" « Nature » [phusis] se dit, dans un premier sens, de la génération de ce qui croît […] dans un autre sens, c'est l'élément premier immanent d'où procède ce qui croît ; - c'est aussi le principe du premier mouvement immanent dans chacun des êtres naturels, en vertu de sa propre essence. On appelle croissance naturelle d'un être, l'accroissement qu'il reçoit d'un autre être, soit par contact, soit par union naturelle, ou, comme les embryons, par adhérence. L'union naturelle diffère du contact dans ce dernier cas, en effet, il n'y a rien d'autre d'exigé que le contact lui-même, tandis que, pour l'union naturelle, il existe quelque chose qui est identiquement un dans les deux êtres, qui produit, au lieu d'un simple contact, une véritable fusion, et unifie les êtres selon le continu et la quantité, mais non selon la qualité. – On appelle encore nature l'élément primitif dont est fait ou provient un objet artificiel, c'est-à-dire la substance informe et incapable de subir un changement par sa propre puissance. Ainsi l'airain est dit la nature de la statue et des objets d'airain, et le bois, celle des objets de bois. De même pour les autres êtres : chacun d'eux est, en effet, constitué par ces éléments, la matière première persistant. C'est en ce sens que Nature s'entend aussi des éléments des choses naturelles, soit qu'on admette pour éléments le Feu, la terre, l'Air, ou l'Eau, ou quelque autre principe analogue, ou plusieurs de ces éléments ou enfin tous ces éléments à la fois. – Dans un autre sens, nature se dit de la substance formelle des choses naturelles : telle est l'acception que lui donnent ceux qui disent que la nature est la composition primitive, ou, comme EMPÉDOCLE, qu' « aucun être n'a une nature, mais il y a seulement mélange et séparation du mélange ; et la nature n'est qu'un nom donné par les hommes ». C'est pour cela que, de tout ce qui naturellement est ou devient, quoiqu'il possède déjà en soi le principe naturel du devenir ou de l'être, nous disons qu'il n'a pas encore sa nature, s'il n'a pas de forme et de configuration. Un objet naturel vient donc de l'union de la matière et de la forme : c'est ce qui se passe pour les animaux et leurs parties. Et non seulement la matière première est une nature (elle est première de deux manières : ou première, relativement à l'objet même, ou généralement première : ainsi, pour les objets d'airain, l'airain est premier relativement à ces objets, mais absolument, c'est sans doute l'eau, s'il est vrai que tous les corps fusibles sont de l'eau), mais encore est une nature la forme ou essence, car elle est la fin du devenir. – Par métaphore enfin, toute essence prend généralement le nom de nature, parce que la nature d'une chose est, elle aussi, une sorte d'essence.
De tout ce que nous venons de dire, il résulte que la nature, dans son sens primitif et fondamental, c'est l'essence des êtres qui ont, en eux-mêmes et en tant que tels, le principe de leur mouvement. La matière, en effet, ne prend le nom de nature que parce qu'elle est susceptible de recevoir en elle ce principe ; et le devenir et la croissance, que parce que ce sont des mouvements procédant de ce principe. La nature, en ce sens, est le principe du mouvement des êtres naturels, immanent en quelque sorte, soit en puissance, soit en entéléchie[1]."
Aristote, Métaphysique, Δ, 4, 1014b15-1015b15, tr. fr. J. Tricot, Vrin, 2000, p. 167-170.
"La nature
Parmi les étants, certains sont par nature, les autres du fait d'autres causes : nous disons que sont par nature : les animaux ainsi que leurs parties, les plantes, les corps simples comme la terre, le feu, l'air, l'eau :— de ces choses, en effet, et des choses semblables nous disons qu'elles sont par nature. Or toutes ces choses se montrent différentes de celles qui ne sont pas constituées par nature. Chacune de celles-là, en effet, possède en elle-même un principe de mouvement et d'arrêt, les unes quant au lieu, d'autres quant à l'augmentation et à la diminution, d'autres quant à l'altération. Par contre un lit, un manteau, et quoi que ce soit d'autre de ce genre, d'une part en tant qu'ils ont reçu chacune de ces dénominations et dans la mesure où ils sont le produit d'un art, ne possèdent aucune impulsion innée au changement ; mais, d'autre part, en tant que par accident ces choses sont faites de pierre de terre ou d'un mélange des deux, elles possèdent <cette impulsion>, et dans cette mesure, parce que la nature est un certain principe, à savoir une cause du fait d'être mû et d'être en repos pour ce à quoi elle appartient immédiatement par soi et non par accident. (J'emploie l'expression « et non par accident » parce qu'il pourrait arriver que quelqu'un, étant médecin, devienne lui-même cause de santé pour lui-même, pourtant ce n'est pas en tant qu'il est soigné qu'il possède l'art médical, mais il arrive par coïncidence que le même <homme> soit médecin et soit soigné ; voilà pourquoi ces deux <qualités> sont parfois séparées l'une de l'autre.) Et il en est de même pour chacun des autres étants qui sont fabriqués. Aucun d'eux, en effet, n'a en lui-même le principe de sa fabrication, mais les uns l'ont en d'autres choses, c'est-à-dire à l'extérieur <d'eux-mêmes>, par exemple une maison et chacun des autres objets fait de main d'homme, d'autres l'ont en eux-mêmes mais pas par eux-mêmes : ce sont tous les étants qui pourraient devenir par accident causes pour eux-mêmes. La nature est donc ce qu'on a dit.
Ont une nature tous les étants qui possèdent un principe de ce genre. Et ces étants sont tous des substances ; car ce sont des sortes de substrats, et la nature est toujours dans un substrat. Par ailleurs sont selon la nature à la fois ces étants et tout ce qui leur appartient en vertu de ce qu'ils sont, par exemple pour le feu d'être porté vers le haut ; en effet, cela n'est pas une nature, n'a pas de nature, mais cela est par nature et selon la nature. On a donc dit ce qu'est la nature et ce qu'est le par nature et le selon la nature.
Mais que la nature existe, il serait ridicule de s'employer à le montrer. Il est manifeste, en effet, qu'il existe beaucoup d'étants de ce genre, et montrer ce qui est manifeste par le moyen de ce qui n'est pas manifeste, c'est le fait de quelqu'un qui n'est pas capable de distinguer ce qui connaissable par soi et ce qui ne l'est pas par soi (qu'il soit possible d'être dans une telle situation est assez évident, en effet quelqu'un qui est aveugle de naissance pourrait faire des syllogismes sur les couleurs), de sorte que de telles gens raisonnent nécessairement sur des mots, mais ne pensent rien.
La nature comme matière
Certains sont d'avis que la nature et la substance des êtres qui sont par nature est le <constituant> interne premier de chaque chose, par soi dépourvu de structure, par exemple que d'un lit la nature c'est le bois, d'une statue l'airain. Un indice en est, dit Antiphon, que, si on enterrait un lit, et si la putréfaction acquérait la puissance de faire pousser un rejet, ce n'est pas un lit qui viendrait à l'être mais du bois, parce que, d'après lui, ce qui lui appartient par accident c'est la disposition conventionnelle que lui a donnée l'art, alors que sa substance c'est cette réalité qui, continûment, perdure tout en subissant cela. Mais si chacune de ces réalités subit la même chose par rapport à quelque chose d'autre (par exemple l'airain et l'or par rapport à l'eau, les os et le bois par rapport à la terre, et de même pour n'importe laquelle des autres réalités de ce genre), c'est cette dernière chose qui est leur nature et leur substance. En vertu de quoi certains disent que c'est le feu qui est la nature des étants, d'autres que c'est la terre, d'autres l'air, d'autres l'eau, d'autres certains de ces <éléments>, d'autres tous. En effet, celui qui suppose que l'un de ces <éléments> est tel, qu'il y en ait un ou plusieurs, prétend que celui-ci ou ceux-ci sont la substance dans sa totalité, alors que toutes les autres choses en sont des affections, des états et des dispositions ; et n'importe laquelle de ces réalités serait éternelle, car elles ne subissent aucun changement à partir d'elles-mêmes, alors que tout le reste naît et périt sans fin.
