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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
Le déterminisme et les critiques du libre arbitre
    "Je n'ignore pas cette croyance fort répandue : les affaires de ce monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu ; les hommes ne peuvent rien y changer, si grande soit leur sagesse ; il n'existe même aucune sorte de remède ; par conséquent il est tout à fait inutile de suer sang et eau à vouloir les corriger, et il vaut mieux s'abandonner au sort. Opinion qui a gagné du poids en notre temps, à cause des grands bouleversements auxquels on assiste chaque jour, et que nul n'aurait jamais pu prévoir. Si bien qu'en y réfléchissant moi-même, il m'arrive parfois de l'accepter. Cependant, comme notre libre arbitre ne peut disparaître, j'en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu'elle nous abandonne à peu près l'autre moitié. Je la vois pareille à une rivière torrentueuse qui dans sa fureur inonde les plaines, emporte les arbres et les maisons, arrache la terre d'un côté, la dépose de l'autre ; chacun fuit devant elle, chacun cède à son assaut, sans pouvoir dresser aucun obstacle. Et bien que sa nature soit telle, il n'empêche que les hommes, le calme revenu, peuvent prendre certaines dispositions, construire des digues et des remparts ; en sorte que la nouvelle crue s'évacuera par un canal ou causera des ravages moindres. Il en est de même de la fortune : elle fait la démonstration de sa puissance là où aucune vertu ne s'est préparée à lui résister ; elle tourne ses assauts où elle sait que nul obstacle n'a été construit pour lui tenir tête."


Machiavel, Le Prince, 1513, Le livre de poche, 1983, p. 130.


 

    "Liberté et nécessité sont compatibles. C'est ainsi que l'eau n'a pas seulement la liberté, mais est aussi dans la nécessité de suivre le canal. Il en est de même des actions que les humains font, qui, parce qu'elles procèdent de leur volonté, procèdent de leur liberté. Et pourtant, puisque tout acte de la volonté, tout désir, toute inclination procèdent d'une cause, et celle-ci d'une autre cause, selon une chaîne continue (dont le premier maillon est entre les mains de Dieu, première cause entre toutes), tout cela procède de la nécessité. En sorte que pour celui qui pourrait voir la connexion de ces causes, la nécessité de toutes les actions humaines volontaires apparaîtraient manifeste. Et ainsi, Dieu, qui voit et dispose toutes choses, voit aussi que la liberté de l'homme de faire ce qu'il veut s'accompagne de la nécessité de faire ce que Dieu veut, ni plus ni moins. En effet, bien que les humains fassent de nombreuses choses que Dieu n'ordonne pas, et qu'il n'en est donc pas l'auteur, pourtant, ils ne peuvent éprouver aucune passion ni appétit pour quoi que ce soit dont la volonté de Dieu ne soit pas la cause. Et si sa volonté ne garantissait pas la nécessité de la volonté humaine et, par conséquent, tout ce qui dépend de la volonté humaine, la liberté des humains serait contraire, et constituerait un obstacle, à l'omnipotence et à la liberté de Dieu. Et cela suffit (pour ce qui est en question ici) au sujet de cette liberté naturelle qui est seul à s'appeler proprement liberté".
 

 

Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, § 21, Trad. G. Mairet, p. 338-339.


 

    "Certes les affaires des hommes seraient en bien meilleur point s’il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que de parler, mais, l’expérience l’a montré surabondamment, rien n’est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n’est rien qu’ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c’est pourquoi la plupart croient que notre liberté d’action existe seulement à l’égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l’appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s’agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d’une autre chose ne peut apaiser. S’ils ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affects contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions sont libres. C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter [1] le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’Âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’Âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ; l’expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que les décrets de l’Âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition variable du corps."


Spinoza, Éthique III, 1674, proposition II « scolie », Trad. Appuhn, Garnier, 1934, p. 254-255. 


[1] Désirer, tendre vers.


 

    "J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu'il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité.

    Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu'il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une certaine manière déterminée.

    Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent".

 

Spinoza, Lettre à Schuller, in Œuvres, Paris, Éd. Garnier-Flammarion, 1955, tome 4, p. 303-304.


 

    "Il est vrai avec tout cela que les hommes se font une difficulté ici, qui mérite d'être résolue. Ils disent qu'après avoir tout connu et tout considéré, il est encore dans leur pouvoir de vouloir, non pas seulement ce qui leur plaît le plus, mais encore tout le contraire, seulement pour montrer leur liberté. Mais il faut considérer qu'encore ce caprice ou entêtement, ou du moins cette raison qui les empêche de suivre les autres raisons, entre dans la balance, et leur fait plaire ce qui ne leur plairait pas sans cela, de sorte que le choix est toujours déterminé par la perception. On ne veut donc pas ce qu'on voudrait, mais ce qui plaît, quoique la volonté puisse contribuer indirectement et comme de loin à faire que quelque chose plaise ou ne plaise pas, comme je l'ai déjà remarqué."


Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1704, Livre II, chap. XXI, Garnier Flammarion, p. 143.

 
 
    "Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire ou du moins à n'avoir soin de rien, et ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers ; soit parce que tout arrive nécessairement par l'enchaînement des causes ; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque l'énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre : car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu l'a préétabli en établissant ces causes."
 

Leibniz, Essais de théodicée, 1710, Préface, GF-Flammarion, 1969, p. 30.


  

 "[…] on peut comparer l'âme à une balance, où les raisons et les inclinations tiennent lieu de poids. Et, selon lui, on peut expliquer ce qui se passe dans nos résolutions, par l'hypothèse que la volonté de l'homme est comme une balance qui se tient en repos, quand les poids de ses deux bassins sont égaux; et qui penche toujours, ou d'un côté ou de l'autre, selon que l'un des bassins est plus chargé. Une nouvelle raison fait un poids supérieur, une nouvelle idée rayonne plus vivement que la vieille, la crainte d'une grosse peine l'emporte sur quelque plaisir ; quand deux passions se disputent le terrain, c'est toujours la plus forte qui demeure la maîtresse, à moins que l'autre ne soit aidée par la raison ou par quelque autre passion combinée. Lorsqu'on jette les marchandises pour se sauver, l'action que les écoles appellent mixte, est volontaire et libre ; et cependant l'amour de la vie l'emporte indubitablement sur l'amour du bien. Le chagrin vient du souvenir des biens qu'on perd ; et l'on a d'autant plus de peine à se déterminer, que les raisons opposées approchent plus de l'égalité, comme Ton voit que la balance se détermine plus promptement, lorsqu'il y a une grande différence entre les poids."
 
Leibniz, Essais de théodicée,  1710, Troisième partie, § 324, GF-Flammarion, 1969, p. 309.

  

    "L'homme est un être physique, soumis à la nature et par conséquent à la nécessité. Nés sans notre aveu, notre organisation ne dépend point de nous, nos idées nous viennent involontairement. Notre action est une suite de l'impulsion d'un motif quelconque.   
    J'ai soif, je vois une fontaine, il m'est impossible de ne pas avoir la volonté de boire. J'apprends que cette eau est empoisonnée, et je m'abstiens d'en boire. Dira-t-on que je suis libre ? La soif me déterminait nécessairement à boire. Le second motif me paraît plus fort que le premier, et je ne bois pas. Mais, dira t-on, un imprudent boira. Alors la première impulsion se trouvera la plus forte. Dans l'un ou l'autre cas, ce sont deux actions également nécessaires. Celui qui boira est un insensé ; mais les actions des insensés sont aussi nécessaires que celles des autres.

On peut parvenir, il est vrai, à engager un débauché à changer de conduite. Cela signifie, non qu'il est libre, mais qu'on peut trouver des motifs assez puissants pour empêcher l'effet de ceux qui agissaient auparavant.
    Le choix ne prouve point la liberté de l'homme ; son embarras ne finit que lorsque sa volonté est déterminée par des motifs suffisants, et il ne peut empêcher les motifs d'agir sur la volonté. Est-il maître de ne point désirer ce qui lui paraît désirable ? Non : mais il peut, dit-on, résister à son désir, s'il réfléchit sur les conséquences. Mais est-il maître d'y réfléchir ? Les actions des hommes ne sont jamais libres. Elles sont les suites nécessaires de leur tempérament, de leurs idées reçues, fortifiées par l'exemple, l'éducation et l'expérience. Le motif qui détermine l'homme est toujours au-dessus de son pouvoir.
    Malgré leur système de liberté, les hommes n'ont établi leurs institutions que sur la nécessité. Si l'on ne supposait pas des motifs capables de déterminer leur volonté, à quoi servirait l'éducation, la législation, la morale, la religion même ? On veut donner par là des institutions aux volontés des hommes ; ce qui prouve qu'on est convaincu qu'elles agiront sur leur volonté. Ces institutions sont la nécessité montrée aux hommes.

     La nécessité, qui règle tous les mouvements du monde physique, règle aussi tous ceux du monde moral, où tout est par conséquent soumis à la morale".
 

Paul-Henri Thiry Holbach, Système de la nature, 1770, chap. XI, Georg Olms Verlag, 1966, p. 438-440.


