"On a expliqué diversement l'origine des sociétés. Les uns rapportent que les hommes, les premiers nés de la terre, menaient une vie errante au milieu des forêts et des champs, n'avaient point de langage pour s'entendre mutuellement, ni de lois pour se respecter ; des branches d'arbre et l'herbe des campagnes leur servaient de couche ; les cavernes et les antres, d'habitations ; mais en cet état ils étaient la proie des animaux féroces, plus forts qu'eux. Ceux qui avaient pu échapper à leurs dents meurtrières, ou bien ceux qui avaient vu périr quelqu'un de leurs semblables non loin d'eux, avertis de leur propre péril, se réfugièrent près d'autres hommes, implorèrent leur secours, et leur firent comprendre par geste, ce qu'ils attendaient de leur aide ; peu après les premiers éléments du langage furent inventés, on donna des noms à chaque chose ; insensiblement les langues se perfectionnèrent. Bientôt les hommes s'aperçurent que, réunis en troupes, ils n'étaient pas encore assez protégés contre les bêtes sauvages ; ils s'enfermèrent alors dans des remparts qui leur ménagèrent un asile sûr pour les nuits, et leur permirent de repousser sans combats les attaques des animaux féroces. D'autres philosophes ont traité, et avec beaucoup de raison, ce système de visions chimériques, et ont enseigné que ce n'était pas aux attaques de bêtes féroces, mais plutôt à la nature humaine, qu'il fallait faire honneur de la formation des sociétés ; que les hommes se sont rassemblés parce qu'ils ont naturellement horreur de la solitude et besoin d'être réunis à leurs semblables."
Lactance, Institutions divines, vers 321, Livre I, IV, 10.
"Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir de compagnie, qui les associe les unes les autres. Ce désir est encore plus manifeste chez l'homme : celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le plus ardent d'une société, et il y est adapté par les avantages les plus nombreux. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société. La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable. Quelles que soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité, désir de vengeance, ou luxure, le principe de toutes, c'est la sympathie : elles n'auraient aucune force si nous devions faire entièrement abstraction des pensées et des sentiments d'autrui. Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement; que la mer et les fleuves coulent à son gré; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable: il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse jouir."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre II, partie II, section V, GF, p. 211.
"– La société n'est-elle pas pour l'homme un état contre nature ?
– Non : elle est, au contraire, un besoin, une loi que la Nature lui impose par le propre fait de son organisation, car : 1° – la Nature a tellement constitué l'être humain, qu'il ne voit point son semblable d'un autre sexe sans éprouver des émotions et un attrait dont les suites le conduisent à vivre en famille, qui déjà est un état de société ; 2° – en le formant sensible, elle l'a organisé de manière que les sensations d'autrui se réfléchissent en lui-même et y excitent des co-sentiments de plaisir, de douleur, qui sont un attrait et un lien indissoluble de la société ; 3° – enfin, l'état de société, fondé sur les besoins de l'homme, n'est qu'un moyen de plus de remp1ir la loi de se conserver ; et dire que cet état est hors de nature parce qu'il est plus parfait, c'est dire qu'un fruit amer et sauvage dans les bois n'est plus le produit de la Nature, alors qu'il est devenu doux et délicieux dans les jardins où on l'a cultivé. […]
– Qu'est-ce que l'homme dans l'état sauvage ?
– C'est un animal brut, ignorant, une bête méchante et féroce, à la manière des ours et des orangs-outangs.
– Est-il heureux dans cet état ?
– Non : car il n'a que les sensations du moment ; et ces sensations sont habituellement celles de besoins violents qu'il ne peut remplir, attendu qu'il est ignorant par nature et faible par son isolement.
– Est-il libre ?
– Non : il est le plus esclave des êtres car sa vie dépend de tour ce qui l'entoure. Il n'est pas libre de manger quand il a faim, de se reposer quand il est las, de se réchauffer quand il a froid. Il court risque à chaque instant de périr.
Aussi la Nature n'a-t-elle présenté que par hasard de tels individus ; et l'on voit que tous les efforts de l'espèce humaine depuis son origine n'ont tendu qu'à sortir de cet état violent par le besoin pressent de sa conservation."
Volney, La Loi naturelle, 1793, Chapitre II, in Observations générales sur les indiens ou sauvages de l'Amérique du Nord et autres textes, Coda, 2009, p. 187-188.