La nature comme forme
La nature se dit donc ainsi d'une première manière : la matière sous-jacente première de chacun des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de changement ; d'une autre manière, c'est la configuration et plus précisément la forme selon la définition.
Art et nature
De même, en effet, que ce qui est selon l'art, c'est-à-dire l'artificiel, est appelé art, de même aussi ce qui est selon la nature, c'est-à-dire le naturel, est appelé nature ; mais dans le premier cas, on ne pourrait pas encore dire que cela ait quoi que ce soit de conforme à l'art, ni qu'il y ait art si un lit est seulement en puissance mais n'a pas encore la forme du lit, et on ne le pourrait pas non plus pour les êtres constitués par nature. En effet, la chair et l'os en puissance n'ont pas encore leur nature ni ne sont des natures avant qu'ils n'aient reçu la forme selon la définition par laquelle nous disons dans des définitions ce que sont la chair et l'os. De sorte que, d'une autre manière, la nature serait la configuration et la forme (non comme étant séparables, si ce n'est par la raison) des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement. Mais ce qui est fait de ces <composantes> n'est pas une nature, mais est par nature, par exemple un homme.
Ou mieux : <la forme> est nature de la matière ; en effet, chaque chose est dite à partir du moment où elle est en entéléchie plutôt que quand elle est en puissance.
De plus, un homme naît d'un homme, mais pas un lit d'un lit ; c'est pourquoi aussi on dit que ce n'est pas la configuration qui <en> est la nature mais le bois (parce que ce qui viendrait à l'être, si ça bourgeonnait, ce n'est pas un lit mais du bois) : si, donc, ceci est un artefact, la figure aussi est nature: du moins un homme naît-il d'une homme.
Nature et génération
De plus, la nature entendue comme génération est un chemin vers une nature. Ce n'est pas comme le traitement médical, dont on ne dit pas qu'il est une voie vers l'art médical mais vers la santé, car nécessairement le traitement médical procède de l'art médical et ne va pas vers l'art médical ; mais la nature <comme génération> n'est pas dans le même rapport à la nature, et ce qui croît naturellement en venant de quelque chose, va ou croît vers quelque chose. Qu'est donc la chose qui croît ? non pas ce d'où elle vient, mais vers ce vers quoi elle va. Donc la figure est nature."
Aristote, Physique, Livre II, 1, 192b8-193b18, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 2000, p.115-121.
"Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d'autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu'elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n'existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l'accroissement et au décroissement, d'autres quant à l'altération.
Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c'est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l'art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.
Je dis et non par accident parce qu'il pourrait arriver qu'un homme, étant médecin, fût lui-même la cause de sa propre santé ; et cependant, ce n'est pas en tant qu'il reçoit la guérison qu'il possède l'art médical ; mais, par accident, le même homme est médecin et recevant la guérison ; aussi ces deux qualités peuvent-elles se séparer l'une de l'autre. De même pour toutes les autres choses fabriquées ; aucune n'a en elle le principe de sa fabrication ; les unes l'ont en d'autres choses et hors d'elles, par exemple une maison et tout objet fait de main d'homme ; les autres l'ont bien en elles-mêmes, mais non par essence, à savoir toutes celles qui peuvent être par accident causes pour elles-mêmes.
La nature est donc ce que nous avons dit. Maintenant avoir une nature est le propre de tout ce qui a un tel principe. Or toutes ces choses sont substances, car ce sont des sujets et la nature est toujours dans un sujet. Maintenant, sont choses conformes à la nature et ces substances et tous leurs attributs essentiels ; par exemple, pour le feu le transport vers le haut ; car cela n’est pas nature, pas davantage n’a une nature, mais cela est par nature et conforme à la nature.
On vient de dire ce qu'est la nature, ce que c'est que être par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de démontrer que la nature existe ce serait ridicule; il est manifeste, en effet, qu'il y a beaucoup d'êtres naturels. Or démontrer ce qui est manifeste par ce qui est obscur, c'est le fait d'un homme incapable de distinguer ce qui est connaissable par soi et ce qui ne l'est pas. C'est une maladie possible, évidemment: un aveugle de naissance peut bien raisonner des couleurs; et ainsi de telles gens ne discourent que sur des mots sans aucune idée.
Pour certains, la nature et la substance des choses qui sont par nature semblent être le sujet prochain et informe par soi par exemple, la nature du lit, ce serait le bois; de la statue, l’airain. Une preuve en est, dit Antiphon, que si l’on enfouit un lit et que la putréfaction ait la force de faire pousser un rejeton, c’est du bois, non un lit, qui se produira; cela montre qu’il faut distinguer la façon conventionnelle et artificielle, qui existe par accident dans la chose, et la substance qu’elle est et qui subit tout cela en subsistant d’une façon continue. Si ces sujets se trouvent, relativement à d’autres, dans le même rapport d’assujettissement, comme l’airain et l’or sont relativement à l’eau, les os et le bois relativement à la terre, de même dans tout autre cas, alors, dira-t-on, ces sujets sont la nature et la substance des premiers. C’est pourquoi pour les uns le feu; pour d’autres la terre, pour d’autres l’air, pour d’autres l’eau, pour d’autres plusieurs de ces êtres, pour d’autres tous, constituent la nature des êtres. En effet, ce à quoi (unité ou groupe) ils donnent ce rôle, constitue la substance de tout (à lui seul ou à eux tous), tandis que le reste ne serait relativement à ces sujets qu’affections, habitudes, dispositions. Et chacun d’eux serait éternel, car il n’y aurait pas de changement qui les fît sortir d’eux-mêmes, tandis que tout le reste subirait à l’infini la génération et la corruption.
En un sens donc, on appelle ainsi nature la matière qui sert de sujet immédiat à chacune des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement et de changement.
Mais en un autre sens c’est le type et la forme, la forme définissable. De même, en effet, qu’on appelle art dans les choses ce qu’elles ont de con forme à l’art et de technique, de même on appelle nature ce qu’elles ont de conforme à la nature et de naturel. Or d’une chose artificielle nous ne dirons pas qu’elle a rien de conforme à l’art, si elle est seulement lit en puissance et ne possède pas encore la forme du lit, ni qu’il y a en elle de l’ait; de même d’une chose constituée naturellement: en effet, la chair ou l’os en puissance n’ont pas encore leur propre nature et n’existent pas par nature, tant qu’ils n’ont pas reçu la forme de la chair et de l’os, j’entends la forme définissable, celle que nous énonçons pour définir l’essence de la chair ou de l’os. Par suite, en cet autre sens, la nature doit être, dans les chopes qui possèdent en elles-mêmes un principe de mouvement, le type et la forme, non séparables, si ce n’est logiquement.
Quant au composé des deux, matière et forme, ce n'est pas une nature, mais un être par nature comme l’homme. Et cela est plus nature que la matière: car chaque chose est dite être ce qu’elle est plutôt quand elle est en acte que quand elle est en puissance.
En outre un homme naît d’un homme, mais, objecte-t-on, non un lit d'un lit ? C’est pourquoi ils disent que la figure du lit n’en est pas la nature, mais ‘e bois, car, par bourgeonnement, il se produira du bois, non un lit; mais si le lit est bien une forme artificielle, cet exemple prouve, par le bois, que c’est encore la forme qui est nature; dans tous les cas un homme naît d’un homme.
En outre, la nature comme naturante est le passage a la nature proprement dite ou naturée. Car, sans doute, le mot guérison ne signifie pas le passage à l’art de guérir, mais à la santé, puisque la guérison vient nécessairement de l’art de guérir au lieu d’y aboutir mais c’est un autre rapport qu’il y a entre les deux sens de nature: car le naturé en tant qu’il est en train d’être naturé va d’un terme à un autre. Vers lequel? Ce n’est pas vers le point de départ; c’est vers ce à quoi il tend, c’est-à-dire la forme; donc c’est la forme qui est nature."
Aristote, Physique, Livre II, 1, 192b-193a, tr. fr. H. Carteron, Budé, 1926, p. 59-62.
"Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d'autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu'elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n'existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l'accroissement et au décroissement, d'autres quant à l'altération.
Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c'est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l'art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.
