"Dans les circonstances où nous pouvons agir, nous pouvons aussi nous abstenir ; là où nous disons : non, nous sommes maîtres aussi de dire : oui. Ainsi donc, si l'exécution d'une belle action dépend de nous, il dépendra aussi de nous de ne pas exécuter un acte honteux ; et si nous pouvons nous abstenir d'une bonne action, l'accomplissement d'un acte honteux dépend encore de nous. Si donc l'exécution des actes honorables et honteux est en notre pouvoir, nous pouvons aussi ne pas les commettre, et si c'est là essentiellement, disions-nous, être bon ou mauvais, à coup sûr il dépend de nous d'être intrinsèquement vertueux ou vicieux. Aussi prétendre que :
Nul n'est méchant volontairement
et que nul n'est bienheureux contre son gré
est, semble-t-il, une affirmation qui participe à la fois de l'erreur et de la vérité. Car nul n'est heureux involontairement, mais le vice ne va pas sans participation de notre volonté. [...]
Je n'en veux pour preuve que la conduite privée de chacun de nous et celle des législateurs eux-mêmes. Ceux-ci infligent des punitions et des châtiments à ceux qui agissent mal, à moins que les actes aient été imposés par la violence ou causées par une ignorance involontaire. En revanche, ils décernent des récompenses à ceux qui se conduisent bien, pour encourager les uns et retenir les autres. Il faut toutefois ajouter que nul ne nous engage à accomplir des actes qui ne dépendent pas de nous et de notre plein gré. Par exemple on perdrait son temps à vouloir nous persuader de ne pas avoir chaud, de ne pas souffrir, de ne pas avoir faim, puisque nous n'en serons pas moins sujets à éprouver ses impressions."
Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, traduction Voilquin modifiée.
"Prenons maintenant un exemple où apparaissent une volonté droite, c'est-à-dire juste, la liberté du choix et le choix lui-même ; et aussi la façon dont la volonté droite, tentée d'abandonner la rectitude, la conserve par un libre choix. Quelqu'un veut du fond du coeur servir la vérité parce qu'il comprend qu'il est droit d'aimer la vérité. Cette personne a, certes, la volonté droite et la rectitude de la volonté ; mais la volonté est une chose, la rectitude qui la rend droite en est une autre. Arrive une autre personne la menaçant de mort si elle ne ment. Voyons maintenant le choix qui se présente de sacrifier la vie pour la rectitude de la volonté ou la rectitude pour la vie. Ce choix, qu'on peut aussi appeler jugement, est libre, puisque la raison qui perçoit la rectitude enseigne que cette rectitude doit être observée par amour de la rectitude elle-même, que tout ce qui est allégué pour son abandon doit être méprisé et que c'est à la volonté de repousser et de choisir selon les données de l'intelligence rationnelle ; c'est dans ce but principalement, en effet, qu'ont été données à la créature raisonnable la volonté et la raison. C'est pourquoi ce choix de la volonté pour abandonner cette rectitude n'est soumis à aucune nécessité bien qu'il soit combattu par la difficulté née de la pensée de la mort. Quoiqu'il soit nécessaire, en effet, d'abandonner soit la vie, soit la rectitude, aucune nécessité ne détermine cependant ce qui est conservé ou abandonné. La seule volonté détermine ici ce qui est gardé et la force de la nécessité ne fait rien là où le seul choix de la volonté opère."
Anselme, De la concorde, XIIe siècle.
"L'homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. Pour établir la preuve de la liberté, considérons d'abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres qui n'ont pas la connaissance. D'autres êtres agissent d'après un certain jugement, mais qui n'est pas libre. Ainsi les animaux telle la brebis qui, voyant le loup, juge, qu'il faut le fuir ; c'est un jugement naturel, non pas libre, car elle ne juge pas en rassemblant des données, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour le jugement des animaux. Mais l'homme agit d'après un jugement ; car, par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuir quelque chose ou le poursuivre. Cependant, ce jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel s'appliquant à une action particulière, mais d'un rapprochement de données opéré par la raison. C'est pourquoi l'homme agit selon un jugement libre, car il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du contingent, la raison peut suivre des directions opposées, comme on le voit dans les syllogismes dialectiques et les arguments de la rhétorique. Or, les actions particulières sont contingentes ; par suite, le jugement rationnel qui porte sur elles peut aller dans un sens ou dans l'autre, et n'est pas déterminé à une seule chose. En conséquence, il est nécessaire que l'homme ait le libre arbitre, par le fait même qu'il est doué de raison."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1267, I, q. 83.
