"Ce que nous sommes historiquement, la propriété qui nous appartient à nous, au monde actuel, ne s'est pas produit spontanément, n'est pas sorti seulement de la condition présente, mais c'est l'héritage et le résultat du labeur de toutes les générations antérieures du genre humain. De même que les arts de la vie extérieure, la masse de moyens et de procédés, les dispositions et les usages de la société et de la vie politique sont un résultat de la réflexion, de l'invention, du malheur, de la nécessité et de l'esprit de l'histoire qui a précédé notre état présent, de même nous devons ce que nous sommes, en fait de science et, plus précisément, de philosophie, à la tradition qui passe comme une chaîne sacrée à travers tout ce qui est passager, donc passé et qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a produit le temps passé. Toutefois, cette tradition n'est pas seulement semblable à une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu comme des images de pierre, le conservant sans changement et le transmettant ainsi à la postérité – ainsi que le cours de la nature dans sa variabilité et son agitation infinies fait que ses figurations et ses formes restent toujours conformes aux lois primitives sans progresser. Mais la tradition de ce qu'a produit dans le domaine de l'esprit le règne de l'esprit s'accroît et grandit comme un fleuve puissant à mesure qu'il s'est éloigné de son origine."
Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, "Introduction du cours de Berlin", 1820, tr. fr. J. Gibelin, Gallimard Idées, Tome 1, 1970, p. 35-36.
"Les vieilles idées cèdent du terrain lentement, car elles sont plus que des formes logiques abstraites et des catégories. Elles sont des habitudes et des prédispositions, des attitudes profondément imprégnées d'aversion et de préférence. Par ailleurs, la conviction persiste – bien que l'histoire montre qu'il s'agit d'une hallucination – que toutes les questions que l'esprit humain a posées sont des questions auxquelles on peut répondre en termes d'alternatives que ces questions proposent elles-mêmes. Mais en réalité, le progrès intellectuel se fait par l'abandon même de ces questions avec les alternatives qu'elles supposent, un abandon qui résulte de leur vitalité décroissante et d'un changement pressant d'intérêt. Nous ne les résolvons pas : nous les oublions. Les vieilles questions sont résolues en disparaissant, en s'évaporant, tandis que de nouvelles questions correspondant à la nouvelle attitude d'effort et de préférence [the changed attitude of endeavor and preference] prennent leur place. Dans la pensée contemporaine, le plus grand dissolvant des questions anciennes, le plus grand précipitant de nouvelles méthodes, de nouvelles intentions, de nouveaux problèmes, est sans aucun doute celui apporté par la révolution scientifique qui a trouvé son apogée dans L'Origine des espèces."
John Dewey, "The influence of Darwinism on philosophy", tr. fr. Pierre-Jean Haution, in The influence of Darwin on philosophy and other essays, Prometheus Books, 1997, , p. 19.
"Old ideas give way slowly ; for they are more than abstract logical forms and categories. They are habits and predispositions, deeply engrained attitudes of aversion and preference. Moreover, the conviction persists – though history shows it to be a hallucination – that all questions that the human mind has asked are questions that can be answered in terms of the alternatives that the questions themselves present. But in fact intellectual progress occurs through sheer abandonment of questions together with both of the alternatives they assume, an abandonment that results from their decreasing vitality and a change of urgent interest. We do not solve them : we get over them. Old questions are solved by disappearing, evaporating, while new questions corresponding to the changed attitude of endeavor and preference take their place. Doubtless the greatest dissolvent in contemporary thought of old questions, the greatest precipitant of new methods, new intentions, new problems, is the one effected by the scientific revolution that found its climax in the Origin of Species."
John Dewey, "The influence of Darwinism on philosophy", in The influence of Darwin on philosophy and other essays, Prometheus Books, 1997, p. 19.
"On parle couramment de l'évolution des idées comme d'un passage, lentement acquis eu cours du temps, d'une pensée « prélogique » à la pensée « logique », d'un « état préscienfique » à un « état scientifique ». Utile peut-être en première approximation, cette manière de voir recèle cependant une double illusion. D'abord elle établit dans l'histoire des coupures non seulement artificielles (comme toutes les divisions de l’histoire en périodes) mais trompeuses. Elle ne tient pas compte de ce fait, pourtant essentiel, que toutes les époques se sont définies comme « logiques » et « scientifiques » par rapport à leurs devancières « prélogiques » et « préscientifique ». Elle substitue donc la fausse solution d'un étagement chronologique des formes mentales, au seul problème réel : celui de la croissance interne du « logique » et du « scientifique ». De plus, en nous donnant ainsi le droit de prendre nous-mêmes à notre tour l'attitude satisfaite des Anciens, nous faisons de « notre science » et de « notre logique » le type définitif du savoir. Nous accusons le passé pour ne pas voir ce qu'il peut subsister de magie, en nous, dans notre pensée, dans ces cosmogonies qui, à nos connaissances scientifiques, donnent toujours pour arrière-fond une image générale de la Nature et de l'Histoire."
Robert Lenoble, Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, 1969, Albin-Michel, p. 39.
"Chaque génération incline à la même cruauté pour celle qui l'a précédée : une cruauté consistant à se prévaloir d'un surcroît de lucidité et à feindre de s'étonner avec commisération des engagements « naïfs » d'autrefois. Mais c'est une démarche abusive. On gagne toujours sans mérite les batailles rétrospectives : on s'affranchit sans gloire des illusions quand le temps les a ruinées. Cette cruauté est facile. Elle n'intervient jamais qu'a posteriori et mène rarement loin : posture triomphante mais misère de la pensée...
En vérité, on ne devrait jamais sourire sans précaution des utopies révolues, ni se moquer trop imprudemment des vulgates passées de mode. Pour deux raisons au moins. D'abord, parce qu'elles incarnaient, en leur temps, une espérance qui ne mérite pas toujours d'être insultée (seul celui que satisfait l'ordre établi prend plaisir à humilier le rêve). Ensuite parce que rien n'est plus périlleux que le contentement de soi. On a toujours tort de se croire malin. Surtout après-coup. Toute époque adhère, sans le savoir, à ses propres utopies – « l'idéologie invisible » – qu'elle prend pour des projets raisonnables. Elle y croit. Chaque génération veut se convaincre qu'elle en sait plus que la précédente et parle d'une voix forte, alors qu'elle ne fait qu'obéir à un système de croyances et d'hypothèses « falsifiables », au sens où l'entendait Karl Popper. La critique a posteriori d'une utopie se fonde donc le plus souvent – mais inconsciemment – sur une utopie nouvelle qui, demain ou après-demain, risque de se révéler pour ce qu’elle était. Fausse lucidité scientifique tombée de son piédestal, elle se verra toisée, à son tour, par une nouvelle vulgate, et justiciable d'une même férocité prétendument « éclairée ». Et ainsi de suite, comme une morne alternance de vanités et d'aveuglements. Tout dans l'histoire des idées devrait nous inviter à la modestie.
Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, 1998, Points Seuil, p. 44-45.
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