Je dis et non par accident parce qu'il pourrait arriver qu'un homme, étant médecin, fût lui-même la cause de sa propre santé ; et cependant, ce n'est pas en tant qu'il reçoit la guérison qu'il possède l'art médical ; mais, par accident, le même homme est médecin et recevant la guérison ; aussi ces deux qualités peuvent-elles se séparer l'une de l'autre. De même pour toutes les autres choses fabriquées ; aucune n'a en elle le principe de sa fabrication ; les unes l'ont en d'autres choses et hors d'elles, par exemple une maison et tout objet fait de main d'homme ; les autres l'ont bien en elles-mêmes, mais non par essence, à savoir toutes celles qui peuvent être par accident causes pour elles-mêmes".
Aristote, Physique, Livre II, 1, 192b-193a, tr. fr. H. Carteron, Budé, 1926, p. 59-60.
[1] Réalisation de ce qui était en puissance ; terme réalisé par l'acte, qui ne renferme plus aucun devenir.
"Maître - Le mot Nature est-il donc un nom générique s'appliquant, comme nous l'avons dit, à tout ce qui est et à tout ce qui n'est pas ?
Disciple - Il l'est sans conteste. Car rien dans l'univers ne peut se présenter à notre réflexion qui ne puisse rentrer sous ce terme.
Maître - Puisque nous avons donc convenu entre nous d'utiliser ce terme générique de Nature, je souhaiterais que tu suggères une méthode relative à la division de ce genre en espèces par des différences ; ou bien, si tu préfères, j'essaierai d'abord de diviser, et ton rôle consistera à porter un jugement correct sur cette division.
Disciple - Je te prie de commencer. Car je brûle d'impatience et je suis désireux d'entendre de ta part une démonstration véridique de ce problème.
Maître - La division de la Nature selon quatre différences me semble comporter quatre espèces, dont la première consiste dans la Nature qui crée et qui n'est pas créée,
la deuxième dans la Nature qui est créée et qui crée,
la troisième dans la Nature qui est créée et qui ne crée pas,
la quatrième dans la Nature qui ne crée pas et qui n'est pas créée."
Jean Scot Érigène, De la division de la Nature - Periphyseon, 866, tr. fr. Francis Bertin, Livre IV, PUF, 2000, p. 65-66.
"Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n'entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu'il l'a créée. Car de cela seul qu'il continue ainsi de la conserver, il suit de nécessité qu'il doit y avoir plusieurs changements en ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement attribués à l'action de Dieu, parce qu'elle ne change point, je les attribue à la Nature; et les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme les lois de la Nature."
René Descartes, Le Monde ou Traité de la lumière, 1664, Chapitre VII.
"Une personne réfléchie serait sans doute tentée de croire que les hommes n'ont généralement eu que des notions imparfaites et confuses sur la nature, si seulement ils observent qu'ils appliquent ce nom à plusieurs choses, lesquelles, pour certaines d'entre elles, n'ont en outre que très peu de dépendance ou de rapport les unes par rapport aux autres. Et je me souviens que, dans la Métaphysique d'Aristote, je suis tombé sur tout un chapitre expressément écrit afin d'énumérer les diverses acceptions du mot grec φύσις, communément rendu par « nature », qu'il estime, si je ne me trompe, au nombre de six. En anglais également, nous n'avons pas moins, mais bien plutôt plus de significations de ce terme. Car nous utilisons parfois le mot « nature » pour désigner l'auteur de la nature que les scolastiques appellent de façon bien sèche natura naturans [littéralement, la nature naturante], comme lorsque nous disons que la nature a fait l'homme en partie corporel et en partie immatériel. Parfois, nous entendons par la nature d'une chose l'essence, ou ce que les scolastiques n'hésitent pas à appeler la « quiddité » d'une chose – à savoir l'attribut ou les attributs qui caractérisent ce qu'elle est, que la chose soit corporelle ou non, comme lorsque nous tentons de définir la nature d'un ange, d'un triangle ou d'un fluide corporel en tant que tel. Parfois, nous assimilons ce qu'un homme a par nature avec ce qui lui revient par la naissance, comme quand nous disons que tel homme est noble par nature, ou que tel enfant est naturellement précoce, maladif ou peureux. Parfois, nous entendons par nature un principe interne de mouvement, comme lorsque nous disons qu'une pierre en chute libre se dirige par nature en direction du centre de la terre, et, au contraire, que le feu ou la flamme s'élèvent naturellement vers le ciel. Parfois, nous entendons par nature le cours établi des choses, comme lorsque nous disons que la nature fait succéder la nuit au jour, que la nature a fait de la respiration un élément nécessaire à la vie des hommes. Parfois, nous prenons la nature pour un ensemble de pouvoirs appartenant à un corps, en particulier vivant, comme lorsque les médecins disent que la nature est forte ou faible, ou épuisée, ou que, dans telle ou telle maladie la nature qu'on laisse agir seule conduira à la guérison. Parfois, nous prenons la nature pour l'univers, ou le système des œuvres corporelles de Dieu, comme quand nous disons d'un phénix, ou d'une chimère, qu'il n'y a rien de tel dans la nature, c'est-à-dire dans le monde. Et parfois aussi, et le plus souvent, nous exprimons par nature une demi-déesse ou une autre forme d'être étrange, conception sur laquelle se penche ce discours."
Robert Boyle, A Free Inquiry into the vulgarly received notion of nature, 1686, Cambridge University Press, 1996, p. 19-20, tr. fr. A. Fuselier et P.-J. Haution.
"A considering person may well be tempted to suspect that men have generally had but imperfect and confused notions concerning nature, if he but observes that they apply that name to several things, and those too such as have (some of them) very little dependence on or connection with such others. And I remember that in Aristotle's Metaphysics, I met with a whole chapter expressly written to enumerate the various acceptions of the Greek word φύσις, commonly rendered ‘nature’, of which, if I mistake not, he there reckons up six. In English also we have not fewer, but rather more numerous significations of that term. For sometimes we use the word ‘nature’ for that author of nature whom the schoolmen harshly enough call natura naturans [literally, nature naturing], as when it is said that nature has made man partly corporeal and partly immaterial. Sometimes we mean by the nature of a thing the essence, or that which the schoolmen scruple not to call the ‘quiddity’ of a thing – namely, the attribute or attributes on whose score it is what it is, whether the thing be corporeal or not, as when we attempt to define the nature of an angel, or of a triangle, or of a fluid body as such. Sometimes we confound that which a man has by nature with what accrues to him by birth, as when we say that such a man is noble by nature, or such a child naturally forward or sickly or frightful. Sometimes we take nature for an internal principle of motion, as when we say that a stone let fall in the air is by nature carried towards the centre of the earth, and, on the contrary, that fire or flame does naturally move upwards toward heaven. Sometimes we understand by nature the established course of things, as when we say that nature makes the night succeed the day, nature hath made respiration necessary to the life of men. Sometimes we take nature for an aggregate of powers belonging to a body, especially a living one, as when physicians say that nature is strong or weak or spent, or that in such or such diseases nature left to herself will do the cure. Sometimes we take nature for the universe, or system of the corporeal works of God, as when it is said of a phoenix, or a chimera, that there is no such thing in nature, i.e. in the world. And sometimes too, and that most commonly, we would express by nature a semi-deity or other strange kind of being, such as this discourse examines the notion of."
Robert Boyle, A Free Inquiry into the vulgarly received notion of nature, 1686, Cambridge University Press, 1996, pp. 19-20.
"La principale difficulté qui se trouve à bien comprendre ce que c'est que nature, c'est l'ambiguïté de ce mot, ou les différentes idées qui y sont attachées.
Il signifie : 1°. L'assemblage de tous les êtres que l'esprit humain est capable de connaître ; 2°. Le principe universel qui les forme et qui les conduit : ce principe au fond n'est autre que Dieu désigné par le mot de nature, en tant qu'il est le principe du mouvement dans tout ce qui nous frappe par le moyen de nos sens ; 3°. Il signifie la constitution particulière et intime qui fait chaque être en particulier ce qu'il est ; 4°. la disposition qui se trouve dans les êtres indépendamment de toute industrie ou de la volonté humaine, et, en ce sens-là, ce qui est naturel est opposé à l'artificiel : ainsi disons-nous que la chute de l'eau qui tombe d'un torrent est naturelle, et que la chute de l'eau qui tombe dans une cascade de jardin est artificielle, en tant qu'elle a été disposée par l'industrie humaine à tomber de la sorte […]. 5°. Enfin, le mot nature signifie l'idée que nous nous formons de ce que nous jugeons de plus intime en chaque chose, et que nous exprimons par la définition ; c'est ce qui s'appelle, dans les écoles (comme j'ai dit), essence Métaphysique, et ce que nous avons appelé essence représentée".