"Cette opinion [de la nécessité] est hérétique. Elle supprime en effet la notion de mérite et de démérite dans les actes humains, car il ne semble pas que soit méritoire ou déméritoire qu'on accomplisse ainsi par nécessité ce qu'on ne peut éviter. Il faut même la ranger au nombre des opinions qui sont étrangères à la philosophie, parce que non seulement elle est contraire à la foi, mais elle ruine tous les principes de la philosophie morale. Car si rien ne vient de nous, mais si nous sommes poussés à vouloir par nécessité, la délibération, le conseil et le précepte, la punition, la louange et le blâme, sur lesquels porte la philosophie morale, sont supprimés".
Thomas d'Aquin, De Malo, 1269-1272, q. 6, Réponse, trad. par les moines de Fontgombault, Paris, Nouvelles Editions Latines.
"[...] je ne peux pas non plus me plaindre de n'avoir pas reçu de Dieu une volonté, ou liberté de décision, assez ample et parfaite ; car, vraiment, j'expérimente qu'elle n'est circonscrite par aucunes bornes. Et ce qui me semble tout à fait remarquable, c'est qu'il n'y a rien d'autre en moi de si parfait ou de si grand que je ne reconnaisse pouvoir être encore plus parfait ou plus grand. Car si, par exemple, je considère la faculté intellectuelle de connaître, je m'aperçois aussitôt qu'elle est en moi tout à fait étroite et finie, et je forme en même temps l'idée d'une autre beaucoup plus grande, que dis-je ! de la plus grande, infinie ; et du fait même que je puis en former l'idée, je vois qu'elle appartient à la nature de Dieu. De la même manière, si j'examine la faculté de se souvenir ou d'imaginer, ou n'importe quelle autre faculté, je n'en trouve absolument aucune que je ne reconnaisse pauvre et circonscrite en moi, immense en Dieu. Il n'y a que la volonté, ou liberté de décision, que j'expérimente si grande en moi que je n'ai idée d'aucune autre plus grande ; si bien que c'est elle principalement qui me fait reconnaître que je porte une sorte d'image et de ressemblance de Dieu. Car, bien qu'elle soit incomparablement plus grande en Dieu qu'en moi, d'abord en raison de la connaissance et de la puissance qui lui sont jointes et la rendent plus ferme et efficace, ensuite en raison de son objet, puisqu'elle s'étend à plus de choses, toutefois, envisagée en elle-même, formellement et dans ses limites précises, elle ne semble pas plus grande, parce qu'elle consiste seulement en ce que nous pouvons ou faire une chose ou ne pas faire cette chose (c'est-à-dire l'affirmer ou la nier, la rechercher ou la fuir), ou plutôt en cela seulement que nous nous portons à affirmer ou à nier, à rechercher ou à fuir ce qui nous est proposé par l'entendement de telle manière que nous ne nous sentons déterminés par aucune force extérieure. Il n'est pas en effet nécessaire, pour que je sois libre, que je puisse me porter vers l'un et l'autre côté, mais au contraire plus j'incline d'un côté, soit que je reconnaisse de manière évidente la raison de son caractère vrai et bon, soit que Dieu dispose ainsi le plus profond de ma pensée, plus je suis libre en le choisissant ; et jamais la grâce divine ni la connaissance naturelle ne diminuent la liberté, elles l'augmentent plutôt et la fortifient. Quant à cette indifférence que j'expérimente lorsqu'aucune raison ne me pousse vers un côté plutôt que vers l'autre, elle est le plus bas degré de la liberté et ne témoigne d'aucune perfection en celle-ci, mais seulement d'un défaut, c'est-à-dire d'une certaine négation, dans la connaissance ; car si je voyais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne délibérerais jamais sur le jugement et le choix à faire, et ainsi, quoique pleinement libre, jamais pourtant je ne pourrais être indifférent."
Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Quatrième méditation, tr. fr. Michel Beyssade, Le Livre de Poche, 1993, p. 155-159.
"Pour le libre arbitre, je suis entièrement d'accord avec ce qui a été écrit par le Révérend Père . Et pour expliquer plus nettement mon opinion, je désire que l'on remarque sur ce point que l'indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve, lorsqu'elle n'est point portée, par la connaissance du vrai et du bien, à suivre un parti plutôt qu'un autre ; et c'est en ce sens que je l'ai prise, quand j'ai écrit que le plus bas degré de la liberté consistait à nous déterminer aux choses auxquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que, par ce mot d'indifférence, d'autres entendent une faculté positive de se déterminer à l'un ou à l'autre de deux contraires, c'est-à-dire à poursuivre ou à fuir, affirmer ou à nier. Or je n'ai jamais nié que cette faculté positive se formât en la volonté. Tant s'en faut, j'estime qu'elle s'y rencontre, non seulement dans les actions où elle n'est portée par aucune raison évidente vers un parti plutôt que vers un autre, mais encore dans toutes ses autres actions ; au point que, même lorsqu'une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique, moralement parlant, il soit difficile que nous puissions faire le contraire, absolument parlant néanmoins, nous le pouvons ; car il nous est toujours possible de nous empêcher de poursuivre un bien clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien, de témoigner par là notre libre arbitre. [..]
