la chance, par exemple face à un changement brutal ou catastrophique. La sélection naturelle exprime le fait que certains individus laissent une plus grande descendance que d'autres et, par conséquent, ce n'est pas l'individu qui évolue, mais la population ; plus précisément la fréquence relative des caractères et des gènes d'une génération à l'autre.
  La sélection naturelle fonctionne sur le couple variation/sélection, les deux étant dissociées. Les variations apparaissent indépendamment des effets qu'elles peuvent avoir sur un organisme ; ensuite la sélection agit sur ces variations. C'est ce qu'on appelle l'« algorithme darwinien ». Les variations sont la conséquence de la variabilité, dont les causes sont diverses, depuis les mutations génétiques jusqu'au choix des partenaires sexuels avec toutes les problé­matiques de la sélection sexuelle. Le « moteur» de l'évolution repose sur la variation qui fait l'objet de la sélection, cette dernière favorisant la variabilité des organismes, formant ce qu'on appelle un sys­tème autocatalytique.

  Les variations et les caractères qui leur sont liés émergent sans aucune relation potentielle avec la valeur sélective et adaptative des individus. Notons qu'au niveau du génome, des portions d'ADN se dupliquent et mutent sans donner de caractères apparents, la plus grande partie de l'ADN étant silen­cieuse, cet ADN dit « poubelle» représente une autre source de variation. Tout cela renvoie à la notion de causes efficientes et élimine toute cause finale."

 

Pascal Picq, "L'homme, point culminant de l'évolution ?", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 51-52.
 

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Date de création : 30/06/2015 @ 15:24
Dernière modification : 26/03/2024 @ 17:19
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