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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
L'homme est par nature un être de culture

  "Les occupations de l'homme, en quelque position que ce soit, annoncent de la liberté dans le choix, de la diversité dans les opinions, et une multiplicité de besoins qui lui servent d'aiguillon : mais qu'il jouisse ou qu'il souffre, c'est avec une sensibilité ou un phlegme à peu près les mêmes en toute espèce de situation. S'il habite les rivages de la Mer Caspienne ou de l'Atlantique, il suivra un système différent, mais avec la même facilité. Ici il paraît attaché à la glèbe, et formé pour un état fiable ; il bâtit des Villes, et le même nom désigne la Nation et son  territoire. Là c'est un animal de passage, toujours prêt à errer sur la  surface de la Terre, et à suivre avec ses troupeaux le cours du soleil dans sa révolution annuelle, pour trouver de nouveaux pâturages, et des saisons favorables.
  L'homme trouve également son logement dans un antre, dans une chaumière ou dans un Palais, et sa subsistance dans les bois, dans une laiterie, dans une ferme. Il se pare de la distinction des titres, de l'habillement, de l'équipage ; il imagine des systèmes réguliers de gouvernement et un corps compliqué de lois : ou bien, nu dans les forêts, il ne reconnaît de supériorité que celle de la force du corps et de la sagacité de l'esprit ; d'autre règle de conduite, que son choix et d'autre lien qui rattache à ses semblables, que l'affection, l'amour de la compagnie ou le soin de sa sûreté. Capable d'un grand nombre d'arts, il est néanmoins indépendant de chacun en particulier pour la conservation de son être. À quelque degré qu'il ait porté son industrie, il semble jouir de toutes les commodités convenables à sa nature, et avoir rencontré l'état auquel il est destiné. L'Américain, sur les bords de l'Orénoque, trouve une habitation commode sur l'arbre qu'il a choisi pour sa retraite et celle de sa famille. Dans la réalité un sofa, un dôme voûté, une colonnade ne rendent pas plus heureux ceux qui y sont nés.

  Si donc on nous demande où se trouve l'état de nature, nous répondrons : il est ici ; soit que nous soyons en France, au Cap de Bonne Espérance, ou au Détroit de Magellan. Partout où cet être actif est en train d'exercer ses talents, et d'opérer sur les objets qui l'environnent, toutes les situations sont également naturelles. Si on nous objecte qu'au moins le vice est contraire à la nature ; nous répliquerons qu'il est quelque chose  de pis ; que c'est un égarement, une perversité. Mais s'il n'est question que d'opposer la nature à l'art, nous demanderons à notre tour dans quelle situation de l'espèce humaine l'on n'aperçoit point des traces de l'art ? Dans l'état sauvage comme dans l'état civilisé, on voit, à chaque pas, les marques de l'invention des hommes ; ni l'un ni l'autre de ces états n'est un point fixe et fiable ; ils ne sont que des portions de cette carrière immense que cet être voyageur est destiné à parcourir. Si un palais est loin de la nature, une cabane ne l'est pas moins ; les plus grands raffinements en fait de morale et de politique, ne sont point les effets de l'art plus caractérisés que les premières opérations du sentiment et de la raison.
  Si on admet que l'homme, par  sa nature, est susceptible de perfection, qu'il en porte en lui-même le principe se le désir, il doit paraître bien inconséquent de dire qu'aux premiers pas qu'il a faits pour y parvenir, il s'est éloigné de sa nature ; ou qu'il a pu arriver à une situation pour laquelle il n'était pas fait, tandis que, comme les autres animaux, il ne fait que suivre les inclinations, et employer les moyens que la nature lui adonnés.
  Les derniers efforts de l'invention humaine ne font que la continuation des premiers procédés qui furent suivis dans les premiers âges du monde, et dans l'état le plus grossier de l'humanité. Les projets, les réflexions, les observations du Sauvage dans les forêts, sont les premiers pas qui ont amené les nations plus avancées, de l'architecture d'une cabane à celle d'un palais, et qui ont conduit l'esprit humain, des perceptions des sens aux conclusions générales des sciences"

 

Adam Ferguson, Essai sur l'histoire de la société civile, 1767, Première partie, chapitre I, tr. fr. Claude-François Bergier, Volume I, Veuve Desaint, 1783, p. 18-21.


 

  "Tout ce que l'esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d'être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu'une conséquence nécessaire de l'essence propre de l'homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n'ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n'est jamais qu'une suite de ce que la nature universelle nous a faits. Toutes nos idées, nos volontés, nos actions sont des effets nécessaires de l'essence et des qualités que cette nature a mises en nous, et des circonstances par lesquelles elle nous oblige de passer et d'être modifiés. En un mot, l'art n'est que la nature agissante à l'aide des instruments qu'elle a faits.
  La nature envoie l'homme nu et destitué de secours dans ce monde qui doit être son séjour ; bientôt il parvient à se vêtir de peau ; peu à peu nous le voyons filer l'or et la soie. Pour un être élevé au-dessus de notre globe, et qui du haut de l'atmosphère contemplerait l'espèce humaine avec tous ses progrès et changements, les hommes ne paraîtraient pas moins soumis aux lois de la nature lorsqu'ils errent tout nus dans les forêts, pour y chercher péniblement leur nourriture, que lorsque vivant dans des sociétés civilisées, c'est-à-dire enrichies d' un plus grand nombre d' expériences finissant par se plonger dans le luxe ils inventent de jour en jour mille besoins nouveaux et découvrent mille moyens de les satisfaire. Tous les pas que nous faisons pour modifier notre être ne peuvent être regardés que comme une longue suite de causes et d'effets, qui ne sont que les développements des premières impulsions que la nature nous a données."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre I, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 168.