 
  "Ainsi l'homme est un être physique ; de quelque façon qu'on le considère il est lié à la nature universelle, et soumis aux lois nécessaires et immuables qu'elle impose à tous les êtres qu'elle renferme, d'après l'essence particulière ou les propriétés qu'elle leur donne, sans les consulter. Notre vie est une ligne que la nature nous ordonne de décrire à la surface de la terre sans jamais pouvoir nous en écarter un instant. Nous naissons sans notre aveu, notre organisation ne dépend point de nous, nos idées nous viennent involontairement, nos habitudes sont au pouvoir de ceux qui nous les font contracter, nous sommes sans cesse modifiés par des causes soit visibles soit cachées qui règlent nécessairement notre façon d’être, de penser et d'agir. Nous sommes bien ou mal, heureux ou malheureux, sages ou insensés, raisonnables ou déraisonnables, sans que notre volonté entre pour rien dans ces différents états."
 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 278.

 
  "Lorsque tourmenté d’une soif ardente, je me figure en idée ou j’aperçois réellement une fontaine dont les eaux pures pourraient me désaltérer, suis-je maître de désirer ou de ne point désirer l'objet qui peut satisfaire un besoin si vif dans l’état où je suis ? On conviendra, sans doute, qu’il m'est impossible de ne point vouloir le satisfaire ; mais l'on me dira que si l'on m’annonce en ce moment que l'eau que je désire est empoisonnée, malgré ma soif je ne laisserai pas de m’en abstenir, et l’on en conclura faussement que je suis libre. En effet de même que la soif me déterminait nécessairement à boire avant que de savoir que cette eau fût empoisonnée, de même cette nouvelle découverte me détermine nécessairement à ne pas boire ; alors le désir de me conserver anéantit ou suspend l’impulsion primitive que la soif donnait à ma volonté ; ce second motif devient plus fort que le premier, la crainte de la mort l’emporte nécessairement sur la sensation pénible que la soif me faisait éprouver. Mais, direz-vous, si la soif est bien ardente, sans avoir égard au danger, un imprudent pourra risquer de boire cette eau ; dans ce cas la première impulsion reprendra le dessus et le fera agir nécessairement, vu qu’elle se trouvera plus forte que la seconde. Cependant dans l’un et l’autre cas, soit que l’on boive de cette eau soit qu’on n’en boive pas, ces deux actions seront également nécessaires, elles seront des effets du motif qui se trouvera le plus puissant et qui agira le plus fortement sur la volonté.
  Cet exemple peut servir à expliquer tous les phénomènes de la volonté. La volonté, ou plutôt le cerveau, se trouve alors dans le même cas qu’une boule, qui, quoiqu’elle ait reçu une impulsion qui la poussait en droite ligne, est dérangée de sa direction dès qu’une force plus grande que la première l’oblige à en changer. Celui qui boit de l’eau qu’on lui dit empoisonnée nous parait un insensé, mais les actions des insensés sont aussi nécessaires que celles des gens les plus prudents. Les motifs qui déterminent le voluptueux et le débauché à risquer leur santé sont aussi puissants, et leurs actions sont aussi nécessaires que ceux qui déterminent l’homme sage à ménager la sienne. Mais, insisterez-vous, l’on peut parvenir à engager un débauché à changer de conduite ; cela signifie, non qu’il est libre, mais que l’on peut trouver des motifs assez puissants pour anéantir l’effet de ceux qui agissaient auparavant sur lui, et pour lors ces nouveaux motifs détermineront sa volonté, aussi nécessairement que les premiers, à la conduite nouvelle qu’il tiendra."

 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 280-281.

 
  "Le choix ne prouve aucunement la liberté de l’homme ; il ne délibère que lorsqu’il ne sait encore lequel choisir entre plusieurs objets qui le remuent ; il est alors dans un embarras qui ne finit que lorsque sa volonté est décidée par l’idée de l’avantage plus grand qu’il croit trouver dans l’objet qu'il choisit ou dans l’action qu’il entreprend. D’où l’on voit que son choix est nécessaire, vu qu’il ne se déterminerait point pour un objet ou pour une action s’il ne croyait y trouver quelque avantage pour lui. Pour que l’homme pût agir librement, il faudrait qu’il pût vouloir ou choisir sans motifs ou qu’il pût empêcher les motifs d’agir sur sa volonté. L’action étant toujours un effet de la volonté une fois déterminée, et la volonté ne pouvant être déterminée que par le motif qui n’est point en notre pouvoir, il s’ensuit que nous ne sommes jamais les maîtres des déterminations de notre volonté propre, et que par conséquent jamais nous n’agissons librement. On a cru que nous étions libres, parce que nous avions une volonté et le pouvoir de choisir ; mais on n’a point fait attention que notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent.
  Suis-je le maître de ne point vouloir retirer ma main lorsque je crains de me brûler ? Ou suis-je le maître d’ôter au feu la propriété qui me le fait craindre ? Suis-je le maître de ne pas choisir par préférence un mets que je sais être agréable ou analogue à mon palais et de ne le pas préférer à celui que je sais être désagréable ou dangereux. C’est toujours d’après mes sensations et mes propres expériences ou mes suppositions que je juge des choses bien ou mal, mais quelque soit mon jugement il dépend nécessairement de ma façon de sentir habituelle ou momentanée, et des qualités que je trouve et qui existent malgré moi dans la cause qui me remue ou que mon esprit y suppose."

