"Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal. S'il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval, je m'arrête. En faisant ainsi, je ne vois en vérité rien qui ne soit aussi agréable et aussi confortable que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue et que je remarque de la gêne même dans le raffinement et dans l'abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne ; c'est toujours mon chemin. Je ne trace [à l'avance] aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je pas à l'endroit où je vais ce que l'on m'avait dit ? Comme il arrive souvent que les jugements des autres ne s'accordent pas avec les miens et que je les ai trouvés le plus souvent faux, je ne regrette pas ma peine : j'ai appris que ce qu'on disait n'y est pas.
J'ai une constitution physique qui se plie à tout et un goût qui accepte tout, autant qu'homme au monde. La diversité des usages d'un peuple à l'autre ne m'affecte que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison [d'être]. Que ce soient des assiettes d'étain, de bois ou de terre cuite, [que ce soit] du bouilli ou du rôti, du beurre ou de l'huile de noix ou d'olive, [que ce soit] du chaud ou du froid, tout est un pour moi et si un que, vieillissant, je blâme cette aptitude [qui me vient] d'une riche nature et que j'aurais besoin que la délicatesse [du goût] et le choix arrêtassent le manque de mesure de mon appétit et parfois soulageassent mon estomac. Quand je me suis trouvé ailleurs qu'en France et que, pour me faire une politesse, on m'a demandé si je voulais être servi à la française, je m'en suis moqué et je me suis toujours précipité vers les tables les plus garnies d'étrangers. J'ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s'effaroucher des manières contraires aux leurs : il leur semble qu'ils sont hors de leur élément s'ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie ? ils fêtent cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu'elles ne sont pas françaises ? Et encore ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart d'entre eux ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés en eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d'un air inconnu.
Ce que je dis de ceux-là me rappelle, dans un domaine semblable, ce que j'ai parfois observé chez quelques-uns de nos jeunes courtisans. Ils ne s'attachent qu'aux hommes de leur sorte, et nous regardent comme des gens de l'autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens sur les mystères de la cour, ils sont hors de leur [seul] domaine, aussi niais pour nous, et malhabiles, que nous [le sommes pour eux. On dit bien vrai [quand on affirme] qu'un « honnête homme », c'est un« homme mêlé ».
Au rebours [de nos compatriotes], je voyage fatigué de nos façons de vivre, non pour chercher des Gascons en Sicile (j'en ai laissé assez au pays) ; je cherche plutôt des Grecs, et des Persans: c'est ceux-là que j'aborde, que j'observe; c'est à cela que je me prête et que je m'emploie. Et qui plus est : il me semble que je n'ai guère rencontré de manières qui ne vaillent pas les nôtres."
Michel de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre IX : « Sur la vanité », « L'art de voyager» (extrait), translation en français moderne par A. Lanly, Honoré Champion, 2002.
"Il est utile à l'homme de connaître tous les lieux où l'on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l'on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que l'étendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui n'a besoin de personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître d'autres pays que le sien. S'il est forcé de s'étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes ; il n'en veut qu'aux bêtes, et n'a besoin que d'elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l'intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l'on en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C'est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l'on ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous.
Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s'instruire ; c'est une erreur ; les savants voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se trouvent plus, ou, s'il y en a, c'est bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par ordre de la cour ; on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui très sûrement n'est pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique ; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n'est jamais pour étudier les hommes, c'est pour les instruire. Ce n'est pas de science qu'ils ont besoin, mais d'ostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l'opinion ? ils ne les font que pour elle.
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, l'autre n'est pour eux qu'accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. L'enfant observe les choses en attendant qu'il puisse observer les hommes. L'homme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s'il en a le temps.
C'est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l'utilité des voyages reconnue, s'ensuivra-t-il qu'ils conviennent à tout le monde ? Tant s'en faut ; ils ne conviennent au contraire qu'à très peu de gens ; ils ne conviennent qu'aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l'erreur sans se laisser séduire, et pour voir l'exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l'homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu'il sera toute sa vie : il en revient plus de méchants que de bons, parce qu'il en part plus d'enclins au mal qu'au bien. Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les vices des peuples qu'ils fréquentent, et pas une des vertus dont ces vices sont mêlés ; mais ceux qui sont heureusement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s'instruire, reviennent tous meilleurs et plus sages qu'ils n'étaient partis. Ainsi voyagera mon Émile."
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre V, GF, 1966, p. 595-596.