Claude Buffier, Traité des premières vérités et de la source de nos jugements, 1724, Tome I, Deuxième partie, Chapitre 6, Yves Mongé, Paris, p. 173-174.
"Il n'y pas de mot plus équivoque et ambigu [que le mot nature]. Si l'on oppose la nature aux miracles, non seulement la distinction entre le vice et la vertu est naturelle, mais aussi chaque événement qui a jamais eu lieu dans le monde, à l'exception de ces miracles sur lesquels notre religion se fonde. En disant dès lors que les sentiments du vice et de la vertu sont naturels en ce sens, nous ne faisons pas une découverte bien extraordinaire.
Mais la nature peut aussi être opposée au rare et à l'inhabituel et, en ce sens courant du mot, des discussions peuvent fréquemment surgir quant à ce qui est naturel et à ce qui ne l'est pas, et l'on peut affirmer d'une manière générale que nous ne sommes pas en possession de quelque critère très précis qui nous permette de clore ces débats. Le fréquent et le rare dépendent du nombre d'exemples que nous avons observés et, comme ce nombre est susceptible d'augmenter ou de diminuer par degrés, il sera impossible de déterminer des frontières exactes entre ces deux notions. Nous pouvons seulement affirmer sur ce chapitre que, s'il y eût jamais quelque chose qui puisse être appelé naturel en ce sens, assurément les sentiments de la moralité le peuvent, puisqu'il n'y a jamais eu une nation du monde, ni une seule personne en aucune nation qui en fût absolument privée et qui ne montrât jamais, en aucun cas, la moindre approbation ou le moindre rejet de certaines mœurs. Ces sentiments sont enracinés dans notre constitution et dans notre disposition au point qu'il est impossible de les arracher et de les détruire, sauf si la maladie ou la folie bouleversent entièrement l'esprit
Mais la nature peut également être opposée à l'artifice, aussi bien qu'à ce qui est rare et inhabituel ; et en ce sens, on peut discuter pour savoir si les notions de la vertu sont naturelles ou non. Nous oublions volontiers que les desseins, les projets et les manières de voir des hommes sont des principes aussi nécessaires dans leur façon d'opérer que le chaud et le froid, l'humide et le sec ; mais, les prenant pour libres et entièrement nôtres, il nous est habituel de les opposer aux autres principes de la nature. Par conséquent, si l'on demandait si le sens de la vertu est naturel ou artificiel, mon opinion est qu'il m'est en ce moment impossible de donner une réponse précise à cette question. Peut-être apparaîtra-t-il, par la suite, que notre sens de certaines vertus est artificiel et celui d'autres vertus, naturel."
David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre III : La morale, tr. fr. Philippe Saltel, GF, 1993, p. 70-71.
"NATURE, s. f. (Philos.) est un terme dont on fait différents usages. Il y a dans Aristote un chapitre entier sur les différents sens que les Grecs donnaient au mot PHUSIS, nature ; et parmi les Latins, ses différents sens sont en si grand nombre, qu'un auteur en compte jusqu'à 14 ou 15. M. Boyle, dans un traité exprès qu'il a fait sur les sens vulgairement attribués au mot nature, en compte huit principaux.
Nature signifie quelquefois le système du monde, la machine de l'univers, ou l'assemblage de toutes les choses créées. Voyez Système.
C'est dans ce sens que nous disons l'auteur de la nature, que nous appelons le soleil l'oeil de la nature, à cause qu'il éclaire l'univers, et le père de la nature, parce qu'il rend la terre fertile en l'échauffant: de même nous disons du phénix ou de la chimère, qu'il n'y en a point dans la nature.
M. Boyle veut qu'au lieu d'employer le mot de nature en ce sens, on se serve, pour éviter l'ambiguïté ou l'abus qu'on peut faire de ce terme, du mot de monde ou d'univers.
Nature s'applique dans un sens moins étendu à chacune des différentes choses créées ou non créées, spirituelles et corporelles. Voyez Etre.
C'est dans ce sens que nous disons la nature humaine, entendant par - là généralement tous les hommes qui ont une âme spirituelle et raisonnable. Nous disons aussi nature des anges, nature divine. C'est dans ce même sens que les Théologiens disent natura naturans, et natura naturata ; ils appellent Dieu natura naturans, comme ayant donné l'être et la nature à toutes choses, pour le distinguer des créatures, qu'ils appellent natura naturata, parce qu'elles ont reçu leur nature des mains d'un autre.
Nature, dans un sens encore plus limité, se dit de l'essence d'une chose, ou de ce que les philosophes de l'école appellent sa quiddité, c'est - à - dire l'attribut qui fait qu'une chose est telle ou telle. Voyez Essence.
C'est dans ce sens que les Cartésiens disent que la nature de l'âme est de penser, et que la nature de la matière consiste dans l'étendue. Voyez Ame, Matière, Étendue . M. Boyle veut qu'on se serve du mot essence au lieu de nature. Voyez Essence.
Nature est plus particulièrement en usage pour signifier l'ordre et le cours naturel des choses, la suite des causes secondes, ou les lois du mouvement que Dieu a établies. Voyez Causes et Mouvement.
C'est dans ce sens qu'on dit que les Physiciens étudient la nature.
Saint Thomas définit la nature une sorte d'art divin communiqué aux êtres créés, pour les porter à la fin à laquelle ils sont destinés. La nature prise dans ce sens n'est autre chose que l'enchaînement des causes et des effets, ou l'ordre que Dieu a établi dans toutes les parties du monde créé.
C'est aussi dans ce sens qu'on dit que les miracles sont au - dessus du pouvoir de la nature; que l'art force ou surpasse la nature par le moyen des machines, lorsqu'il produit par ce moyen des effets qui surpassent ceux que nous voyons dans le cours ordinaire des choses. Voyez Art, Miracle.
Nature se dit aussi de la réunion des puissances ou facultés d'un corps, sur - tout d'un corps vivant.
C'est dans ce sens que les Médecins disent que la nature est forte, faible ou usée, ou que dans certaines maladies la nature abandonnée à elle-même en opère la guérison.
Nature se prend encore en un sens moins étendu, pour signifier l'action de la providence, le principe de toutes choses, c'est - à - dire cette puissance ou être spirituel qui agit et opère sur tous les corps pour leur donner certaines propriétés ou y produire certains effets. Voyez Providence.
La nature prise dans ce sens, qui est celui que M. Boyle adopte par préférence, n'est autre chose que Dieu même, agissant suivant certaines lois qu'il a établies. Voyez Dieu.
Ce qui paraît s'accorder assez avec l'opinion où étaient plusieurs anciens, que la nature était le dieu de l'univers, le TOPAN qui présidait à tout et gouvernait tout, quoique d'autres regardassent cet être prétendu comme imaginaire, n'entendant autre chose par le mot de nature que les qualités ou vertus que Dieu a données à ses créatures, et que les Poètes et les Orateurs personnifient.
Le P. Mallebranche prétend que tout ce qu'on dit dans les écoles sur la nature, est capable de nous conduire à l'idolâtrie, attendu que par ces mots les anciens païens entendaient quelque chose qui sans être Dieu agissait continuellement dans l'univers. Ainsi l'idole nature devait être selon eux un principe actuel qui était en concurrence avec Dieu, la cause seconde et immédiae de tous les changements qui arrivent à la matière. Ce qui paraît rentrer dans le sentiment de ceux qui admettaent l'anima mundi, regardant la nature comme un substitut de la divinité, une cause collatérale, une espèce d'être moyen entre Dieu et les créatures.