 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 284-285.


  "En un mot les actions des hommes ne sont jamais libres ; elles sont toujours des suites nécessaires de leur tempérament, de leurs idées reçues, des notions vraies ou fausses qu’ils se font du bonheur, enfin de leurs opinions fortifiées par l’exemple, par l’éducation, par l’expérience journalière. […] L’homme n’est donc libre dans aucun instant de sa vie ; il est nécessairement guidé à chaque pas par les avantages réels ou fictifs qu’il attache aux objets qui excitent ses passions."
 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 288.

 
    "L'homme [n'est libre] dans aucun des instants de sa durée. Il n'est pas maître de sa conformation, qu'il tient de la nature ; il n'est pas maître de ses idées ou des modifications de son cerveau, qui sont dues à des causes qui, malgré lui et à son insu, agissent continuellement sur lui ; il n'est point maître de ne pas aimer ou désirer ce qu'il trouve aimable et désirable ; il n'est pas maître de ne point délibérer quand il est incertain des effets que les objets produiront sur lui ; il n'est pas maître de ne pas choisir ce qu'il croit le plus avantageux ; il n'est pas maître d'agir autrement qu'il ne fait au moment où sa volonté est déterminée par son choix. Dans quel moment l'homme est-il donc le maître ou libre dans ses actions ?
  Ce que l'homme va faire est toujours une suite de ce qu'il a été, de ce qu'il est et de ce qu'il fait jusqu'au moment de l'action. Notre être actuel et total, considéré dans toutes ses circonstances possibles, renferme la somme de tous les motifs de l'action que nous allons faire ; principe à la vérité duquel aucun être pensant ne peut se refuser. Notre vie est une suite d'instants nécessaires et notre conduite bonne ou mauvaise, vertueuse ou vicieuse, utile ou nuisible à nous-mêmes ou aux autres est un enchaînement d'actions aussi nécessaires que tous les instants de notre durée. Vivre, c'est exister d'une façon aussi nécessaire pendant des points de la durée qui se succèdent nécessairement ; vouloir, c'est acquiescer ou ne point acquiescer à demeurer ce que nous sommes ; être libre, c'est céder à des motifs nécessaires que nous portons en nous-mêmes.
  Si nous connaissions le jeu de nos organes, si nous pouvions nous rappeler toutes les impulsions ou modifications qu'ils ont reçues et les effets qu'elles ont produits, nous verrions que toutes nos actions sont soumises à la fatalité, qui règle notre système particulier comme le système entier de l'univers. Nul effet en nous, comme dans la nature, ne se produit au hasard qui, comme on l'a prouvé, est un mot vide de sens. Tout ce qui se passe en nous ou ce qui se fait par nous, ainsi que tout ce qui arrive dans la nature ou que nous lui attribuons, est dû à des causes nécessaires qui agissent d'après des lois nécessaires, et qui produisent des effets nécessaires d'où il en découle d'autres".

 

Paul-Henri Thiry Holbach, Système de la nature, 1770, tome II, Première partie, Chapitre XI, Editions Alive, 1999, p. 297-298.



    " "Operari sequitur esse" [De l'être suit l'action] ; en d'autres termes, dans le monde chaque chose agit selon ce qu'elle est, selon sa constitution ; dans cette constitution se trouvent contenues en puissance toutes ses manifestations, mais elles ne se produisent en acte qu'au moment où des causes extérieures les évoquent ; et c'est par là même que cette constitution se révèle. Voilà le caractère empirique, par opposition à un autre plus intime, inaccessible à l'expérience, et qui sert de principe dernier au précédent, le caractère intelligible, c'est-à-dire l'essence même de la chose. En cela, l'homme ne fait pas exception dans la nature : lui aussi il a son caractère immuable, d'ailleurs propre à l'individu, et qui n'est pas le même chez deux. Ce caractère est empirique en ce que nous en connaissons, mais comme tel, il n'est que phénomène : quant à ce qu'il est lui-même dans son essence, c'est là ce qu'on appelle le caractère intelligible. Toutes ses actions sont, dans leur arrangement extérieur, déterminées par des motifs, et ne sauraient en aucun cas arriver autrement que ne l'exige le caractère immuable de l'individu : tel tu es, tels seront tes actes. Aussi, étant donné un individu, et un cas déterminé, il n'y a qu'une seule action de possible pour lui : "Operari sequitur esse." "


Arthur Schopenhauer, Le Fondement de la morale, 1841, trad. Auguste Burdeau, Livre de poche, p. 116-117.