"On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s'inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Chaque impression n'est définissable qu'en la rapportant solidairement à ces trois axes, et comme l'espace possède à lui seul trois dimensions, il en faudrait au moins cinq pour se faire du voyage une représentation adéquate. Je l'éprouve tout de suite en débarquant au Brésil. Sans doute suis-je de l'autre côté de l'Atlantique et de l'équateur, et tout près du tropique. Bien des choses me l'attestent : cette chaleur tranquille et humide qui affranchit mon corps de l'habituel poids de la laine et supprime l'opposition (que je découvre rétrospectivement comme une des constantes de ma civilisation) entre la maison et la rue ; d'ailleurs, j'apprendrai vite que c'est seulement pour en introduire une autre, entre l'homme et la brousse, que mes paysages intégralement humanisés ne comportaient pas ; il y a aussi les palmiers, des fleurs nouvelles, et, à la devanture des cafés, ces amas de noix de coco vertes où l'on aspire, après les avoir décapitées, une eau sucrée et fraîche qui sent la cave.
Mais j'éprouve aussi d'autres changements : j'étais pauvre et je suis riche ; d'abord parce que ma condition matérielle a changé ensuite parce que le prix des produits locaux est incroyablement bas ; cet ananas me coûterait vingt sous, ce régime de bananes deux francs, ces poulets qu'un boutiquier italien fait rôtir à la broche, quatre francs. On dirait le Palais de Dame Tartine. Enfin, l'état de disponibilité qu'instaure une escale, chance gratuitement offerte mais qui s'accompagne du sentiment de la contrainte d'en profiter, crée une attitude ambiguë propice à la suspension des contrôles les plus habituels et à la libération presque rituelle de la prodigalité. Sans doute le voyage peut-il agir de façon diamétralement opposée, j'en ai fait l'expérience quand je suis arrivé sans argent à New York après l'armistice ; mais, qu'il s'agisse en plus ou en moins, dans le sens d'une amélioration de la condition matérielle ou dans celui de sa détérioration, il faudrait un miracle pour que le voyage ne correspondît sous ce rapport à aucun changement. En même temps qu'il transporte à des milliers de kilomètres, le voyage fait gravir ou descendre quelques degrés dans l'échelle des statuts. Il déplace, mais aussi il déclasse – pour le meilleur et pour le pire – et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter.
Il y eut un temps où le voyage confrontait le voyageur à des civilisations radicalement différentes de la sienne et qui s'imposaient d'abord par leur étrangeté. Voilà quelques siècles que ces occasions deviennent de plus en plus rares. Que ce soit dans l'Inde ou en Amérique, le voyageur moderne est moins surpris qu'il ne reconnaît. En choisissant des objectifs et des itinéraires, on se donne surtout la liberté de préférer telle date de pénétration, tel rythme d'envahissement de la civilisation mécanique à tels autres. La quête de l'exotisme se ramène à la collection d'états anticipés ou retardés d'un développement familier. Le voyageur devient un antiquaire, contraint par le manque d'objets à délaisser sa galerie d'art nègre pour se rabattre sur des souvenirs vieillots, marchandés au cours de ses promenades au marché aux puces de la terre habitée."
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955, Pocket, 1994, p. 92-94.
"Nous ne racontons plus guère nos voyages. Nous en revenons riches de noms propres, d'exclamatifs et de pellicules, mais pauvres d'expérience communicable. Les premiers conteurs étaient des nomades ou des navigateurs marchands : il fallait se déplacer pour pouvoir raconter des histoires; avec le tourisme, le voyage s'est désolidarisé du récit. L'histoire de la mobilité humaine va comme celle du roman dans le sens d'une exténuation de l'anecdote. Petit Robbe-Grillet du voyage, le touriste est un homme qui se déplace dans le monde sans autre horizon que le spectacle, sans autre pouvoir que celui-là même de ses yeux. On va voir Ceylan ou la Grèce : le tourisme désigne ce moment où le voyage s'est défini comme contemplation, triomphe du regardé sur la fable et du paysage sur l'événement Que vous est il advenu ? demandait-on au voyageur ancien; « qu'avez-vous vu ? » est la question posée au « retouriste » : un rapport visuel remplace le contact romanesque avec le monde. Le règne du pittoresque entraîne nécessairement le déclin de la narration.
Pèlerin infatigable, Casanova était aussi un voyageur aveugle. Aucune description dans ses Mémoires : nul attendrissement devant la beauté d'un site ou les délices du crépuscule dans une ville d'Orient. Rien, en un mot, qui puisse faire l'objet d'une dictée scolaire. Les lieux où passe le picaro vénitien ne sont que le décor vide de ses aventures. Quant aux espaces sans intrigue, ils sont tout simplement frappés d'inexistence. Ni vus ni connus, les paysages s'évanouissent, absorbés dans le temps mort.