Aristote définit la nature, principium et causa motus et esus in quo est primo per se et non per accidens ; définition si obscure, que malgré toutes les gloses de ses commentateurs, aucun d'eux n'a pu parvenir à la rendre intelligible.
Ce principe, que les Péripatéticiens appelaient nature, agissait, selon eux, nécessairement, et était par conséquent destitué de connaissance ou de liberté. Voyez Fatalité.
Les Stoïciens concevaient aussi la nature comme un certain esprit ou vertu répandue dans l'univers, qui donnait à chaque chose son mouvement; de sorte que tout était forcé par l'ordre invariable d'une nature aveugle et par une nécessité inévitable.
Quand on parle de l'action de la nature, on n'entend plus autre chose que l'action des corps les uns sur les autres, conforme aux lois du mouvement établies par le Créateur.
C'est en cela que consiste tout le sens de ce mot, qui n'est qu'une façon abrégée d'exprimer l'action des corps, et qu'on exprimerait peut-être mieux par le mot de mécanisme des corps.
Il y en a, selon l'observation de M. Boyle, qui n'entendent par le mot de nature que la loi que chaque chose a reçue du Créateur, et suivant laquelle elle agit dans toutes les occasions; mais ce sens attaché au mot nature, est impropre et figuré.
Le même auteur propose une définition du mot de nature plus juste et plus exacte, selon lui, que toutes les autres, et en vertu de laquelle on peut entendre facilement tous les axiomes et expressions qui ont rapport à ce mot. Pour cela il distingue entre nature particulière et nature générale.
Il définit la nature générale l'assemblage des corps qui constituent l'état présent du monde, considéré comme un principe par la vertu duquel ils agissent et reçoivent l'action selon les lois du mouvement établies par l'auteur de toutes choses.
La nature particulière d'un être subordonné ou individuel, n'est que la nature générale appliquée à quelque portion distincte de l'univers: c'est un assemblage des propriétés mécaniques (comme grandeur, figure, ordre, situation et mouvement local) convenables et suffisantes pour constituer l'espèce et la dénomination d'une chose ou d'un corps particulier, le concours de tous les êtres étant considéré comme le principe du mouvement, du repos, etc."
Chevalier de Jaucourt, article "Nature" de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, volume XI, 1755.
"Nature. L'œil de Dieu. Dieu même, toujours attentif à son ouvrage, est proprement la Nature même, et les lois qu'il a posées pour sa conservation, sont les causes de tout ce qui s'opère dans l'Univers. À ce premier moteur ou principe de génération et d'altération, les anciens Philosophes en joignaient un second corporifié, auquel ils donnaient le nom de Nature ; mais c'était une nature secondaire, un serviteur fidèle qui obéit exactement aux ordres de son maître, ou un instrument conduit par la main du souverain Ouvrier, incapable de se tromper. Cette nature ou cause seconde est un esprit universel, vivifiant et fécondant, la lumière créée dans le commencement, et communiquée à toutes les parties du macrocosme. Les Anciens l'ont appelé un esprit igné, un feu invisible, et l'âme du monde.
L'ordre qui règne dans l'Univers n'est qu'une suite développée des lois éternelles. Tous les mouvements des différentes parties de la masse en dépendent. La Nature forme, altère et corrompt sans cesse, et son modérateur présent partout répare continuellement les altérations de son ouvrage.
Le terme de Nature s'entend aussi de la partie de l'Univers que compose le globe terrestre, et tout ce qui lui appartient. Dans ce dernier sens la Nature, selon tous les Physiciens et les Chimistes, est divisée en trois parties, qu'ils appellent règnes ; savoir, le règne animal, le végétal, et le minéral. Tous les individus de ce monde sublunaire sont compris dans cette division, et il n'en est aucun qui n'appartienne à un de ces trois règnes. Tous trois partent du même principe, et néanmoins sont composés de trois substances différentes, qui en sont les semences; savoir, le menstrue pour les animaux, l'eau de pluie pour les végétaux, et l'eau mercurielle pour les minéraux. Chaque règne est encore composé d'un assemblage de trois substances, analogues en quelque manière avec celles des autres règnes; c'est-à-dire, d'une substance subtile, ténue, spiritueuse et mercurielle, d'une substance grossière, terrestre et crasse, et d'une troisième moyenne, et qui participe des deux. Il n'est point de corps d'où l'Art ne vienne à bout de séparer ces trois espèces de principes.
Outre ces trois substances, on en remarque comme une quatrième, qui peut se rapporter à la première par sa ténuité et sa subtilité; mais qui semble en différer, en ce qu'il est comme impossible à l'Art de la réduire en esprit liquoreux, au lieu que l'autre se condense en eau, tel que l'esprit de vin et les autres liqueurs subtiles, auxquelles l'on donne le nom d'Esprit. Cette matière incondensable, est celle que J. B. Van-Helmont appelle Gaz. C'est celle qui se fait sentir, qui s'évapore dès le commencement de la fermentation des corps. Beccher dit n'avoir pu réussir à condenser ce gaz, qui s'évapore du vin lorsqu'il fermente dans les tonneaux.
Dans ces trois classes d'individus, la semence est différente, et selon le même Auteur, contraire l'une à l'autre à certains égards ; quoiqu'elles aient beaucoup d'affinité entre elles, comme sorties d'un même principe, l'une ne peut devenir semence d'un règne différent du sien : de manière que le Créateur ayant une fois séparé ces trois substances du même principe, elles ne sont plus transmuables l'une dans l'autre. Ceux qui scrutent la Nature, y trouvent un caractère trine, qui semble porter l'empreinte du sceau de la Trinité. Les Théologiens verront dans ce caractère des mystères et des choses si surprenantes, qui se font toutes par trois, qu'elles sont bien capables d'affermir notre foi. Les Physiciens habiles et judicieux voient que ce nombre trinaire des trois règnes est bien digne de toute leur attention. L'âge d'un homme, quelque prolongé qu'il soit, n'est pas suffisant pour observer les opérations étonnantes et admirables qui se passent dans les laboratoires de ces trois règnes. Y a-t-il rien de plus incompréhensible que ce qui se passe dans le ténébreux séjour où se conçoit et s'engendre l'homme, d'une substance si vile, si corruptible, d'une manière si simple et si commune, en peu de mois, composé cependant d'une infinité de veines, de nerfs, de membranes, de valvules, de vases, et d'autres organes, dont le moindre ne saurait être imité parfaitement par le plus habile Artiste de l'Univers ? Quoi de plus admirable, que de voir dans une nuit, par une même pluie, dans une même terre, tant de différons végétaux, si divers en couleurs, en odeur, en saveur, en figure, germer et croître et en si grande quantité, qu'il n'est homme au monde qui les ait seulement tous vus, loin d'en avoir connu les propriétés ! Les fossiles n'ont rien de moins admirable, et nous ne sommes pas plus en état d'en expliquer parfaitement la génération, que celle des deux autres règnes. Nous en savons beaucoup, nous en ignorons encore peut-être davantage ; mais ce qui nous est connu suffit certainement pour nous faire écrier avec le Roi Prophète : Que vos ouvrages. Seigneur, sont magnifiques ! Vous avez. fait tout avec une grande sagesse.
Ces trois règnes ont encore une différence dans leur manière d'être, qui les distingue l'un de l'autre. Les animaux ont un corps, dont les parties ne semblent former qu'un assemblage fait par union; les végétaux par coagulation, et les minéraux par fixation. Ces derniers ne se trouvent que dans les entrailles de la terre, et moitié hors de la terre; les animaux sont tous hors de terre, ou en sont totalement séparés.
L'étude de la Nature porte avec elle tant d'agréments, tant de plaisir et tant d'utilité, qu'il est surprenant de voir si peu de gens s'y appliquer."
Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, 1758, article "Nature".
"– Que signifie ce mot Nature ?
– Le mot Nature prend trois sens divers :
1° – Il désigne l'univers, le monde matériel ; on dit dans ce premier sens beauté de la Nature, richesse de la Nature, c'est-à-dire les objets du Ciel et de la Terre offerts à nos regards ;
2° – Il désigne la puissance qui anime, qui meut l'univers, en la considérant comme un être distinct, comme l'âme est au corps ; on dit en ce second sens : les intentions de la Nature, les secrets incompréhensible de la Nature.
