"La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l'existence des choses et pour la succession des êtres. La nature n'est point une chose, car cette chose serait tout : la nature n'est point un être, car cet être serait Dieu ; mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout , qui anime tout , et qui, subordonnée à celle du premier être, n'a commencé d'agir que par son ordre , et n'agit encore que par son concours ou son consentement. Cette puissance est de la puissance divine la partie qui se manifeste ; c'est en même temps la cause et l'effet, le mode et la substance , le dessein et l'ouvrage : bien différente de l'art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts, la nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif qui sait tout employer, qui, travaillant d'après soi-même toujours sur le même fonds, bien loin de l'épuiser, le rend inépuisable ; le temps, l'espace, et la matière , sont ses moyens, l'univers son objet, le mouvement et la vie son but.
Les effets de cette puissance sont les phénomènes du monde : les ressorts qu'elle emploie sont des forces vives que l'espace et le temps ne peuvent que mesurer et limiter sans jamais les détruire ; des forces qui se balancent, qui se confondent, qui s'opposent sans pouvoir s'anéantir ; les unes pénètrent et transportent les corps, les autres les échauffent et les animent. L'attraction et l'impulsion sont les principaux instruments de l'action de cette puissance sur les corps bruts ; la chaleur et les molécules organiques vivantes sont les principes actifs qu'elle met en œuvre pour la formation et le développement des êtres organisés."
Buffon, Histoire naturelle des animaux, "Vue de la nature", I, 1764, in Œuvres complètes de Buffon, tome V, 1835, p. 335-336.
"La nature est l'existence des choses en tant que celle-ci est déterminée suivant des lois universelles. Si ce terme de nature devait désigner l'existence des choses en soi, nous ne pourrions jamais les connaître ni a priori ni a posteriori. Ni a priori, car comment savoir ce qu'il faut attribuer aux choses en soi ? Ce n'est pas par l'analyse de nos concepts (propositions analytiques), parce que je ne veux pas savoir ce que contient mon concept d'une chose (ceci fait partie de son être logique), mais ce qui, dans la réalité de cette chose, s'ajoute à ce concept, ce par quoi la chose est déterminée dans son existence en dehors de mon concept. Mon entendement, et les conditions sous lesquelles, seules, il peut enchaîner les déterminations des choses dans leur existence, ne prescrit aucune loi aux choses elles-mêmes ; celles-ci ne se règlent pas sur mon entendement ; mais c'est mon entendement qui devrait se régler sur elles, il faudrait donc qu'elles me fussent données au préalable pour pouvoir en tirer ces déterminations ; mais alors on ne les connaîtrait pas a priori.
A posteriori aussi, cette connaissance serait impossible. Car, si l'expérience doit m'enseigner les lois qui régissent l'existence des choses, celle-ci, en tant qu'elles concernent des choses en soi, devraient les régir nécessairement aussi en dehors de mon expérience. Or, l'expérience m'apprend, il est vrai, ce qui existe et comment cela existe, mais jamais que cela doive nécessairement exister ainsi et non autrement. Aussi elle ne peut jamais nous faire connaître la nature des choses en soi.
Or, nous sommes réellement en possession d'une physique pure qui présente a priori et avec toute cette nécessité qu'on exige des propositions apodictiques, des lois auxquelles la nature est soumise. Je n'ai qu'à en appeler ici au témoignage de cette propédeutique de la théorie de la nature qui, sous le titre de science générale de la nature, précède toute physique (fondée sur des principes empiriques). On y trouve la mathématique appliquée à des phénomènes, de même des principes purement discursifs (par concepts) qui constituent la partie philosophique de la connaissance pure de la nature. Mais on y trouve encore bien des choses qui ne sont pas absolument pures et indépendantes des sources de l'expérience : ainsi la notion de mouvement, d'impénétrabilité (fondement du concept empirique de la matière), d'inertie, etc... qui empêchent de la nommer une science tout à fait pure de la nature ; de plus, elle ne se rapporte qu'à des objets des sens externes et ne fournit donc pas l'exemple d'une science générale de la nature au sens strict, car celle-ci devrait ramener à des lois universelles la nature en général, qu'il s'agisse de l'objet des sens externes ou de celui du sens interne (de l'objet de la physique comme de celui de la psychologie). Toutefois, parmi les principes de cette physique générale, il s'en trouve qui possèdent réellement l'universalité que nous demandons ; ainsi la proposition : que la substance reste et persiste, que tout ce qui arrive est toujours déterminé d'avance par une cause suivant des lois constantes, etc... Ce sont là vraiment des lois universelles de la nature qui existent absolument a priori. Il y a donc bien en vérité une science pure de la nature et voilà la question qui se pose : Comment est-elle possible ?
Le terme nature est pris encore dans un autre sens qui détermine l'objet, tandis que dans la signification précédente ce terme n'indiquait que la conformité des déterminations de l'existence des choses en général, à des lois. Donc materialiter la nature, c'est la totalité de tous les objets de l'expérience. Nous n'avons ici affaire qu'à celle-ci, car d'ailleurs des choses qui ne peuvent jamais devenir objets d'une expérience, et qu'il faudrait connaître dans leur nature, nous obligeraient à recourir à des concepts dont le sens ne pourrait jamais être donné in concreto (dans un exemple quelconque d'une expérience possible) ; il faudrait donc nous faire de cette nature des concepts sur la réalité desquels c'est-à-dire sur la question de savoir s'ils se rapportent réellement à des objets ou s'ils n'existent que dans l'esprit – il serait absolument impossible de se prononcer. La connaissance de ce qui ne peut être objet d'expérience serait hyperphysique ; nous n'avons pas du tout à nous en occuper ici, mais bien de cette connaissance de la nature dont la réalité peut être confirmée par l'expérience, bien qu'elle soit possible a priori et antérieure à toute expérience."
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, tr. fr. J. Gibelin, Vrin, 1967, p. 61-64.
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