Une plus grande liberté consiste [...] ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous suivons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; mais si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive. Et ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées [...] indifférentes. [...]
Considérée maintenant dans les actions de la volonté, pendant qu'elles s'accomplissent, la liberté n'implique aucune indifférence [...] ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu'on le fait. Mais la liberté consiste dans la seule facilité d'exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu'une même chose. C'est en ce sens que j'ai écrit que j'étais porté d'autant plus librement vers quelque chose que j'étais poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et d'élan".
Descartes, Lettre au Père Mesland du 9 février 1645, trad. Alquié, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1989, t. III, p. 551-552.
Le Père Gibieuf.
"Je remarque aussi que la grandeur d'un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu'outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d'autant qu'il nous rend en quelque façon pareils à Dieu, et semble nous exempter de lui être sujets et que par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous nos biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d'où il suit que ce n'est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on par exemple que le repos d'esprit et la satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu'ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs."
Descartes, Lettre à la reine Christine de Suède - Egmond, 20 novembre 1647.
"Si l'homme n'était pas libre, toute idée de mal se réduirait au mal physique. C'est donc renverser l'ordre naturel des idées, que de vouloir prouver l'existence de la liberté par celle du bien et mal moral. C'est prouver une vérité qui n'est que de sentiment, c'est-à-dire de l'ordre le plus simple, par une vérité sans doute aussi incontestable, mais qui dépend d'une suite de notions plus combinées. Nous disons que l'existence de la liberté n'est qu'une vérité de sentiment, et non de la discussion ; il est facile de s'en convaincre. Car le sentiment de notre liberté consiste dans le sentiment du pouvoir que nous avons de faire une action contraire à celle que nous faisons actuellement ; l'idée de la liberté est donc celle d'un pouvoir qui ne s'exerce pas, et dont l'essence même est de ne pas s'exercer au moment que nous le sentons ; cette idée n'est donc qu'une opération de notre esprit, par laquelle nous séparons le pouvoir d'agir d'avec l'action même, en regardant ce pouvoir oisif (quoique réel) comme subsistant pendant que l'action n'existe pas. Ainsi la notion de la liberté ne peut être qu'une vérité de conscience. En un mot, la seule preuve dont cette vérité soit susceptible, est analogue à celle de l'existence des corps ; des êtres réellement libres n'auraient pas un sentiment plus vif de leur liberté que celui que nous avons de la nôtre ; nous devons donc croire que nous sommes libres. D'ailleurs quelles difficultés pourrait présenter cette grande question, si on voulait la réduire au seul énoncé net dont elle soit susceptible ? Demander si l'homme est libre, ce n'est pas demander s'il agit sans motif et sans cause, ce qui serait impossible ; mais s'il agit par choix et sans contrainte ; et sur cela il suffit d'en appeler au témoignage universel de tous les hommes. Quel est le malheureux, prêt à périr pour ses forfaits, qui ait jamais pensé à s'en justifier en soutenant à ses juges qu'une nécessité inévitable l'a entraîné dans le crime ? C'en est assez pour faire sentir aux Philosophes, combien les discussions métaphysiques sur la liberté sont inutiles à la tête d'un Traité de Morale. Vouloir aller en cette matière au-delà du sentiment intérieur, c'est se jeter tête baissée dans les ténèbres."
D'Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759, Chapitre VII, Fayard, 1999, p. 59-60.
"Prenons un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux , par lequel un homme a introduit un certain désordre dans la société, dont on recherche d'abord les raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources que l'on recherche dans la mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en partie aussi dans la méchanceté d'un naturel insensible à la honte, qu'on attribue en partie à la légèreté et à l'inconsidération, sans négliger les circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la série des causes déterminantes d'un effet naturel donné. Or, bien que l'on croie que l'action soit déterminée par-là, on n'en blâme pas moins l'auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, et non même pas à cause de sa conduite passée; car on suppose qu'on peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette conduite, et regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par rapport à l'état antérieur, comme si l'auteur commençait absolument avec elle une série de conséquences. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l'on regarde celle-ci comme une cause qui a pu déterminer autrement la conduite de l'homme, indépendamment de toutes les conditions empiriques nommées. Et l'on n'envisage pas la causalité de la raison comme une sorte de concours, mais comme complète en elle-même, alors même que les mobiles sensibles ne lui seraient pas du tout favorables, mais tout à fait contraires ; l'action est attribuée au caractère intelligible de l'auteur : il est entièrement coupable à l'instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l'action, la raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence."
Kant, Critique de la raison pure, 1781, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1980, p. 405-406.
Qui porte au mal.
Fourni par l'expérience.