 
    "Au spectacle d'une cascade, nous pensons voir caprice et arbitraire dans les innombrables courbures, ondulations et brisements de ses vagues ; mais tout y est nécessaire, le moindre remous mathématiquement calculable. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait, si l'on était omniscient, pouvoir calculer d'avance un acte après l'autre, aussi bien que chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. Le sujet qui agit est quant à lui, sans doute, pris dans l'illusion de son libre arbitre ; mais si la roue du monde venait à s'arrêter un instant et qu'il y eût une intelligence omnisciente, calculatrice, pour mettre à profit de telles pauses, elle pourrait à partir de là prédire l'avenir de chacun des êtres jusqu'aux temps les plus éloignés et marquer toutes les traces dans lesquelles cette roue passera encore. L'illusion de l'acteur sur lui-même, le postulat de son libre arbitre, font partie intégrante de ce mécanisme à calculer".

 

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, art. 106.


   

    "La théorie selon laquelle la volonté est parfois sans cause était très difficile à soutenir. On ne peut pas dire que les actes même les plus vertueux n'ont pas de mobiles. On peut vouloir plaire à Dieu, obtenir l'approbation de son voisin ou la sienne propre, rendre les autres heureux, ou soulager des souffrances. L'un quelconque de ces désirs peut causer une bonne action, mais, à moins qu'un désir vertueux existe chez un individu, il n'accomplira pas les actes que la loi morale approuve. Nous en savons beaucoup plus long qu'autrefois sur les causes des désirs. On le trouve parfois dans l'action des glandes endocrines, parfois dans les débuts de l'éducation, parfois dans des expériences personnelles oubliées, parfois dans le désir d'être approuvé et ainsi de suite. Dans la plupart des cas, un certain nombre de causes différentes contribuent à un désir. Or, il est clair que, quand nous prenons une décision, nous le faisons par suite d'un désir, bien qu'il puisse exister en même temps d'autres désirs qui nous entraînent dans la direction opposée. Dans ce cas, comme le disait Hobbes, la volonté est « l'inclination dernière » dans la délibération. L'idée d'un acte de volonté dénué de toute cause est donc indéfendable".

 

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 94.


 
    "Les gens qui croient au libre arbitre croient toujours en même temps, dans un autre compartiment de leur esprit, que les actes de volonté ont des causes. Ils pensent par exemple que la vertu peut être inculquée par une bonne éducation, et que l'instruction religieuse est très utile à la morale. Ils pensent que les sermons font du bien, et que les exhortations morales peuvent être salutaires. Or il est évident que, si les actes de volonté vertueux n'ont pas de causes, nous ne pouvons absolument rien faire pour les encourager. Dans la mesure où un homme croit qu'il est en son pouvoir, ou au pouvoir de quiconque, d'encourager un comportement souhaitable chez les autres, il croit à la motivation psychologique et non au libre arbitre. En pratique, tous nos rapports mutuels reposent sur l'hypothèse que les actions humaines résultent de circonstances antérieures. La propagande politique, le code pénal, la publication de livres préconisant telle ou telle ligne d'action, perdraient leur raison d'être s'ils n'avaient aucun effet sur ce que les gens font. Les partisans de la doctrine du libre arbitre ne se rendent pas compte de ses conséquences. Nous disons : « Pourquoi l'avez-vous fait ? » et nous nous attendons à voir mentionner en réponse des croyances et des désirs qui ont causé l'action. Si un homme ne sait pas lui-même pourquoi il a agi comme il l'a fait, nous chercherons peut-être une cause dans son inconscient, mais il ne nous viendra jamais à l'idée qu'il puisse n'y avoir aucune cause".


Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 121-122.


