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Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
Temps linéaire et temps cyclique

  "D'où vient, alors, cette impression irrésistible, ressentie surtout par les non-chrétiens, que le christianisme a innové par rapport à la religiosité antérieure ? Pour un Hindou sympathique au christianisme, l'innovation la plus frappante (si on laisse de côté le message ou la divinité du Christ) consiste dans la valorisation du Temps, en dernière instance dans le salut du Temps et de l'Histoire. On renonce à la réversibilité du Temps cyclique, on impose un Temps irréversible parce que, cette fois-ci, les hiérophanies[1] manifestées par le Temps ne sont plus répétables : c'est une seule fois que le Christ a vécu, a été crucifié, est ressuscité. De là une plénitude de l'instant, l'ontologisation du Temps : le Temps réussit à être, ce qui veut dire qu'il cesse de devenir, qu'il se transforme en éternité. Remarquons-le tout de suite, ce n'est pas n'importe quel moment temporel qui mord sur l'éternité, mais seulement le « moment favorable », l'instant transfiguré par une révélation (qu'on appelle ou non ce « moment favorable » káiros). Le Temps devient une valeur dans la mesure où Dieu se manifeste à travers lui, lui confère une signification trans-historique et une intention sotériologique[2] : car, dans chaque nouvelle intervention de Dieu dans l'histoire n'était-il pas toujours question du salut de l'homme, c'est-à-dire, de quelque chose qui n'a rien à faire avec l'histoire ? Le Temps devient plénitude par le fait même de l'incarnation du Verbe divin ; mais ce fait, même transfigure l'histoire. Comment serait-il vain et vide le Temps qui a vu Jésus naître, souffrir, mourir et ressusciter ? Comment serait-il réversible et répétable ad infinitum ?
  Du point de vue de l'histoire des religions, le judéo-christianisme nous présente l'hiérophanie suprême : la transfiguration de l'événement historique en hiérophanie. Il s'agit de quelque chose de plus que la hiérophanisation du Temps, car le Temps sacré est familier à toutes les religions. Cette fois, c'est l'événement historique comme tel qui révèle le maximum de trans-historicité : Dieu n'intervient pas seulement dans l'histoire, comme c'était le cas dans le judaïsme ; il s'incarne dans un être historique pour subir une existence historiquement conditionnée ; apparemment Jésus de Nazareth ne se distingue en rien de ses contemporains de Palestine. En apparence, le divin s'est totalement dérobé dans l'histoire : rien ne laisse entrevoir la physiologie, la psychologie ou la « culture » de Jésus, le Dieu Père lui-même ; Jésus mange, digère, souffre de la soif ou de la chaleur comme tout autre Juif de Palestine. Mais, en réalité, cet « événement historique », qui constitue l'existence de Jésus est une théophanie totale ; il y a là comme un audacieux effort pour sauver l'événement historique en lui-même, en lui accordant le maximum d'être.
  En dépit de la valeur accordée au Temps et à l'Histoire, le judéo-christianisme n'aboutit pas à l'historicisme mais à une théologie de l'Histoire. Ce n'est pas pour lui-même que l'événement est valorisé ; c'est uniquement à cause de la révélation qu'il comporte, révélation qui le précède et le transcende. L'historicisme comme tel est un produit de décomposition du christianisme ; il n'a pu se constituer que dans la mesure où l'on avait perdu la foi dans une trans-historicité de l'événement historique."

 

Mircea Eliade, Images et symboles, 1952, chapitre V, Gallimard tel, 1990, p. 222-224.


[1] Hiérophanie : manifestation du sacré.
[2] Relatif à l’étude du salut de l’âme et de la rédemption, à la sotériologie.


 

  "Généralement, on a l'habitude d'opposer à grands traits deux types de conceptualisation de la durée. Le nôtre, caractérisé par l'image de la flèche du temps, c'est-à-dire un temps orienté, cumulatif, non réversible, dans lequel le changement est réputé se produire sous la forme d'un progrès linéaire ; bref, le temps de l'expérience historique dans lequel le passé contribue à faire comprendre le présent et est porteur de promesses pour l'avenir. L'autre régime est fondé sur l'idée de l'éternel retour popularisée par Mircea Eliade, l'historien des religions ; c'est une conception cyclique du temps, avec une répétition des mêmes évènements au bout d'une période déterminée, chaque cycle s'achevant en général par un grand bouleversement, voire un cataclysme. Or, ce modèle du temps cyclique existe bien, mais il n'est pas la norme dans tous les régimes de temporalité non-occidentaux ainsi que l'on a parfois tendance à le penser ; il est caractéristique de certains d'entre eux seulement, ceux que j'ai définis comme relevant d'une ontologie analogiste. Dans la cosmologie andine, par exemple, le terme quechua pachacuti désigne le renversement périodique du cosmos sur son axe et le début d'un nouveau cycle. Les prophétismes, c'est-à-dire l'idée qu'un individu va mettre fin par son action et sa parole à un cycle et permettre l'avènement d'un autre, sont également caractéristiques de cette temporalité analogiste.
  Mais la temporalité de l'ontologie animique ou de l'ontologie totémique diffèrent complètement du temps orienté propre au naturalisme comme du temps cyclique typique de l'analogisme. Dans le premier cas, et c'est très net en Amazonie, le temps est écrasé, aplati, sans relief ni profondeur. Les évènements mythiques qui ont donné naissance à l'état actuel du monde se sont déroulés il y a quelques générations tout au plus et les protagonistes sont toujours présents. D'ailleurs la profondeur de la mémoire généalogique est faible et il arrive que l'on ait oublié le nom de ses grands-parents car chaque génération, d'une certaine façon, naît dans un monde vierge, même si c'est pour y faire exactement les mêmes choses que des générations précédentes dont personne n'a conservé le souvenir. Bref, c'est une temporalité de l'instantané, indemne du poids de l'histoire et de la mémorialisation des ancêtres. Quant au totémisme, en Australie du moins, il met en œuvre un mixte de présent éternel et de passé reconduit dans l'instant : les prototypes à l'origine des existants et des subdivisions du monde sont toujours là, toujours vivaces et continuent leur œuvre génératrice et de mise en ordre. Le « temps du Rêve » est donc accompli, mais ses effets sont toujours observables dans le présent."

 

Philippe Descola, L'Écologie des autres. L'anthropologie et la question de la nature, Éditions Quae, 2014, p. 88-89.

 

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Date de création : 13/07/2015 @ 13:45
Dernière modification : 02/12/2024 @ 16:34
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