« Je m'embarquai dans une berline avec une dame qui allait à Notre-Dame-de-Lorette pour y remplir un vœu qu'elle avait fait pendant une maladie de sa fille qui se trouvait avec elle. La fille était laide, je fis un voyage assez ennuyeux. »
À nous, enfants d'un siècle touristique, cette cécité paraît monstrueuse. Nous avons des yeux pour voir. Plus même, nous voyageons avec nos yeux. Casanova arpentait le monde pour « se faire» des femmes ; collectionneurs d'un type nouveau, nous faisons des pays : prise scopique, à défaut d'être militaire ou sexuelle. Tout ce qui reste en nous de prédateur se concentre dans le regard. Qui suis-je ? s'interrogeait parfois le libertin, et le petit carnet où se trouvait enclose la « liste numerosa » de ses bonnes fortunes calmait aussitôt son inquiétude métaphysique. Celui qui fait l'Italie, l'Auvergne ou les Cyclades calque son rapport au voyage sur le modèle séductif : il est la somme de ses périples ; à chaque passage de frontière, il lui semble s'agrandir d'une conquête nouvelle ; d'où son trouble et son émoi au moment où, d'un geste distrait, le douanier lui accorde le tampon irréfutable.
« De ce jour, ils porteraient, comme leurs bagages, une estampille certifiant qu'ils avaient passé à tel ou tel endroit. Ils chériraient cette distinction et garderaient sur leurs valises les étiquettes gommées, évidence documentaire et seule trace durable de leur acquisition. » Conrad, Lord Jim.
Le touriste est le successeur standardisé d'Alexandre de Macédoine et de Don Juan. La région qu'il traverse est intégrée à sa vie dans le moment même où il la voit. La violence de la rencontre avec ce qui n'est pas lui s'amortit dans le spectacle. Par la contemplation, il s'empare des choses extérieures, et obtient leur reddition. Nous parlons, aujourd'hui, de nos voyages, comme si toutes les contrées où nous sommes passés se tenaient derrière nous, et que nous étions à la tête de ce long corps. Le regard est un acte symbolique d'appropriation. Sous leurs dehors inoffensifs et pacifiés, les touristes sont des conquérants imaginaires.
Partir, c'est revenir un peu, et tout départ même le plus aventureux est une anticipation du retour. Pas de touriste qui ne soit un « retouriste », pas de voyageur, aussi insouciant soit-il, qui ne cherche à tirer avantage de ses tribulations. Mais on ne pourrait pas se vanter de ses périples, si une logique implicite ne posait pas d'abord l'équivalence : voir = avoir = être. Ce que je regarde, je le possède ; ce qui est à moi est moi : voilà ce que dit, dans son imprécision apparente, l'expression faire un pays. Et qu'est-ce qu'un beau panorama sinon un ancien site militaire ? Du haut d'un belvédère, nous contemplons le monde comme un seigneur embrassant l'espace de son pouvoir. Avant d'être un désir esthétique, la prérogative du point de vue correspondait à un souci de surveillance. Le touriste est la version pacifique du guerrier, comme il peut arriver que la guerre soit une version belliqueuse du tourisme. [...]
Voir donc, c'est prendre. L'Autre est absorbé dans le Même, selon le schéma classique de l'aventure. Mais il l'est instantanément sans délai et sans problème. Appuyez sur le bouton, notre matériel fera le reste, dit la publicité Kodak. Il suffit, en effet, d'un très léger déclic pour que l'appropriation se réalise. Le monde s'offre au regard : il a toujours cédé. D'où l'ennui profond des voyages oculaires, et du tourisme purement photographique. Une expérience visuelle reste trop immédiate pour constituer vraiment une expérience. C'est pourquoi, sans doute, les touristes modernes sont des êtres partagés : ils partent pour faire un pays, et ils espèrent secrètement que ce pays ne se laissera pas faire. Studieux, ils vont voir l'Acropole, le musée des Offices, l'Ermitage, ou les chutes du Niagara; mais, en même temps, ils désirent qu'une intrigue inattendue vienne bouleverser ce programme oculaire. On a célébré comme un progrès le passage du country seeing au life seeing, le remplacement du regard purement esthétique par une curiosité ethnique pour les êtres, leur mode de vie et leurs coutumes. C'était rester à l'intérieur de l'empire visuel; c'était, en l'aménageant, consacrer le règne du seeing. Or l'important n'est peut-être pas de mieux voir, d'améliorer la qualité du regard que l'on porte sur le monde, mais de soustraire à l'activité contemplative la part la plus vivante de son équipée. Les purs visiteurs, bardés d'appareils photos, sont, au fond, moins ridicules que résignés : ils ont renoncé, d'entrée de jeu, à entretenir avec le dehors d'autre relation que celle de la curiosité. Ils se livrent avec application et sans souffrance apparente à une activité commémorative : le tourisme a partie liée avec la mort, puisque, à nous diriger toujours vers les lieux où s'est déroulée l'aventure, il fait du monde un musée, une ville fantôme, et de nous des visiteurs, c'est-à-dire des collectionneurs de vestiges.
Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Au coin de la rue, l'aventure, 1979, Seuil, p. 50-53.
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