"Donc, c'est la loi morale, dont nous avons immédiatement conscience (dès que nous formulons des maximes de la volonté), qui s'offre d'abord à nous et nous mène directement au concept de la liberté, en tant qu'elle est représentée par la raison comme un principe de détermination, que ne peut dominer aucune condition sensible et, bien plus, en est totalement indépendante. […]
Supposons que quelqu'un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu'il lui est tout à fait impossible d'y résister quand se présente l'objet aimé et l'occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l'y attacher aussitôt qu'il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu'il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d'une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu'il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand puisse t-il être. Il n'osera peut-être assurer qu'il le ferait ou qu'il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue."
Kant, Critique de la raison pratique, 1788, trad. Picavet, PUF, p. 29-30.
"On dit volontiers : ma volonté a été déterminée par ces mobiles, circonstances, excitations et impulsions. La formule implique d'emblée que je me suis ici comporté de façon passive. Mais, en vérité, mon comportement n'a pas été seulement passif ; Il a été actif aussi, et de façon essentielle, car c'est ma volonté qui a assumé telles circonstances à titre de mobiles, qui les fait valoir comme mobiles. Il n'est ici aucune place pour la relation de causalité. Les circonstances ne jouent point le rôle de cause et ma volonté n'est pas l'effet de ces circonstances. La relation causale implique que ce qui est contenu dans la cause s'ensuive nécessairement. Mais, en tant qu'être de réflexion, je puis dépasser toute détermination posée par les circonstances. Dans la mesure où l'homme allègue qu'il a été entraîné par des circonstances, des excitations, etc., il entend par là rejeter, pour ainsi dire, hors de lui-même sa propre conduite, mais ainsi il se réduit tout simplement à l'état d'être non-libre ou naturel, alors que sa conduite, en vérité, est toujours sienne, non celle d'un autre ni l'effet de quelque chose qui existe hors de lui. Les circonstances ou mobiles n'ont jamais sur les hommes que le pouvoir qu'il leur accorde lui-même."
Hegel, Propédeutique philosophique, 1811, Introduction, § 15, tr. fr. Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 32.
" JULIUS
- Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel.
LAFCADIO
- Je n'y vois pas de difficulté.
- Eh ! eh ! fit Julius, qui prétendait à la difficulté.
- Mais, romancier, qui vous empêche ? et du moment qu'on imagine, d'imaginer à souhait ?
- Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication.
- Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime.
- Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime ; il me suffit de motiver le criminel. Oui ; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime ; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé.
Lafcadio commençait à prêter une oreille plus attentive.
- Prenons-le tout adolescent : je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.
- Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.
- N'est-ce pas ! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...
- Jusqu'à la dissimulation.
- Inculquons-lui l'amour du risque.
- Bravo ! fit Lafcadio toujours plus amusé : S'il fait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point.
Ainsi tour à tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eût dit que l'un jouait à saute-mouton avec l'autre :
JULIUS. - Je le vois d'abord qui s'exerce ; il excelle aux menus larcins.
LAFCADIO. - Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'à ceux-là seuls, à l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter.
JULIUS. - A l'abri du besoin ; il est de ceux-là, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, quelque ruse...
LAFCADIO. - Et sans doute l'exposent peu.
JULIUS. - Je disais qu'il se plaît au risque. Au demeurant il répugne à l'escroquerie ; il ne cherche point à s'approprier, mais s'amuse à déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur.
LAFCADIO. - Puis l'impunité l'encourage...
JULIUS. - Mais elle le dépite à la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile.
LAFCADIO. - Il se provoque au plus risqué.
JULIUS. - Je le fais raisonner ainsi...
LAFCADIO. - Êtes-vous bien sûr qu'il raisonne ?
JULIUS, poursuivant. - C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime.
LAFCADIO. - Nous avons dit qu'il était très adroit.
JULIUS. - Oui ; d'autant plus adroit qu'il agira la tête froide. Songez donc : un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.
LAFCADIO. - C'est vous qui raisonnez son crime ; lui, simplement, le commet.
JULIUS. - Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison.
LAFCADIO. - Vous êtes trop subtil. Au point où vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle : un homme libre.
JULIUS. - À la merci de la première occasion."
André Gide, Les caves du Vatican, 1914, Paris, Folio, p. 205-207.
