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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Hors des sentiers battus
La nature créatrice

  "J'ai à montrer maintenant l'action exercée par une force naturelle créatrice d'ordre et de beauté. Mais il faut dire d'abord en quelques mots ce qu'est cette force, afin que ma démonstration s'entende mieux. Certaines gens, en effet, croient à l'existence d'une force naturelle dépourvue de raison : les mouvements qu'elle détermine dans les corps se suivent en vertu d'une nécessité aveugle, d'autres philosophes admettent qu'il y a dans la nature une puissance rationnelle, amie de l'ordre, qui procède avec méthode, fait connaître les desseins dont elle poursuit l'exécution et dont nul art, nulle main humaine, nul artisan ne peut en l'imitant égaler l'habileté. Telle est la vertu de la semence qu'en dépit de sa petitesse, pourvu qu'elle tombe dans un terrain accueillant qui l'enveloppe ainsi qu'il convient, pourvu qu'elle soit pourvue des éléments qui lui permettent de se nourrir et de se développer, elle forme, elle mène à bien un être toujours conforme à un type spécifique bien défini et qui tantôt sera capable seulement de s'alimenter au moyen de ses racines, tantôt pourra se mouvoir, sentir et désirer, engendrer de lui-même des êtres semblables à lui. D'autres donnent le nom de nature à l'ensemble des choses existantes; ainsi fait Épicure qui distingue dans cet ensemble les corps, le vide et les accidents. Nous, quand nous disons que la nature forme et gouverne le monde, nous avons en vue une sorte de production qui ne ressemble pas à une motte de terre ou à un fragment de roche ou à tout autre objet dont les parties n'ont point de lien organique les unes avec les autres; elle ressemble à un arbre ou à un animal, objets où rien n'arrive en vertu de rencontres fortuites, où règne l'ordre et que l'on peut comparer à une oeuvre d'art.
  Que si les végétaux fixés au sol par leurs racines croissent et prospèrent grâce à l'art de la nature, il faut que la terre elle-même participe de cette force inhérente à la nature; puisque, fécondée par les semences qu'elle reçoit, elle engendre toute sorte de plantes, que la vie se répand de son sein, qu'elle alimente les êtres qu'elle a produits et en assure le développement, c'est qu'elle-même à son tour reçoit sa nourriture d'éléments qui lui sont extérieurs et de qualité plus haute. Et d'autre part elle entretient, par les vapeurs qu'elle exhale, l'air, l'éther et tous les corps supérieurs. Mais si la nature maintient la terre en état de produire généreusement, elle dispense le même bienfait au reste du monde : les végétaux sont liés au sol, mais les êtres animés se conservent en vie grâce au souffle de l'air qui les baigne : l'air voit, entend, émet des sons avec nous, sans lui la vision, l'ouïe, la parole sont impossibles. Même encore il se déplace avec nous ; partout où nous passons, de quelque côté que nous nous mouvions, l'air semble se retirer pour nous faire place. Les corps, quels qu'ils soient, qui se portent vers le centre du monde qui est la région la plus bas située, ceux aussi qui s'élèvent vers les régions supérieures et ceux qui tournent autour du centre ne forment qu'un seul et même monde où tout se tient. Et, comme il y a quatre sortes de corps, c'est par le passage qui se fait constamment de l'un à l'autre que se manifeste cette interdépendance. L'eau sort de la terre, l'air de l'eau, l'éther de l'air et inversement l'éther s'épaissit en air, l'air se condense en eau, l'eau se solidifie en terre et l'on retombe ainsi au plus bas. Ces éléments qui entrent dans la composition de tous les êtres ne cessant de se mouvoir ainsi, tantôt vers le haut, tantôt vers le bas, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant, toutes les parties du monde se trouvent donc liées entre elles. Ou bien cette union doit subsister toujours et le monde restera équipé comme nous le voyons, ou bien elle doit durer un temps très long presque impossible à mesurer. Quel que soit le parti qu'on veuille adopter il suit de là que la nature gouverne le monde. Quelle manœuvre d'une force navale, quelle armée rangée dans le plus bel ordre ou, pour revenir aux productions naturelles, quel arbre, quelle signe donnant le spectacle de sa croissance, quel animal achevé en son genre, dont nous admirons la structure, ont jamais manifesté l'art incomparable de la nature aussi clairement que le fait le monde lui-même? Ou bien donc il n'existe rien qui soit régi par une nature consciente du but auquel elle tend ou il faut reconnaître que le monde l'est. Lui qui produit les autres êtres et communique aux semences leur force de développement, comment pourrait-il ne pas être lui-même une chose que la nature anime et gouverne? Dira-t-on que les dents et la barbe poussent en vertu d'une force naturelle de croissance, mais que l'homme qui en est porteur ne doit rien à cette même force? Ce serait ne pas comprendre qu'une chose qui en produit d'autres doit posséder à un plus haut degré les activités qui sont dans ses effets.