    "On ne parle pas d'actes de la volonté dans la nature inanimée, mais l'on y suppose que l'événement observé est causalement défini. Le critère de la causalité est ici la prévisibilité : lorsque mes connaissances, lesquelles comprennent les lois de la nature, font que je suis à même de prédire ce qui arrivera dans des circonstances définies, nous disons alors de cet événement qu'il est causalement défini ou déterminé. Et je serais prêt à admettre que les actions ou les décisions volontaires d'un homme sont déterminées, au cas où il serait possible de prévoir son comportement ; c'est-à-dire si nous connaissions les lois sur la base desquelles nous pourrions à l'avance calculer ce qu'un homme fera avec la même certitude que dans le cas des prédictions que nous faisons en physique. Si l'on pouvait dire : dans telles et telles circonstances, cet homme agira de telle et telle manière, mais dans telles autres circonstances il agira d'une autre manière déterminée, et cela bien sûr de façon entièrement indépendante des combats et conflits intérieurs qui peuvent se dérouler en lui (la formule a déjà pris en compte tout cela dans son calcul) - on aurait alors, et alors seulement, montré qu'il n'avait en réalité pas le choix et que la croyance à la liberté de la volonté est une illusion. Mais nous sommes dans une situation de fait où nous ne pouvons pas prédire le comportement humain, ou ne le pouvons qu'avec une certaine incertitude. Nous pouvons certes, lorsque nous pensons à des hommes que nous connaissons très bien, par exemple nos proches, dire : « Je suis certain que, dans telles et telles circonstances, il ferait ceci ou ne fera pas cela », mais il n'est pas difficile de se représenter des situations, dans lesquelles nous ne savons pas au juste ce qu'un homme, aussi bien connunous soit-il, ferait et où nous dirions plutôt : je suis à peu près certain qu'il ne fera pas cela ; mais il fera peut-être ceci ou cela ou encore cela ; je tiens pour moins probable, mais non pour impossible, qu'il puisse encore se décider de telle ou telle autre manière. Autrement dit, la situation dans laquelle, de fait, nous nous trouvons est telle que, dans le meilleur des cas, lorsque nous connaissons très bien un homme, nous pouvons nous faire une image des possibilités qui s'offrent à lui et en exclure certaines autres, mais que l'espace des possibilités n'est jamais réduit à une ligne unique, à savoir le chemin qu'il prendra effectivement et que rien ne permet de penser que la situation pourrait changer avec un accroissement de notre connaissance. Nous semblons toujours être devant cette image fondamentale : soit un homme à l'instant de la décision volontaire - il y a toujours devant lui un faisceau de possibilités, les unes plus probables, les autres moins, mais le tout sans limite précise, mal défini, incertain. Mais si nous ne pouvons pas prédire les actions d'un homme, alors le discours de la détermination univoque perd toute signification ; comment distinguer de fait le cas où les actions d'un homme sont déterminées et le cas où elles ne le sont pas, si je ne peux plus utiliser le seul moyen permettant une telle distinction, c'est-à-dire la prévisibilité ?
    Je ne peux dont dire ni que l'homme est libre ni qu'il est non libre. Les deux conceptions dessinent des images qui ne s'accordent plus avec la réalité. « Libre - non libre » sont des prédicats qui se rapportent à une action (j'agis librement lorsque je ne subis pas contrainte) mais non à la volonté. La liberté entre pour ainsi dire dans une liaison chimique avec la volonté".

 

Friedrich Waismann, Volonté et motif, 1983 (mais rédigé au milieu des années 40), chapitre I, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 190-192.


 

    "C'est la question fondamentale de la morale, c'est un problème vital pour la religion, et c'est le thème d'une recherche active pour les sciences : l'homme est-il un agent libre ?
    Si nos actions sont le résultat nécessaire de notre histoire passée, si les atomes de notre corps suivent les lois physiques aussi immuablement que les mouvements des planètes, pourquoi essayer ? Quelle différence cela peut-il faire si nos actions sont déjà déterminées par les lois mécaniques de la cause et de l'effet ? Nos intentions ne peuvent pas alors être efficaces. Il devient déraisonnable de nous tenir responsables de nos actions, sur lesquelles nous n'avons pas de contrôle. Ce que nous appelons "initiative" devient le travail d'une machine complexe. La morale devient une fiction. La vie perd toute signification humaine."
[...]

    Le physicien a rarement été tracassé par les actions des organismes vivants. Il a supposé l'universelle application des lois qu'il trouve dans le monde inorganique, mais a rarement été ennuyé par le fait que si un ensemble complètement déterministe de lois telles celles de Newton s'applique aux actions humaines, il est lui-même un automate".

 

Arthur H. Compton, The Freedom of man, 1935, New Haven Yale University Press, p.1 et p. 26-27


 

  "Un éclair dans la nuit, ainsi a-t-on défini la pensée. Il ne s'agit en effet que d'une lueur, vacillante et toujours menacée de s'éteindre. IL semble bien du reste que cette pensée ait pour seule propriété d'assister au jeu de la machine qu'elle a l'illusion de commander. L'acte dit volontaire se réduit vraisemblablement à une intégrale de réflexes, et sans doute l'homme qui réfléchit, qui calcule, qui délibère, n'est-il pas moins assujetti dans la dernière de ses démarches que la chenille qui rampe vers la lumière ou que le chien qui répond, par un flux de salive, au coup de sifflet de l'expérimentateur. Les plus graves décisions morales, où l'homme attache tant de prix, apparaissent alors comme de purs effets des stimulations sociales, et quand il croit se conformer librement aux impératifs sacrés qu'il croit s'être choisis, il n'est qu'un automate qui s'agite conformément aux intérêts du groupe dont il fait partie."