"Demander, par exemple, si l'homme peut commencer d'agir, n'est-ce pas se mettre hors de la situation humaine? Car l'homme ne cesse jamais d'agir ; il ne passe point de la pensée à l'action, mais plutôt son action se déroule sans interruption aucune, car il est toujours quelque part ; et, se tenir ici et non là, cela change tout. Sa pensée cependant suit ses actions, tantôt devant, tantôt derrière, plus ou moins approchée, adhérente, attentive, en sorte que l'action est tantôt machinale, tantôt imitée, tantôt réglée d'après la perception claire, comme on voit pour le pilote, qui tient toujours la barre, mais qui considère tantôt le profit, tantôt l'étoile, tantôt la risée. Agir c'est continuer, c'est réparer, c'est imprimer une flexion à cette ligne sinueuse d'action que nous laissons dans le monde. Ainsi nos moyens dépendent d'actions, et nos motifs aussi. Un pauvre ne délibère point sur l'emprunt japonais. Le chirurgien délibère en agissant. Ses explorations sont déjà des actions, et toutes ses études de même. César passe le Rubicon toute sa vie. Et il est vrai qu'une action en entraîne une autre ; mais cet enchaînement qui tient le fou est ce qui donne force au sage. Hercule retrouve le célèbre carrefour à chaque moment. Mais ses actions passées sont de puissants motifs contre le doute, la peur ou la fatigue. Le libre vouloir, et efficace, ne doit donc pas être pris comme une force qui intervient, ni être représenté par les moyens de l'analyse mécanicienne. Au reste peut-on être libre en théorie. Libre hors de l'action? Libre quand on se demande si on est libre ? Tous les exemples ici sont des exemples de professeur. Une action simplement possible n'est jamais libre, parce que ce n'est pas une action".
Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau, 1925, Gallimard, p. 166-168.
"Une proposition n'est reconnue évidente que lorsque l'esprit s'en sépare, s'oppose à elle, et affirme qu'elle s'impose à lui. Ce que nous jugeons évident est ce que nous jugeons qu'il nous faut nécessairement subir.
Mais pour que cette nécessité soit reconnue, il faut que nous considérions que nous sommes distincts de cette nécessité, c'est-à-dire que nous sommes libres. En effet l'affirmation de la nécessité dans l'évidence est indiscutablement liée à celle de la liberté de l'Esprit. se reconnaître contraint à l'affirmation d'une vérité, c'est reconnaître qu'avant de subir cette détermination, on était capable d'être déterminé autrement, on était libre, autrement dit. La condition de la reconnaissance de l'évidence c'est donc, dans l'esprit; le sentiment de sa liberté. Il faut que l'esprit, en présence de ce dont il a à juger, sente, sache qu'il un juge dont la sentence ne peut être déterminée que par des raisons.
Mais ces raisons mêmes qui le déterminent ne sauraient être extérieures, n'avoir aucun rapport avec lui, ne sauraient être des raisons qui le contraindraient absolument. Car ce ne seraient pas alors des raisons, mes des nécessités brutales. Le propre des raisons, c'est de représenter dans les choses la nature absolue de l'esprit. Il faut que l'esprit, pour reconnaître une chose comme vraie, pour se reconnaître obligé d'affirmer la vérité de cette chose, aperçoive en elle des raisons d'être affirmée, qui expriment en elle sa propre nature à lui. De là vient que, quand nous formons une proposition que nous jugeons vraie, nous ne pensons pas que par là nous aliénons notre liberté. Affirmer une chose comme vraie, ce n'est pas subir une contrainte imposée du dehors, mais bien proclamer la loi de notre propre nature, loi, qui, au lieu de nous contraindre, de nous diminuer, de nous réduire, nous réalise au contraire, nous développe en nous unissant aux choses. L'évidence ne vient pas du dehors, mais du dedans. Ce n'est pas quelque chose d'imposé du dehors à l'esprit, mais quelque chose de projeté par lui."
Jules Lagneau, Célèbres leçons, P.U.F, 1950, p. 109.
"Il n'y a aucun doute que la prise de conscience que l'homme est un animal et que le désir de nous voir faire partie de la nature soient l'argument philosophique fondamental en faveur du déterminisme laplacien et de la théorie de la fermeture causale du Monde 1. Je crois que la raison est juste ; si la nature était entièrement déterministe, le royaume des activités humaines le serait aussi. Il n'y aurait, en fait, aucune action, mais tout au plus l'apparence d'actions. Mais l'argument opposé est également solide. Si l'homme est libre, au moins en partie, la nature l'est aussi ; et le Monde 1, physique, est ouvert. Et il y a toutes les raisons de croire l'homme libre, du moins en partie. Le point de vue opposé - celui de Laplace - mène à la prédestination. Il conduit à l'idée que, il y a des milliards d'années, les particules élémentaires du Monde 1 contenaient la poésie d'Homère, la philosophie de Platon et les symphonies de Beethoven, comme une graine contient la plante ; il mène à l'idée que l'histoire humaine est prédestinée et, avec elle, toutes les manifestations de la créativité humaine. Et la version de la théorie quantique est tout aussi mauvaise. Elle fait de la créativité humaine une question de simple hasard. Il y a sans doute un élément de hasard. Cependant, la théorie selon laquelle la création d'oeuvres d'art ou de musique peut, en dernière analyse, être expliquée en termes de chimie ou de physique me paraît absurde. Dans la mesure où la création musicale peut être expliquée, elle doit l'être, au moins en partie, en faisant intervenir l'influence d'autres musiques (qui stimulent aussi la créativité des musiciens) et, ce qui est plus important, en faisant intervenir la structure, les lois et les contraintes internes qui jouent un rôle si important dans la musique et dans tous les autres phénomènes du Monde 3 - lois et contraintes dont l'assimilation et parfois le refus sont d'une très grande importance pour la créativité des musiciens. Ainsi, notre liberté, et surtout notre liberté de créer est soumise clairement aux restrictions des trois Mondes. Si Beethoven, par quelque infortune, avait été sourd de naissance, il ne serait pas devenu compositeur. En tant que compositeur, il soumit librement sa liberté d'inventer aux restrictions structurales du Monde 3. Le Monde 3, autonome, fut celui où il fit ses découvertes les plus grandes et les plus authentiques, libre qu'il était de choisir son chemin, comme un explorateur dans l'Himalaya, mais étant aussi limité à la fois par le chemin choisi jusque-là et par les suggestions et les restrictions internes du nouveau monde ouvert qu'il était en train de découvrir."