3° – Il désigne les opérations partielles de cette puissance dans chaque être ou dan chaque classe d'êtres ; et l'on dit dans ce troisième sens : c'est une énigme que la nature de l'homme ; chaque être agit selon sa nature.
Or comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'être sont soumises à des règle constantes et générales qui ne peuvent être enfreintes sans que l'ordre général ou particulier soit interverti et troublé, l'on donne à ces règles d'action et de mouvements le nom de lois naturelles ou lois de la Nature."
Volney, La Loi naturelle, 1793, Chapitre I, in Observations générales sur les indiens ou sauvages de l'Amérique du Nord et autres textes, Coda, 2009, p. 179.
"La nature, ce mot si souvent prononcé comme s'il s'agissait d'un être particulier, ne doit être à nos yeux que l'ensemble d'objets qui comprend : 1° tous les corps physiques qui existent ; 2° les lois générales et particulières qui régissent les comportements d'état et de situation que ces corps peuvent éprouver ; 3° enfin, le mouvement diversement répandu parmi eux, perpétuellement entretenu ou renaissant dans sa source, infiniment varié dans ses produits, et d'où résulte l'ordre admirable de choses que cet ensemble nous présente.
Tous les corps physiques quelconques, soit solides, soit liquides, soit gazeux, sont doués chacun de qualités et de facultés qui leur sont propres ; mais par les suites du mouvement répandu parmi eux, ces corps sont assujettis à des relations et des mutations diverses dans leur état et dans leur situation ; à contracter, les uns avec les autres, différentes sortes d'union, de combinaison ou d'agrégation ; à éprouver ensuite des changements infiniment variés, tels que des désunions complètes ou incomplètes avec leurs autres composants, des séparations d'avec leurs agrégés, etc. ; ainsi ces corps acquièrent à mesure d'autres qualités et d'autres facultés qui sont alors relatives à l'état où chacun d'eux se trouve.
Par suite […], il règne continuellement dans tout ce qui constitue la nature, une activité puissante, une succession de mouvements et de mutations de tous les genres, qu'aucune cause ne saurait suspendre ni anéantir, si ce n'est celle qui a fait tout exister."
Jean-Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, Éd. Cultures et civilisations, Bruxelles, 1983, I, p. 359-361.
"On a pensé que la nature était DIEU même : c'est, en effet, l'opinion du plus grand nombre ; et ce n'est que sous cette considération, que l'on veut bien admettre que les animaux, les végétaux, etc., sont ses productions.
Chose étrange ! l'on a confondu la montre avec l'horloger, l'ouvrage avec son auteur. Assurément, cette idée est inconséquente, et ne fut jamais approfondie. La puissance qui a créé la nature, n'a, sans doute, point de bornes, ne saurait être restreinte ou assujettie dans sa volonté, et est indépendante de toute loi. Elle seule peut changer la nature et ses lois ; elle seule peut même les anéantir ; et quoique nous n'ayons pas une connaissance positive de ce grand objet, l'idée que nous nous sommes formée de cette puissance sans bornes, est au moins la plus convenable de celles que l'homme ait dû se faire de la Divinité, lorsqu'il a su s'élever par la pensée jusqu'à elle.
Si la nature était une intelligence, elle pourrait vouloir, elle pourrait changer ses lois, ou plutôt elle n'aurait point de lois. Enfin, si la nature était DIEU même, sa volonté serait indépendante, ses actes ne seraient point forcés. Mais il n'en est pas ainsi ; elle est partout, au contraire, assujettie à des lois constantes sur lesquelles elle n'a aucun pouvoir ; en sorte que, quoique ses moyens soient infiniment diversifiés et inépuisables, elle agit toujours de même dans chaque circonstance semblable, et ne saurait agir autrement.
Sans doute, toutes les lois auxquelles la nature est assujettie, dans ses actes, ne sont que l'expression de la volonté suprême qui les a établies ; mais la nature n'en est pas moins un ordre de choses particulier, qui ne saurait vouloir, qui n'agit que par nécessité, et qui ne peut exécuter que ce qu'il exécute."
Jean-Baptiste de Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, tome I, 1815, 6e partie, Verdière, p. 322-323.
"Les mots « nature », « naturel » et tous ceux qui en dérivent ou s'y rattachent par l'étymologie, ont de tout temps tenu une grande place dans les idées et exercé une grande influence sur les sentiments du genre humain. Cela ne doit pas nous surprendre quand nous considérons ce que ces mots représentent dans leur signification primitive et la plus évidente, mais il est fâcheux qu'une famille de mots qui joue un si grand rôle dans la spéculation morale et métaphysique, ait reçu tant de significations différentes du sens primitif et qui pourtant sont encore assez voisines pour laisser la confusion se produire. En effet ces mots se sont introduits dans une foule d'associations étrangères, pour la plupart aussi puissantes qu'invétérées, et ils excitent, en leur servant de symbole, des sentiments que leur signification primitive ne justifie pas; aussi constituent-ils une des sources les plus abondantes d'où découlent le mauvais goût, les fausses philosophies, la fausse moralité et même les mauvaises lois. […]
Suivant la méthode platonique qui est encore le meilleur type de ces recherches, la première chose à faire en présence d'un terme si vague, est de constater avec précision ce qu'il signifie. C'est encore une règle de la même méthode que le sens d'un abstrait doit être cherché dans le concret, celui d'un universel dans le particulier. Si l'on voulait employer cette méthode pour le mot nature, il faudrait d'abord se demander ce qu'on entend par la nature d'un objet particulier, comme par exemple du feu, de l'eau, de telle plante, ou de tel animal particulier. Évidemment la nature d'un objet particulier est l'ensemble ou l'agrégat de ses attributs ou propriétés, c'est-à-dire les modes suivant lesquels il agit sur les autres choses (en comptant parmi ces choses les sens de l'observateur), et les modes d'après lesquels les autres choses agissent sur lui. À ces modes divers, il faut ajouter, quand il s'agit d'un être sensible, ses aptitudes à sentir et à devenir conscient. La nature de la chose signifie tout cela, toute sa capacité de manifester des phénomènes. Puis, comme les phénomènes qu'une chose manifeste, quelque variation qu'ils subissent dans les différentes circonstances où elle se trouve, sont toujours les mêmes quand les circonstances sont les mêmes, on peut les désigner par des formes verbales générales, qu'on appelle les lois de la nature de cette chose. Par exemple, c'est une loi de la nature de l'eau que sous la pression moyenne de l'atmosphère, au niveau de la mer, elle bout à 212° Fahrenheit.
De même que la nature d'une chose donnée est l'agrégat de ses attributs et de ses propriétés, la nature, au sens abstrait, est l'agrégat des attributs et des propriétés de toutes les choses. Le mot nature signifie la somme de tous les phénomènes comme aussi de toutes les causes qui les produisent, y compris non seulement ce qui arrive, mais tout ce qui est susceptible d'arriver, et l'idée de nature comprend aussi bien tout ce que les causes sont capables de produire, alors même qu'elles ne le produisent pas, qu'elle comprend les effets réels que ces causes déterminent. Comme tous les phénomènes que l'on a suffisamment examinés surviennent avec régularité, chacun d'après des conditions déterminées, positives ou négatives, et qu'il suffit pour qu'il se produise que ces conditions se trouvent réunies, on a pu constater, soit par l'observation directe, soit par le raisonnement basé sur l'observation, les conditions de l'apparition de beaucoup de phénomènes ; on a pu reconnaître que les progrès de la science consistent principalement dans la constatation de ces conditions. Une fois découvertes, on les exprime par des propositions générales, appelées lois du phénomène particulier, et aussi plus généralement, lois de la nature. Par exemple, le principe que tous les objets matériels tendent l'un vers l'autre en raison directe de leur masse, et en raison inverse du carré de leur distance, est une loi de la nature. La proposition que l'air et la lumière sont des conditions nécessaires à la vie animale, si elle est vraie sans exception, ainsi que nous avons lieu de le croire, est aussi une loi de nature, quoique le phénomène dont elle exprime la loi, soit particulier, et non, comme la gravitation, universel.