 

Jean Rostand, Pensées d’un biologiste, 1954, V, Stock, p. 99.



  "Lorsque vous déclarez que vous auriez pu prendre une pèche au lieu du gâteau au chocolat, vous voulez peut-être dire, en partie au moins, que ce que vous avez fait n'était pas déterminé d'avance, comme il est déterminé d'avance que le soleil se lèvera demain. Avant votre choix, il n'y avait ni forces ni processus à l'œuvre, qui rendaient inéluctable le fait que vous alliez choisir le gâteau au chocolat.
  Ce n'est peut-être pas tout ce que vous voulez dire, mais il semble bien que c'est, au moins, une partie de ce que vous voulez dire. Car s'il était vraiment déter­miné d'avance que vous alliez choisir le gâteau, com­ment pourrait-il être vrai aussi que vous auriez pu choisir un fruit ? Il serait vrai que rien ne vous aurait empêché de prendre une pêche, si c'est une pêche que vous aviez choisie, au lieu du gâteau. Mais avec ces « si » là, vous ne dites pas la même chose que lorsque vous affirmez que vous auriez pu choisir une pèche, tout court. Vous n'auriez pas pu la choisir, à moins que la possibilité soit restée ouverte, jusqu'à ce que vous l'ayez fermée en choisissant le gâteau.

  Certains ont pensé qu'il était exclu que l'on puisse faire autre chose que ce que l'on fait, en ce sens absolu. Ils reconnaissent que ce que nous faisons dépend de nos choix, de nos décisions et de nos désirs, et que nous faisons des choix différents, dans des circonstances différentes : nous ne sommes pas pareils à la terre, tournant autour de son axe avec une régularité monotone. Mais d'après eux, il reste que dans chaque cas, les circonstances préexistantes à l'acte déterminent nos actions et les rendent inévitable. La somme totale de toutes les expériences, désirs, savoirs d'une personne, la constitution qu'il a héritée, les circonstances sociales et la nature du choix auquel elle est confrontée, ajoutés à d'autres facteurs que nous ne connaissons peut-être pas, se conjuguent pour rendre  inévitable, dans ces circonstances, une action particulière.
  On donne le nom de déterminisme à ce point de vue. Il ne dit pas que nous pouvons connaître toutes les lois de l'univers et les utiliser pour prédire ce qui va arriver. Tout d'abord, nous ne pouvons pas connaître toutes les circonstances complexes qui affectent un choix humain. Ensuite, même si nous savons quelque chose de ces circonstances et si nous tentons de faire une prédiction, ce que sera déjà un changement dans les circonstances tel qu'il pourrait modifier le résultat prédit. Mais la question n'est pas celle de la prédictibilité. L'hypothèse, c'est qu'il y a des lois naturelles, semblables à celles qui régissent le mouvement planètes, qui gouvernent tout ce qui arrive dans le monde – et que conformément à ces lois, les circonstances qui précèdent l'action déter­minent qu'elle aura lieu, et excluent toute autre possibilité.
  Si cela est vrai, alors, même au moment où vous êtes en train de vous décider, pour votre dessert, il était déjà déterminé, par les nombreux facteur qui agissent sur vous, que vous alliez choisir le gâteau. Vous n'auriez pas pu avoir choisi la pèche, même si vous pensiez que vous auriez pu : le processus de décision n'est rien d'autre que le déploiement dans votre esprit d'un résultat déjà déterminé.
  Si le déterminisme est vrai pour tout ce qui arrive, il était déjà déterminé avant votre naissance même, que vous alliez choisir du gâteau. Votre choix fut déterminé par la situation qui a immédiatement précédé, et cette situation fut elle-même déterminée par celle qui l'a précédée, et ainsi de suite, aussi loin que vous voulez remonter.

  Même si le déterminisme n'est pas vrai pour tout ce qui arrive – même s'il y a des choses qui arrivent, comme ça, sans être déterminées par des causes déjà présentes – il serait tout de même très significatif que tout ce que nous avons fait était déterminé avant que nous l'ayons fait. Aussi libre que vous puissiez vous sentir lorsque vous choisissez entre fruit et gâteau ou entre deux candidats aux élections, vous ne pourriez en réalité, faire qu'un seul choix dans ces circonstances – bien que, si les circonstances ou vos désir avaient été différents, vous auriez fait un choix différent."

 

Thomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, 1987, tr. fr. Ruwen Ogien, Éditions de l'éclat, 2015, p. 62-65.