Popper, L'Univers irrésolu. Plaidoyer pour l'indéterminisme, 1982, trad. R. Bouveresse, Ed. Hermann, p.105.
"La douleur et la fatigue ne peuvent jamais être considérées comme des causes qui « agissent » sur ma liberté, et […] si j'éprouve de la douleur ou de la fatigue à un moment donné, elles ne viennent pas du dehors, elles ont toujours un sens, elles expriment mon attitude à l'égard du monde. La douleur me fait céder et dire ce que j'aurais dû taire, la fatigue me fait interrompre mon voyage, nous connaissons tous ce moment où nous décidons de ne plus supporter la douleur ou la fatigue et où, instantanément, elles deviennent insupportables en effet. La fatigue n'arrête pas mon compagnon, parce qu'il aime son corps moite, la brûlure de la route et du soleil et, enfin, parce qu'il aime à se sentir au milieu des choses, à concentrer leur rayonnement, à se faire regard pour cette lumière, toucher pour cette écorce. Ma fatigue m'arrête parce que je ne l'aime pas, parce que j'ai autrement choisi ma manière d'être au monde, et que, par exemple, je ne cherche pas à être dans la nature, mais plutôt à me faire reconnaître par les autres. […] L'alternative rationaliste : ou l'acte libre est possible, ou il ne l'est pas, ou l'événement vient de moi, ou il est imposé par le dehors, ne s'applique pas à nos relations avec le monde et avec notre passé. Notre liberté ne détruit pas notre situation, mais s'engrène sur elle : notre situation, tant que nous vivons, est ouverte."
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, IIIe partie, § III (« La liberté »), p. 504-505.
"L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédosyphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faudrait des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne paraît « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. Encore ne peut-il se manifester de l'une ou l'autre manière qu'à l'intérieur d'un complexe-ustensile déjà établi. Sans les pics et les piolets, les sentiers déjà tracés, la technique de l'ascension, le rocher ne serait ni facile ni malaisé à gravir ; la question ne se poserait pas, il ne soutiendrait aucun rapport d'aucune sorte avec la technique de l'alpinisme."
Sartre, L'Être et le Néant, 1943, coll. Tel, éd. Gallimard, 1972, p. 538-539.
"[…] tout ce qui m'arrive est mien ; il faut entendre par là, tout d'abord, que je suis toujours à la hauteur de ce qui m'arrive, en tant qu'homme, car ce qui arrive à un homme par d'autres hommes et par lui-même ne saurait être qu'humain. Les plus atroces situations de la guerre, les pires tortures ne créent pas d'état de choses inhumain : il n'y a pas de situation inhumaine ; c'est seulement par la peur, la fuite et le recours aux conduites magiques que je déciderai de l'inhumain ; mais cette décision est humaine et j'en porterai l'entière responsabilité. Mais la situation est mienne en outre parce qu'elle est l'image de mon libre choix de moi-même et tout ce qu'elle me présente est mien en ce que cela me représente et me symbolise. N'est-ce pas moi qui décide du coefficient d'adversité des choses et jusque de leur imprévisibilité en décidant de moi-même ? Ainsi n'y a-t-il pas d'accidents[1] dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m'entraîne ne vient pas du dehors : si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d'abord parce que je pouvais toujours m'y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu'il s'agit d'envisager une situation. Faute de m'y être soustrait, je l'ai choisie ; ce peut être par veulerie[2], par lâcheté devant l'opinion publique, parce que je préfère certaines valeurs à celle du refus même de faire la guerre (l'estime de mes proches, l'honneur de ma famille, etc.). De toute façon, il s'agit d'un choix. Ce choix sera réitéré par la suite d'une façon continue jusqu'à la fin de la guerre ; il faut donc souscrire au mot de J. Romains : « À la guerre, il n'y a pas de victimes innocentes. » Si donc j'ai préféré la guerre à la mort ou au déshonneur, tout se passe comme si je portais l'entière responsabilité de cette guerre. Sans doute, d'autres l'ont déclarée et l'on serait tenté, peut-être, de me considérer comme simple complice. Mais cette notion de complicité n'a qu'un sens juridique ; ici, elle ne tient pas : car il a dépendu de moi que pour moi et par moi cette guerre n'existe pas et j'ai décidé qu'elle existe. Il n'y a eu aucune