Le mot nature est donc, dans cette acception, la plus simple de toutes, un nom collectif qui comprend tous les faits actuels et possibles, ou (pour parler avec plus de rigueur) un nom pour le mode en partie connu et en partie inconnu d'après lequel toutes les choses se produisent. En effet, le mot suggère non pas tant les innombrables détails des phénomènes, que la conception de leur manière d'être, en tant que formant un tout idéal, par un esprit qui en posséderait une complète connaissance, conception qui est le but vers lequel la science tend à s'élever par des degrés successifs de généralisation d'après l'expérience.
Voilà donc une définition correcte du mot nature. Mais cette définition correspond seulement à l'un des sens de ce terme ambigu : elle est évidemment inapplicable à certains sens qu'on lui donne dans le langage familier. Par exemple, elle ne s'accorde nullement avec la manière de parler communément reçue qui oppose la nature à l'art, et le mot naturel au mot artificiel. En effet, dans le sens du mot nature que nous venons de définir, et qui est le véritable sens scientifique, l'art est tout aussi bien de la nature que quoi que ce soit; et tout ce qui est artificiel est naturel. L'art n'a pas de forces indépendantes de la nature qui lui appartiennent en propre. L'art n'est que l'emploi des forces de la nature en vue d'une fin. Les phénomènes que produit l'homme, dépendent des propriétés des forces élémentaires, ou des substances élémentaires et de leurs composés. Les forces réunies du genre humain tout entier ne pourraient pas créer une nouvelle propriété de la matière en général, pas plus que de l'un de ses corps. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de tirer parti pour nos fins des propriétés que nous découvrons. Un navire flotte sur les eaux en vertu des mêmes lois de pesanteur spécifique et d'équilibre qu'un arbre déraciné par les vents et précipité dans l'eau. Le blé que l'homme produit pour s'en nourrir, pousse, et forme son grain en vertu des mêmes lois de végétation qui font porter à la rose sauvage et au fraisier des montagnes leurs fleurs et leurs fruits. Une maison se lient debout et fait corps en vertu des propriétés naturelles, du poids et de la cohésion des matériaux qui la composent. Une machine à vapeur produit des effets par la force expansive naturelle de la vapeur, qui exerce une pression sur un point d'un mécanisme approprié, pression qui, en vertu des propriétés mécaniques du levier, se transmet de ce point à un autre où elle élève un poids ou écarte un obstacle qu'on a mis en contact avec elle. Dans ce cas comme dans toutes les autres opérations artificielles, le rôle de l'homme, ainsi qu'on l'a souvent remarqué, demeure renfermé dans d'étroites limites; il se borne à changer les choses d'une place à une autre place donnée. Nous mettons un objet en mouvement, et par là nous plaçons certaines choses en contact, qui étaient séparées auparavant, ou nous en séparons d'autres qui étaient en contact; et par ce simple changement de lieu, des forces naturelles, auparavant latentes, entrent en j eu et produisent l'effet voulu. Bien plus, la volonté qui arrête un dessein, l'intelligence qui en combine le plan, et la force musculaire qui l'exécute, tous ces mouvements sont eux-mêmes des forces de la nature.
Il est donc constant que nous devons reconnaître deux sens principaux au mot nature. Dans l'un, il signifie toutes les forces existantes tant dans le monde extérieur que dans l'intérieur, et tout ce qui se fait par le moyen de ces forces. Dans un autre sens, il signifie non pas tout ce qui arrive, mais seulement ce qui se produit sans l'action de l'homme ou sans l'action volontaire et intentionnelle de l'homme. Cette distinction est bien loin de faire disparaître tout ce qu'il y a d'ambigu dans le mot, mais grâce à elle, nous pouvons dissiper la plupart des difficultés qui entraînent les conséquences les plus importantes."
John Stuart Mill, "La Nature", 1858, in Essais sur la religion, tr. fr. M. E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1875, p. 1-7.
"“NATURE”, “natural”, and the group of words derived from them, or allied to them in etymology, have at all times filled a great place in the thoughts and taken a strong hold on the feelings of mankind. That they should have done so is not surprising when we consider what the words, in their primitive and most obvious signification, represent; but it is unfortunate that a set of terms which play so great a part in moral and metaphysical speculation should have acquired many meanings different from the primary one, yet sufficiently allied to it to admit of confusion. The words have thus become entangled in so many foreign associations, mostly of a very powerful and tenacious character, that they have come to excite, and to be the symbols of, feelings which their original meaning will by no means justify, and which have made them one of the most copious sources of false taste, false philosophy, false morality, and even bad law.
[…]
According to the Platonic method, which is still the best type of such investigations, the first thing to be done with so vague a term is to ascertain precisely what it means. It is also a rule of the same method that the meaning of an abstraction is best sought for in the concrete - of an universal in the particular. Adopting this course with the word “nature”, the first question must be, what is meant by the “nature” of a particular object, as of fire, of water, or of some individual plant or animal ? Evidently the ensemble or aggregate of its powers or properties: the modes in which it acts on other things (counting among those things the senses of the observer), and the modes in which other things act upon it; to which, in the case of a sentient being, must be added its own capacities of feeling, or being conscious. The nature of the thing means all this; means its entire capacity of exhibiting phenomena. And since the phenomena which a thing exhibits, however much they vary in different circumstances, are always the same in the same circumstances, they admit of being described in general forms of words, which are called the laws of the thing's nature. Thus it is a law of the nature of water that, under the mean pressure of the atmosphere at the level of the sea, it boils at 212 degrees Fahrenheit.
As the nature of any given thing is the aggregate of its powers and properties, so Nature in the abstract is the aggregate of the powers and properties of all things. Nature means the sum of all phenomena, together with the causes which produce them; including not only all that happens, but all that is capable of happening; the unused capabilities of causes being as much a part of the idea of Nature as those which take effect. Since all phenomena which have been sufficiently examined are found to take place with regularity, each having certain fixed conditions, positive and negative, on the occurrence of which it invariably happens, mankind have been able to ascertain, either by direct observation or by reasoning processes grounded on it, the conditions of the occurrence of many phenomena; and the progress of science mainly consists in ascertaining those conditions. When discovered they can be expressed in general propositions, which are called laws of the particular phenomenon, and also, more generally, Laws of Nature. Thus the truth, that all material objects tend towards one another with a force directly as their masses and inversely as the square of their distance, is a law of nature. The proposition, that air and food are necessary to animal life, if it be, as we have good reason to believe, true without exception, is also a law of nature, though the phenomenon of which it is the law is special, and not, like gravitation, universal.
Nature, then, in this, its simplest, acceptation, is a collective name for all facts, actual and possible; or (to speak more accurately) a name for the mode, partly known to us and partly unknown, in which all things take place. For the word suggests, not so much the multitudinous detail of the phenomena, as the conception which might be formed of their manner of existence as a mental whole, by a mind possessing a complete knowledge of them: to which conception it is the aim of science to raise itself, by successive steps of generalisation from experience.
Such, then, is a correct definition of the word “nature”. But this definition corresponds only to one of the senses of that ambiguous term. It is evidently inapplicable to some of the modes in which the word is familiarly employed. For example, it entirely conflicts with the common form of speech by which Nature is opposed to Art, and natural to artificial. For, in the sense of the word "nature" which has just been defined, and which is the true scientific sense, Art is as much Nature as anything else; and everything which is artificial is natural - Art has no independent powers of its own: Art is but the employment of the powers of Nature for an end. Phenomena produced by human agency, no less than those which as far as we are concerned are spontaneous, depend on the properties of the elementary forces, or of the elementary substances and their compounds. The united powers of the whole human race could not create a new property of matter in general, or of any one of its species. We can only take advantage for our purposes of the properties which we find. A ship floats by the same laws of specific gravity and equilibrium as a tree uprooted by the wind and blown into the water. The corn which men raise for food grows and produces its grain by the same laws of vegetation by which the wild rose and the mountain strawberry bring forth their flowers and fruit. A house stands and holds together by the natural properties, the weight and cohesion of the materials which compose it: a steam engine works by the natural expansive force of steam, exerting a pressure upon one part of a system of arrangements, which pressure, by the mechanical properties of the lever, is transferred from that to another part where it raises the weight or removes the obstacle brought into connection with it. In these and all other artificial operations the office of man is, as has often been remarked, a very limited one: it consists in moving things into certain places. We move objects, and, by doing this, bring some things into contact which were separate, or separate others which were in contact; and, by this simple change of place, natural forces previously dormant are called into action, and produce the desired effect. Even the volition which designs, the intelligence which contrives, and the muscular force which executes these movements, are themselves powers of Nature.