"La structure de la vie humaine en général est sociale, comme pour tous les animaux supérieurs. L'homme ne vient à la « sociabilité » non pas par un « accord », par une décision rationnelle, mais par la disposition naturelle, primaire, qu'il partage avec les animaux supérieurs. L'attraction envers les autres membres de l'espèce précède toute hostilité ou répulsion ; la solitude est toujours secondaire, bien loin de la relation naturelle, et nos imaginations sont captivées par les histoires de Robinson Crusoe justement parce que l'état solitaire est si inhabituel. De plus, les Crusoes n'ont pas seulement besoin d'un naufrage pour rendre leurs histoires crédibles, mais leur expérience de la civilisation et de l'ordre social est implicite dans tout ce qu'ils font.
Mais quel est notre état social naturel ? Il n'existe rien de tel. À tous les niveaux de la vie sociale de l'homme il existe un monde étranger, et opposé, à la nature. Ce qui est naturel à l'homme est la civilisation, et la forme de notre société est l'une de ses plus importantes réussites – « l'artificialité naturelle », comme l'appelle Plessner. Des rapports sont encore faits parfois sur les vies de gens isolés, comme s'ils étaient complètement des « enfants de la nature » et comparables aux animaux sauvages. Bien sûr, il s'agit d'une absurdité, car tous les groupes humains existant aujourd'hui ont des structures sociales complexes, comme les ethnologues l'ont définitivement montré."
Adolf Portmann, Les animaux comme être sociaux, 1953, Chapitre 3, Harper Torchbooks, p. 70-71.
"Nous étions heureux : il y avait d'un côté l'animal et la nature, de l'autre côté l'homme et la société. Le passage du premier couple au second a été la grande affaire de l'anthropologie sociale et physique. Depuis une dizaine d'années, les informations affluent d'un peu partout, recensées et analysées avec beaucoup de soin par les chercheurs. Elles prouvent que les êtres non humains sont outillés pour accomplir des tâches que l'on s'imaginait être exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Les primates, les dauphins, les oiseaux fournissent des exemples incontestables. Contrairement au stéréotype d'une maturation biologique individuelle, les animaux isolés, pas plus que les enfants sauvages, n'ont un développement normal : la relation avec la mère et les congénères est capitale.
Les sociologues philanthropes du siècle dernier étaient fiers de démontrer, par l'exemple de l'enfant-loup, que l'être humain coupé de la société n'est qu'un animal, privé de langage et de pensée. Des expériences concluantes montrent qu'il en va de même pour bien des espèces. Faute de vivre avec sa mère, avec son groupe [...] l'individu rechute dans son animalité comme l'homme était censé rechuter dans la sienne. Bien plus, la plupart des espèces se donnent une organisation collective destinée à régler la reproduction sexuelle, la transmission de quelques caractères spécifiques, ou à atténuer les déséquilibres avec le milieu habituel.
La coupure effective de la société vis-à-vis de la nature est une illusion. Un fait me frappe, à ce propos. Toutes les fois que l'on est allé regarder de plus près ces « natures », on a découvert une société. Il en a été ainsi de la « horde » primitive, qui représentait au XIXe siècle la société, l'économie « naturelle » ; il en est ainsi de nos jours des « hordes » animales. Les tentatives successives de couper, sous cet angle, la société de la nature, ou de poser la nature vis-à-vis de la société comme un état antérieur ou comme son double hétérogène, ont toujours échoué et abouti à la découverte d'une société différente, d'une organisation sociale, celle du sauvage, celle de l'animal. Alors pourquoi cette séparation est-elle maintenue, sinon comme réalité, du moins comme hypothèse, ainsi que le suggérait Hume ? Je vois à cela deux raisons : définir l'autre comme objet, conserver le primat de l'individu. D'une part, pour une collectivité particulière, ceci revient à justifier la soumission, l'exclusion, voire la destruction d'une collectivité différente...
Si sa place est bien tracée dans notre logique, c'est parce qu'il s'agit d'une logique de la domination. D'autre part, aux yeux des savants, la séparation permet de concevoir la société comme une réalité seconde, dérivée, propre à pallier la rareté et les déficiences de la nature, ou à canaliser son énergie débordante à travers les pulsions et les instincts. On s'en tient toujours à cette vue. Pourtant, il convient de prendre les découvertes éthologiques au sérieux et à la lettre... Dans cette optique, soustraite aux sortilèges d'une séparation hypothétique, la société apparaît comme une réalité positive et primaire, analogue à la matière, à l'atome."
Serge Moscovici, Quelle unité : avec la nature ou contre ?, in « Pour une anthropologie fondamentale », Paris, Seuil, coll. Points, 1978, p. 293-294, 296.
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