contrainte, car la contrainte ne saurait avoir aucune prise sur une liberté ; je n'ai eu aucune excuse, car, ainsi que nous l'avons dit et répété dans ce livre, le propre de la réalité-humaine, c'est qu'elle est sans excuse. Il ne me reste donc qu'à revendiquer cette guerre. Mais, en outre, elle est mienne parce que, du seul fait qu'elle surgit dans une situation que je fais être et que je ne puis l'y découvrir qu'en m'engageant pour ou contre elle, je ne puis plus distinguer à présent le choix que je fais de moi du choix que je fais d'elle : vivre cette guerre, c'est me choisir par elle et la choisir par mon choix de moi-même. Il ne saurait être question de l'envisager comme « quatre ans de vacances » ou de « sursis », comme une « suspension de séance », l'essentiel de mes responsabilités étant ailleurs, dans ma vie conjugale, familiale, professionnelle. Mais dans cette guerre que j'ai choisie, je me choisis au jour le jour et je la fais mienne en me faisant. Si elle doit être quatre années vides, c'est moi qui en porte la responsabilité. Enfin, comme nous l'avons marqué au paragraphe précédent, chaque personne est un choix absolu de soi à partir d'un monde de connaissances et de techniques que ce choix assume et éclaire à la fois ; chaque personne est un absolu jouissant d'une date absolue et parfaitement impensable à une autre date. Il est donc oiseux de se demander ce que j'aurais été si cette guerre n'avait pas éclaté, car je me suis choisi comme un des sens possibles de l'époque qui menait insensiblement à la guerre ; je ne me distingue pas de cette époque même, je ne pourrais être transporté à une autre époque sans contradiction. Ainsi suis-je cette guerre qui borne et limite et fait comprendre la période qui l'a précédée. En ce sens, à la formule que nous citions tout à l'heure : « il n'y a pas de victimes innocentes » ; il faut, pour définir plus nettement la responsabilité du pour-soi, ajouter celle-ci : « On a la guerre qu'on mérite. » Ainsi, totalement libre, indiscernable de la période dont j'ai choisi d'être le sens, aussi profondément responsable de la guerre que si je l'avais moi-même déclarée, ne pouvant rien vivre sans l'intégrer à ma situation, m'y engager tout entier et la marquer de mon sceau, je dois être sans remords ni regrets comme je suis sans excuse, car, dès l'instant de mon surgissement à l'être, je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que rien ni personne ne puisse l'alléger".
Sartre, L'Être et le Néant, 1943, IVe partie, chap. I, 1942, Éd. Gallimard.
[1] Accidents : événements dont je ne suis pas responsable.
[2] Veulerie : faiblesse de caractère, mollesse.
"Il faut, en outre, préciser contre le sens commun que la formule "être libre" ne signifie pas "obtenir ce qu'on a voulu", mais "se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-même". Autrement dit, le succès n'importe aucunement à la liberté. La discussion qui oppose le sens commun aux philosophes vient ici d'un malentendu : le concept empirique et populaire de "liberté" produit de circonstances historiques, politiques et morales, équivaut à "faculté d'obtenir les fins choisies". Le concept technique et philosophique de liberté, le seul que nous considérions ici, signifie seulement : autonomie du choix. Il faut cependant noter que le choix étant identique au faire suppose, pour se distinguer du rêve et du souhait, un commencement de réalisation. Aussi, ne dirons-nous pas qu'un captif est toujours libre de sortir de prison, ce qui serait absurde, ni non plus qu'il est toujours libre de souhaiter l'élargissement, ce qui serait une lapalissade sans portée, mais qu'il est toujours libre de chercher à s'évader (ou à se faire libérer) - c'est-à-dire que, quelle que soit sa condition, il peut pro-jeter son évasion et s'apprendre à lui-même la valeur de son projet par un début d'action."
Sartre, L'Être et le néant, 1943.
QUESTIONS :
1/ Dégager l'idée principale du texte à partir de l'étude de ses articulations.
2/ Expliquer les phrases suivantes :
- « Il faut, en outre, préciser contre le sens commun que la formule "être libre" ne signifie pas "obtenir ce qu'on a voulu", mais "se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-même" »
- « Le concept technique et philosophique de liberté, le seul que nous considérions ici, signifie seulement : autonomie du choix. »
3/ Sujet de réflexion :
Sommes-nous toujours libres ?
"Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais l'expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni dernière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l'homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme".
Sartre, L'existentialisme est un humanisme, 1946, Folio essais, p. 39-40.
"Tout acte, envisagé non pas du point de vue de l'agent, mais dans la perspective du processus dans le cadre duquel il se produit et dont il interrompt l'automatisme, est un « miracle » - c'est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s'attendre. S'il est vrai que l'action et le commencement sont essentiellement la même chose, il faut conclure qu'une capacité d'accomplir des miracles compte aussi au nombre des facultés humaines. Cela paraît plus étrange que ce ne l'est en fait. Il est dans la nature même de tout nouveau commencement qu'il fasse irruption dans le monde comme une « improbabilité infinie », mais c'est précisément cet infiniment improbable qui constitue en fait la texture de tout ce que nous disons réel. Toute notre existence repose, après tout, pour ainsi dire sur une chaîne de miracles, la naissance de la terre, l'évolution du genre humain à partir des espèces animales. Car du point de vue des processus de l'univers et de la nature, et de leurs probabilités statistiquement accablantes, la naissance de la terre à partir de processus cosmique, la formation de la vie organique à partir de processus inorganiques, enfin l'évolution de l'homme à parti de processus de la vie organique sont toute des improbabilités infinie, ce qu'on appelle couramment des « miracles »".
Hannah Arendt, "Qu'est-ce que la liberté ?", 1960, in La Crise de la culture, tr. fr. Agnès Faure et Patrick Lévy, Folio, p. 220.
"[…] l'homme est libre : essentiellement et totalement. La liberté n'est pas un certain attribut particulier à l'homme – comme si, outre les propriétés variées qui servent à définir son essence (par exemple d'être doué de raison, ou fait pour la vie en commun), l'homme offrait cette particularité ou caractéristique supplémentaire d'être libre. Non, l'homme n'est pas libre de cette manière-là, même essentiellement. À plus forte raison n'est-il pas « libre » au sens adjectival ou épithétique de ce mot, c'est-à-dire par accident, et comme on est, entre autres choses, brachycéphale : car cela signifierait qu'un homme peut n'être pas essentiellement libre et, néanmoins, rester substantiellement un homme. Peut-on concevoir un homme substantiellement humain, et qui pourtant soit essentiellement un serf et un esclave de naissance ? À proprement parler l'homme n'est libre ni essentiellement ni accidentellement : il est bien plutôt la liberté elle-même, la liberté en personne ; il est toute liberté et rien que liberté."
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 7-8.
"La liberté de l'âme humaine existe […]. Elle est même la grandeur et la noblesse de notre existence. Elle est notre destin. Pour le biologiste, cette liberté-là marque de son sceau l'étrange événement qui survint, dans l'histoire de la vie sur terre, le jour où l'espèce humaine eut l'audace de dire non aux règles du jeu qui, depuis plus de trois milliards d'années, paraissaient définir la vie animale. Non à ce que l'homme appela cruauté, dans une nature où les idées mêmes de clémence et de bonté n'ont aucun sens. Non à l'injustice que représente la sélection naturelle, assassinant le faible au profit du fort. Oui au respect de l'individu, c'est-à-dire à l'inverse d'un système biologique naturel où l'individu ne signifie rien et seule semble compter la survie de l'espèce. Cette révolte, cette résolution, je veux dire le développement presque incongru d'un univers moral chez un être vivant, qui, par ailleurs, conserve tous les attributs physiques de la vie animale, voilà assurément des marques éclatantes de ce que nous appelons liberté. […] L'homme, assurément, malgré ses erreurs, tout son aveuglement, toutes ses turpitudes, l'homme est un animal moral, c'est-à-dire un juge dégagé tant bien que mal des coercitions biologiques dans lesquelles tous les êtres vivants semblaient jusque-là englués. Cette libération, cette révolte, cette liberté, voilà la grande aventure de l'homme."
Jean Hamburger, Préface au livre de Paul Amselek : Science et détermine. Éthique et liberté, 1988, PUF, p. 13-14.
"La liberté ou libre-arbitre est un attribut de la structure ontologique de l'être humain : elle correspond à l'étonnante faculté psychique, dont ce dernier se trouve doté, de s'autodéterminer, de s'autoconduire, d'initier les comportements de sa personne en fonction des desseins qu'il arrête mentalement au terme d'un processus, plus ou moins approfondi ou abrégé selon les circonstances, de calcul et de délibération. L'homme, à l'image du dieu Liber, a le pouvoir magique de faire germer de l'intérieur, à partir de son esprit, les actes qu'il développe extérieurement : il peut, comme par enchantement, déclencher les mouvements de sa personne en en prenant la décision, en en formant la volonté."
Paul Amselek, Science et détermine. Éthique et liberté, 1988, Conclusion, PUF, p. 149-150.
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