  "De tous les principes avancés par les précurseurs de la sociologie, aucun n'a, sans doute, été répudié avec tant d'assurance que celui qui a trait à la distinction entre état de nature et état de société. On ne peut, en effet, se référer sans contradiction à une phase de l'évolution de l'humanité au cours de laquelle celle-ci, en l'absence de toute organisation sociale, n'en aurait pas moins développé des formes d'activité qui sont partie intégrante de la culture. Mais la distinction proposée peut comporter des interprétations plus valables.
  Les ethnologues de l'école d'Elliot Smith et de Perry l'ont reprise pour édifier une théorie contestable, mais qui, par-delà le détail arbitraire du schéma historique, laisse clairement apparaître l'opposition profonde entre deux niveaux de la culture humaine, et le caractère révolutionnaire de la transformation néolithique. L'Homme de Néanderthal, avec sa connaissance probable du langage, ses industries lithiques et ses rites funéraires, ne peut être considéré comme vivant à l'état de nature: son niveau culturel l'oppose, cependant, à ses successeurs néolithiques avec une rigueur toute comparable - bien que dans un sens différent - à celle que les auteurs du XVIIe  ou du XVIIIe siècle prêtaient à leur propre distinction. Mais surtout, on commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société, à défaut d'une signification historique acceptable, présente une valeur logique qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode. L'homme est un être biologique en même temps qu'un individu social. Parmi les réponses qu'il fournit aux excitations extérieures ou intérieures, certaines relèvent intégralement de sa nature, d'autres de sa condition: ainsi n'aura-t-on aucune peine à trouver l'origine respective du réflexe pupillaire et de la position prise par la main du cavalier au simple contact des rênes. Mais la distinction n'est pas toujours aussi aisée: souvent, le stimulus physico-biologique et le stimulus psycho-social suscitent des réactions du même type, et on peut se demander, comme le faisait déjà Locke, si la peur de l'enfant dans l'obscurité s'explique comme une manifestation de sa nature animale, ou comme le résultat des contes de sa nourrice.

  Plus encore : dans la majorité des cas, les causes ne sont même pas distinctes réellement, et la réponse du sujet constitue une véritable intégration des sources biologiques et des sources sociales de son comportement. Ainsi l'attitude de la mère envers son enfant, ou les émotions complexes du spectateur d'un défilé militaire. C'est que la culture n'est, ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre elle l'utilise et la transforme, pour réaliser une synthèse d'un ordre nouveau."


Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1947, Chapitre I, Mouton De Gruyter, 2002, p. 3-4.



  "L'homme est par excellence l'être d'anti-nature, le seul qui soit capable de ne pas être de part en part déterminé par les conditions naturelles qui lui sont faites à sa naissance. Ce pour quoi selon Sartre, il n 'y a pas à proprement parler de « nature humaine ». Évitons d'emblée un malentendu trop fréquent : il ne s'agit pas de nier le fait, au demeu­rant peu contestable, que nous vivons dans un corps, masculin ou féminin, dans une nation, une culture, un milieu social particuliers qui possèdent sur nous une influence considérable. Il est clair que je ne choisis pas davantage ma sexualité que ma langue maternelle. Je les reçois, pour ainsi dire, de l'exté­rieur et tout ne relève pas, c'est l'évidence, de l'autonomie : il serait tout simplement absurde d'assigner à notre liberté la tâche impossible d'éradiquer une telle extériorité.
  Il n'en reste pas moins qu'en toute rigueur nous pouvons, bien plus, nous devons opérer une distinc­tion entre une simple situation factuelle, fût-elle intangible comme l'est l'appartenance à l'un des deux sexes, et une détermination par laquelle nous sommes en quelque sorte façonnés hors de toute activité volontaire. Car à la différence de l'animal, qui est de part en part soumis au code naturel de l'instinct propre à son espèce plus qu'à son individualité, les êtres humains ont la possibilité de s'émanciper, voire de se révolter contre leur propre nature. C'est même par là, c'est-à-dire en s'arrachant à l'ordre des choses, qu'ils témoignent d'une authentique humanité et accèdent simultanément aux sphères de l'éthique et de la culture. L'une comme l'autre, en effet, relèvent de cet effort antinaturel pour construire un univers proprement humain. Il n'est rien d'aussi peu naturel que le règne du droit comme il n'est rien d'aussi peu naturel que l'histoire des civilisations : l'un comme l'autre sont inconnu des plantes et des animaux. On peut dire, avec Spinoza, qu'il est dans la nature des gros poissons de manger les plus petits. Il est à craindre certes, qu'il n'en soit parfois, voire souvent de même, mutatis mutandis, chez les êtres humains et qu'ils ne soient enclins, justement par nature, à céder au règne de la force. Mais ce n'est point là ce qu'on attend d'eux sur un plan éthique et culturel, et cette attente n'aurait pas lieu d'être si nous ne supposions chez eux la faculté de résister aux penchants de la nature et de ne pas laisser ainsi une situation se transformer en détermination."