  De tous les êtres à l'existence desquels pourvoit la nature le monde renferme la raison séminale, il les engendre si l'on peut dire, prend soin de leur développement, les alimente, ces êtres font partie de lui, tels les membres qui reçoivent leur nourriture du corps auxquels ils appartiennent. Que si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu'aucun reproche ne puisse lui être adressé, car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s'exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur. Qu'on nous montre qu'elle aurait pu mieux faire. Mais personne ne le montrera jamais et, si quelqu'un voulait corriger l'un des ouvrages de la nature, ou bien il le gâterait ou bien laisserait subsister l'imperfection qui était inévitable. Si toutes les parties du monde sont disposées de telle façon qu'elles ne pouvaient être mieux adaptées à l'usage, ni plus belles d'aspect, voyons maintenant si tout cela s'est fait par hasard ou si les choses n'ont pu se combiner de la sorte que par l'intervention d'une nature consciente du but qu'elle vise et d'une providence divine. Si les productions naturelles sont supérieures à celles de l'art humain, puisqu'il n'est pas d'ouvrage d'art à la naissance duquel la raison n'ait eu part, la nature ne doit pas non plus être privée de raison. Quand on voit une statue, ou un tableau, on sait que pareil objet est l'œuvre d'un artiste, quand on aperçoit de loin un navire qui se déplace on ne met pas en doute l'existence d'un marin qui le dirige conformément aux règles de la science nautique et de même le spectacle d'un cadran solaire avec ses lignes nettement tracées ou d'une clepsydre nous oblige à comprendre que les indications données par ces appareils ne sont point fortuites, mais calculées par le constructeur : qui convient de tout cela peut-il supposer que le monde où ces ouvrages mêmes et leurs auteurs et toutes choses ont leur place naturelle se soit formé sans que le calcul réfléchi y fût pour rien? Si l'on transportait en Scythie ou en Bretagne cette sphère qu'a construite naguère mon ami Posidonius et qui, dans ses révolutions successives, montre le soleil, la lune et les cinq planètes tournant, comme ces astres le font dans le ciel, jours après jours, nuits après nuits, lequel parmi les habitants de ces pays barbares hésiterait à considérer cette sphère comme un parfait exemple de ce que peut le calcul ?
  Et voici des gens qui se demandent si le monde où tous les êtres trouvent leur principe et les conditions de leur devenir ne s'est pas fait de lui-même par une suite de rencontres fortuites ou en vertu d'une nécessité aveugle, plutôt que de voir en lui le produit d'une raison et d'une intelligence divines; d'où cette conséquence que selon eux Archimède en représentant les révolutions de la sphère céleste s'est élevé plus haut que la nature en les instituant, absurdité d'autant plus forte qu'à bien des égards le modèle atteste plus d'habileté que la copie. Il y a dans Attius un berger qui n'avait jamais vu de bateau avant le moment où il aperçoit de loin, du haut d'une montagne, le navire divin des Argonautes; surpris par ce spectacle tout nouveau et effrayé, il parle ainsi : « Une masse énorme glisse sur les flots, frémissante, fendant l'air à grand bruit; les vagues se soulèvent et retombent devant elle, des remous violents marquent son passage, elle plonge de l'avant, couvre la mer d'écume, est repoussée par le vent. Tantôt on croirait voir rouler un nuage épais prêt à crever, tantôt c'est un rocher que vents et tempête semblent vouloir projeter dans les airs, ou encore un tourbillon soulevé par des courants se heurtant avec force. Faut-il penser que la mer s'apprête à dévaster la terre ou que Triton, arrachant de son trident tout au fond de l'abîme quelque énorme pierre, la lance vers le ciel ? » Il commence donc par ne pas savoir quelle est cette chose inconnue qu'il voit, puis quand il aperçoit les jeunes navigateurs et entend leur chant de bateliers, il dit : « les dauphins d'un joyeux élan fendent les flots, des claquements retentissent », et un peu plus tard : « des accents mélodieux pareils au chant de Silvanus parviennent à mes oreilles », et il ajoute bien d'autres détails. Ainsi tandis qu'au premier abord il a cru voir quelque chose d'inanimé, d'insensible, sur des indices plus clairs il commence à soupçonner ce qu'est cet objet qui l'avait frappé d'une telle surprise; de même les philosophes, si le premier aspect du monde les a confondus, ont dû ensuite, quand ils eurent perçu la constance de certains mouvements qui toujours s'achèvent de même façon, quand ils se furent rendu compte de l'ordre fixe régnant partout, connaître non seulement que la demeure céleste et divine a un habitant, mais que celui qui l'habite exerce sur le monde une action directrice, qu'il est en quelque sorte l'architecte d'un si grand ouvrage et veille à son entretien."

 

Cicéron, De la nature des dieux, 45 av. J.-C., Livre II, XXXIII-XXXV, tr. fr. Charles Appuhn, Classiques Garnier, p. 181-191.



  "La nature crée et ne produit pas ; elle offre des ressources à une activité créatrice et productive de l'homme social ; mais elle fournit des valeurs d'usage et toute valeur d'usage (tout produit en tant qu'il n'est pas échangeable) retourne vers la nature ou fait fonction de bien naturel. La terre et la nature ne se séparent évidemment pas.
  La nature produit-elle ? C'est le sens initial du mot : conduire et mener en avant, faire sortir de la profondeur. Pourtant, la nature ne travaille pas ; et même c'est un trait qui la caractérise : elle crée. Ce qu'elle crée, à savoir des « êtres » distincts, surgit et apparaît. Elle les ignore (si l'on ne suppose pas, dans la nature, un dieu calculateur, une providence). Un arbre, une fleur, un fruit ne sont pas des « produits », même dans un jardin. La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. « N'a souci d'être vue » (Angelus Silesius). Elle ne sait pas qu'elle est belle, qu'elle sent bon, qu'elle présente une symétrie d'ordre n, etc. Comment ne pas suivre ou reprendre ces questions ? La « nature » ne peut opérer suivant la même finalité que l'être humain. Ce qu'elle crée, ces « êtres » sont des œuvres : ils ont « quelque chose » d'unique, bien qu'appartenant à un genre et à des espèces : cet arbre, cette rose, ce cheval. La nature se présente comme le vaste terrain des naissances. Les « choses » naissent, croissent et mûrissent ; elles se flétrissent et meurent."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 85-86.

 

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Date de création : 09/10/2015 @ 11:14
Dernière modification : 09/10/2015 @ 11:14
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