"Généralement, on a l'habitude d'opposer à grands traits deux types de conceptualisation de la durée. Le nôtre, caractérisé par l'image de la flèche du temps, c'est-à-dire un temps orienté, cumulatif, non réversible, dans lequel le changement est réputé se produire sous la forme d'un progrès linéaire ; bref, le temps de l'expérience historique dans lequel le passé contribue à faire comprendre le présent et est porteur de promesses pour l'avenir. L'autre régime est fondé sur l'idée de l'éternel retour popularisée par Mircea Eliade, l'historien des religions ; c'est une conception cyclique du temps, avec une répétition des mêmes évènements au bout d'une période déterminée, chaque cycle s'achevant en général par un grand bouleversement, voire un cataclysme. Or, ce modèle du temps cyclique existe bien, mais il n'est pas la norme dans tous les régimes de temporalité non-occidentaux ainsi que l'on a parfois tendance à le penser ; il est caractéristique de certains d'entre eux seulement, ceux que j'ai définis comme relevant d'une ontologie analogiste. Dans la cosmologie andine, par exemple, le terme quechua pachacuti désigne le renversement périodique du cosmos sur son axe et le début d'un nouveau cycle. Les prophétismes, c'est-à-dire l'idée qu'un individu va mettre fin par son action et sa parole à un cycle et permettre l'avènement d'un autre, sont également caractéristiques de cette temporalité analogiste.
Mais la temporalité de l'ontologie animique ou de l'ontologie totémique diffèrent complètement du temps orienté propre au naturalisme comme du temps cyclique typique de l'analogisme. Dans le premier cas, et c'est très net en Amazonie, le temps est écrasé, aplati, sans relief ni profondeur. Les évènements mythiques qui ont donné naissance à l'état actuel du monde se sont déroulés il y a quelques générations tout au plus et les protagonistes sont toujours présents. D'ailleurs la profondeur de la mémoire généalogique est faible et il arrive que l'on ait oublié le nom de ses grands-parents car chaque génération, d'une certaine façon, naît dans un monde vierge, même si c'est pour y faire exactement les mêmes choses que des générations précédentes dont personne n'a conservé le souvenir. Bref, c'est une temporalité de l'instantané, indemne du poids de l'histoire et de la mémorialisation des ancêtres. Quant au totémisme, en Australie du moins, il met en œuvre un mixte de présent éternel et de passé reconduit dans l'instant : les prototypes à l'origine des existants et des subdivisions du monde sont toujours là, toujours vivaces et continuent leur œuvre génératrice et de mise en ordre. Le « temps du Rêve » est donc accompli, mais ses effets sont toujours observables dans le présent."
Philippe Descola, L'Écologie des autres. L'anthropologie et la question de la nature, Éditions Quae, 2014, p. 88-89.
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