 

Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, 1992, Grasset, p. 219-220.



  "La culture est plus ancienne que l'Homo sapiens, bien plus ancienne, et c'est elle qui est la condition fondamentale de l'évolution biologique de l'espèce. Les signes de culture dans l'histoire de l'homme remontent à près de trois millions d'années, tandis que la forme actuelle de l'homme n'a que quelques centaines d'années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste humain Richard G. Klein, l'homme moderne du point de vue anatomique a 50000 ans et s'est développé particulièrement à l’âge de pierre (paléolithique supérieur), ce qui multiplie l'âge de la culture par soixante par rapport à l'espèce telle que nous la connaissons. […] Le point crucial est le suivant: pendant trois millions d'années, l'évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle. […] La culture est la nature humaine. […]
  Aucun singe ne peut faire la différence entre de l'eau bénite et de l'eau distillée, comme Leslie White a l'habitude de dire, parce qu'il n'y a aucune différence d'un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui donnent de la valeur et utilisent de l'eau bénite. Peu importe, contrairement aux singes, s'ils ont soif ou non, cela ne fait aucune différence. Voilà rapidement ce que j'avais à dire sur la signification de « symbole » et de « culture ». Quelles sont les conséquences pour la nature humaine ? Mener une vie en se conformant à la culture, c'est être capable et savoir qu'il est nécessaire de parachever les tendances de notre corps et les objets de notre existence en créant des symboles, c'est-à-dire en les conformant à ce qui pour nous fait sens. L'intégration du corps dans le champ des symboles, ainsi que ses besoins et ses pulsions, est le produit signifiant de la longue histoire de la sélection culturelle qui a abouti à la naissance de l'Homo sapiens. […]
  La culture est la nature humaine. Lorsque les Javanais disent « être un homme c'est être javanais », Geertz, qui rapporte l'anecdote, précise qu'ils ont raison, au sens où « il n'existe pas de nature humaine qui soit indépendante de la culture ». Dans Une éducation en Nouvelle-Guinée, répondant aux conceptions rousseauistes des éducateurs cherchant à débarrasser la nature des enfants des habitudes corruptrices des adultes, Margaret Mead écrit :

Il est bien plus cohérent de considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié, qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu'elle aura été formée par la tradition culturelle.

  Elle aurait dû dire que les personnes se forment dans une tradition culturelle donnée, mais l'important est que c'est la tradition qui façonne les besoins corporels et les moyens de les satisfaire.
  Prenons l'exemple de la sexualité. L'important concernant les relations entre biologie et culture, ce n'est pas que toutes les cultures aient une sexualité singulière, mais que toute sexualité ait une culture. L'expression et la répression des désirs sexuels varient selon des déterminations locales et suivant les partenaires, l'occasion, le temps, le lieu et les pratiques corporelles. Nous sublimons notre sexualité générique de bien des façons, y compris en prétendant la dépasser pour des valeurs plus estimables comme le célibat […]. De même, la sexualité se pratique de diverses manières dans des systèmes signifiants variés. Certains Occidentaux le font même par téléphone – et on considère que la chasse est une étrange manière de faire l'amour ! […]
  Il en va de même pour d'autres besoins, pulsions ou dispositions naturelles, qu'elles soient nutritives, agressives, sociables ou compatissantes ; toutes ont une signification symbolique et obéissent à un système culturel. Selon la circonstance, l'agression ou la domination se manifesteront différemment ; par exemple à la phrase « Passez une bonne journée », un New-Yorkais répondra: « NE ME DITES PAS CE QUE J'AI À FAIRE ! » Nous faisons la guerre sur les pelouses d'Eton, nous nous battons à coup de jurons et d'insultes, nous exerçons notre domination en faisant des cadeaux qui interdisent la réciproque ou en écrivant des recensions cinglantes des livres de nos ennemis de l'Université. Les Eskimos disent que les cadeaux produisent des esclaves, comme le fouet produit des chiens. Qu'on le pense, ou pas, le fait de dire que les cadeaux font des amis – un proverbe qui comme pour les Eskimos va à l'encontre de notre économie – implique que nous soyons nés avec des « âmes d'eau », attendant de manifester notre humanité, pour le meilleur ou pour le pire, à l'occasion d'expériences qui ont un sens dans un certain mode de vie. Mais nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d'autrui, et au risque de détruire notre existence sociale.

  Tout cela n'a été qu'une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine."

 

Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, 2008, tr. fr. Oiliver Renaut, Terra cognita, Éditions de l'éclat, 2009, p. 104-105 et 109-111.

 

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Date de création : 06/10/2015 @ 14:21
Dernière modification : 17/02/2016 @ 14:44
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