    "Lorsqu'il est conçu comme un principe du monde, le déterminisme implique, par hypothèse même, que les conditions présentes au commencement du monde ont automatiquement déclenché une chaîne ou succession d'effets appelée à se déployer inexorablement jusqu'à la fin des temps ; c'est bien ce qu'illustre la fameuse allégorie du démon omniscient imaginé par Laplace et auquel il prêtait la capacité, à partir de l'observation de l'état complet du monde à un instant quelconque donné, de reconstituer toute la chaîne des événements passés et à venir. Que l'homme constitue un maillon intermédiaire à l'intérieur de cette chaîne ne saurait enlever à cette dernière son caractère implacable ni ouvrir le moindre espoir d'une liberté humaine : si l'action de l'homme - y compris son activité scientifique - est bien de nature à entraîner des effets, elle ne peut être elle-même que le simple effet des conditions se situant en amont de la chaîne. C'est une contradiction flagrante que de penser, comme le fait Leibniz dans sa Théodicée, que « tout est certain et déterminé par avance, dans l'homme comme partout ailleurs », mais de donner à croire, dans le même temps, que l'activité scientifique et ses applications échapperaient à ce carcan et permettraient de s'en libérer - comme si elles n'avaient aucune épaisseur phénoménale et se situaient en marge du monde. Dans la vision déterministe du monde suggérée par la science, mais qui en même temps implique l'activité scientifique elle-même, l'homme ne peut guère être qu'un simple jouet, un simple pion."

 

 

Paul Amselek, Science et déterminisme. Éthique et liberté, 1988, PUF, p. 28-29.


 

    "Jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, nous avons vécu sur cette idée que nous étions des agents libres, et ce pas seulement sur le plan politique, mais surtout sur le plan métaphysique. Nous décidions librement d'entreprendre certaines actions, dans un but lui aussi librement choisi et selon notre jugement sur ce qui est bien ou mal. C'est toujours sur la base de cette idée - "nous sommes doués de libre arbitre" - que l'on nous juge responsables. C'est elle qui se trouve à la racine des philosophies morales, en tout cas les plus connues, les plus courantes et, parmi elles, celle qui la première jeta les fondements de la condition libre, la philosophie kantienne. [...]
    Il nous faut ici dire un mot des avancées en biologie pour bien comprendre la crise actuelle. Pour la plupart des chercheurs contemporains de Kant, la biologie obéissait à des présupposés, à des principes ou à des théories vitalistes. Les êtres vivants se distinguaient des êtres non vivants de façon ontologique ou, pour le moins épistémologique. Kant pouvait alors penser les êtres vivants par la finalité interne qui s'y manifestait et les opposer aux autres, uniquement déterminés par des mécanismes causaux. Cet a priori-là, cette finalité a pratiquement disparu du discours de la biologie actuelle. Le vitalisme a vécu et, avec lui, ce qui fondait si solidement la différence entre les êtres vivants et les autres. La biologie moléculaire nous montre tous les jours que les organismes, bien loin d'obéir à une finalité interne, sont régis par des mécanismes physico-chimiques. Aujourd'hui, la biologie et les neurosciences révèlent une continuité entre le non-vivant et le vivant, entre le monde sans conscience et le monde de la conscience humaine. Nous sommes en quelque sorte définitivement sortis d'une période que l'on pourrait qualifier de "pré-biologique", où l'existence de l'âme scindait le monde en deux, distinguait les êtres animés des êtres inanimés et l'homme de tout autre être vivant. L'âme n'existe plus que pour des philosophes et des poètes. [...]
    Est-ce à dire que toute différence se serait évanouie, qu'on cesserait de distinguer un chien d'un nuage ? Bien évidemment non, la différence subsiste. Mais elle a changé de nature. Ce qui sépare le chien du nuage, ce sont les questions que nous nous posons à leur sujet. Lorsque nous observons un nuage, nous nous posons des questions de structure, éventuellement de causalité - comment se change-t-il en pluie par exemple -, mais jamais des questions de fonction. Qui soutiendrait que la fonction du nuage est de faire la pluie ? Autrement dit, nous ne nous posons cette question de fonction qu'en présence d'êtres vivants. Et même dans ce cas, on n'attend plus de cette fonction qu'elle explique la structure de l'organisme. À l'image de ce qui apparaît comme une finalité interne, la fonction doit être expliquée de façon mécanique. C'est la tâche de la biologie moléculaire actuelle. Il n'y a plus de différence de nature et, en ce sens, on peut parler de continuité entre le monde physique et le monde vivant.

  Les mêmes lois s'appliquent, les propriétés seules varient : une pierre ne respire pas, une amibe ne pense pas..."
 

Henri Atlan, La Science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité, Bayard, Paris, 2002, p. 11-14.
 


Date de création : 12/01/2006 @ 16:41
Dernière modification : 17/02/2023 @ 09:58
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