It thus appears that we must recognise at least two principal meanings in the word “nature”. In one sense, it means all the powers existing in either the outer or the inner world and everything which takes place by means of those powers. In another sense, it means, not everything which happens, but only what takes place without the agency, or without the voluntary and intentional agency, of man. This distinction is far from exhausting the ambiguities of the word; but it is the key to most of those on which important consequences depend."
John Stuart Mill, "Nature", 1858, in Nature, The Utility of religion and Theism, London, Green, Reader, and Dyer, 1874, pp. 3-9.
"Le mot nature a deux sens principaux : ou bien il dénote le système total des choses avec l'agrégat de toutes leurs propriétés, ou il dénote les choses comme elles devraient être indépendamment de toute intervention humaine.
Dans le premier sens la doctrine qui veut que l'homme suive la nature est absurde, puisque l'homme ne peut faire autrement que de suivre la nature, et que toutes ses actions se font par le j eu d'une loi ou de plusieurs lois de la nature, lois d'ordre physique ou mental, et en obéissant à ces lois.
Dans l'autre sens du mot, la doctrine que l'homme doit suivre la nature, ou en d'autres termes doit faire du cours spontané des choses le modèle de ses propres actions volontaires, est également irrationnelle et immorale :
Irrationnelle, parce que toute action humaine quelle qu'elle soit consiste à changer le cours de la nature, et toute action utile à l'améliorer ;
Immorale, parce que le cours des phénomènes naturels est rempli d'événements qui, lorsqu'ils sont l'effet de la volonté de l'homme, sont dignes d'exécration, et que quiconque s'efforcerait dans ses actes d'imiter le cours naturel des choses serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes.
Le système de la nature considéré dans son ensemble, ne peut avoir eu pour objet unique ou même principal le bien des hommes, ou même des autres êtres sensibles. Le bien que la nature leur fait est principalement le résultat de leurs propres efforts. Tout ce qui, dans la nature, fournit une indication d'un dessein bienfaisant prouve que la bienfaisance de l'être qui l'a conçu ne dispose que d'une puissance limitée, et que le devoir de l'homme est de coopérer avec les puissances bienfaisantes, non pas en imitant le cours de la nature, mais en faisant des efforts perpétuels pour l'amender, et pour rapprocher de plus en plus d'un type élevé de justice et de bonté, cette partie de la nature sur laquelle nous pouvons étendre notre puissance."
John Stuart Mill, La Nature", 1858, in Essais sur la religion, tr. fr. M. E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1875, p. 61-62.
"The word “nature” has two principal meanings: it either denotes the entire system of things, with the aggregates of all their properties, or it denotes things as they would be, apart from human intervention.
In the first of these senses, the doctrine that man ought to follow nature is unmeaning; since man has no power to do anything else than follow nature; all his actions are done through, and in obedience to, some one or many of nature's physical or mental laws.
In the other sense of the term, the doctrine that man ought to follow nature, or, in other words, ought to make the spontaneous course of things the model of his voluntary actions, is equally irrational and immoral.
Irrational, because all human action whatever consists in altering, and all useful action in improving, the spontaneous course of nature.
Immoral, because the course of natural phenomena being replete with everything which when committed by human beings is most worthy of abhorrence, any one who endeavoured in his actions to imitate the natural course of things would be universally seen and acknowledged to be the wickedest of men.
The scheme of Nature, regarded in its whole extent, cannot have had, for its sole or even principal object, the good of human or other sentient beings. What good it brings to them is mostly the result of their own exertions. Whatsoever, in nature, gives indication of beneficent design proves this beneficence to be armed only with limited power; and the duty of man is to cooperate with the beneficent powers, not by imitating, but by perpetually striving to amend, the course of nature - and bringing that part of it over which we can exercise control more nearly into conformity with a high standard of justice and goodness."
John Stuart Mill, "Nature", 1858, in Nature, The Utility of religion and Theism, London, Green, Reader, and Dyer, 1874, pp. 64-65.
"À la question « qu'est-ce que la Nature ? », il y a une première réponse spontanée : c'est l'ensemble des choses et des événements que nous trouvons autour de nous et dont nous avons l'impression qu'ils sont indépendants de notre action – les pierres, les éclairs, les avalanches ; pas les automobiles, ni les œuvres d'art, ni les collisions de particules qui se passent dans un accélérateur. Mais cette réponse est ambiguë : une pierre peut être une œuvre d'art, un éclair peut être produit en laboratoire, une avalanche peut être provoquée et, de toute façon, ce que l'homme perçoit sous la forme d'une extériorité indépendante de son intervention varie avec les époques et les religions. Il existe pourtant un point commun entre cette pierre, cette automobile et cette sculpture : si je les précipite dans un ravin, elles tomberont selon les mêmes « lois ». On sera donc tenté, après réflexion, de répondre autrement, et de dire que la Nature est plutôt l'ensemble des phénomènes qui obéissent à des lois physiques et mathématiques universelles et nécessaires. […]
Cette idée que la Nature est quelque chose qui est régi par une légalité est à l'origine d'une distinction que personne ou presque n'a remise en cause depuis le début du XVIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle : la distinction entre, d'un côté, un monde d'objets naturels, crédité d'une rationalité et d'une nécessité constitutives, et de l'autre le monde de la pratique humaine, assigné au hasard et à l'arbitraire. Dans la Nature, l'homme découvrirait des lois éternelles et immuables, tandis que dans le monde moral et politique, il serait tenu de se donner des lois pour brider son inconstance. Selon Montesquieu, « l'homme comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables ; comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même »[1]. En ce sens, l'idée d'une légalité de la Nature détermine tacitement[2] notre partage du monde ; elle est entrée dans l'ordre du savoir non interrogé qui imprègne le langage ordinaire et elle passe pour une évidence. Pourtant, ce n'est qu'à partir d'un certain moment qu'on trouve une conviction de ce genre dans le discours sur la Nature. Elle apparaît, en fait, en même temps que la physique mathématique, c'est-à-dire en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Plus exactement, c'est avec l'apparition de la physique mathématique que l'expression ancienne des lois de la Nature s'est mise à désigner des énoncés sur des relations universelles et nécessaires gouvernant la totalité des phénomènes naturels".
Catherine Chevalley, "Nature et loi dans la philosophie moderne", in Notions de philosophie, I, Folio essais, 1995, p. 127-129.
"Par « nature », on entend surtout ce qui est et qu'il ne faut pas modifier (c'est dans l'essence des choses), ce qui a été éprouvé et même prouvé à travers sa solidité, sa permanence et donc sa validité. D'ailleurs, ou bien la nature a été créée et organisée par Dieu, on se gardera alors de se substituer à elle ; ou bien, dans une hypothèse matérielle et évolutionniste, ont été peu à peu éliminés les changements désavantageux et trop coûteux. Ne subsisteraient donc que le valeureux et l'efficace, alors, conservons-les. Devenons-en, selon une formule de talent « maître et protecteur ». N'allons pas nous mettre au travers ; préservons bien les fragiles équilibres. Parfois aussi, on a conçu la nature comme « un esprit caché dans les choses » : dans ce dernier cas, on ne peut encore que s'incliner et on devra respecter cette quasi-sacralité. […]
On s'interdit de changer ce qu'on a préalablement compris comme ce qui se reproduit assurément (nature, de nasci, naître) mais qu'on ne peut pas produire ni vraiment et profondément transformer (dénaturer reste d'ailleurs un mot négatif, qui signifie perte et même offense)."
François Dagognet, La Maîtrise du vivant, 1988, Préface, Hachette, p. 11.
[1] Montesquieu, De l'esprit des lois (1748), I, I, Flammarion, 1979, p. 125.
[2] Tacitement : de manière sous-entendue.
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