"Nous ignorons la nature vierge, notre paysage est ostensiblement asservi à l'homme ; parfois il nous paraît sauvage, non point qu'il soit réellement tel, mais parce que les échanges se sont produits sur un rythme plus lent (comme en forêt) ou encore – dans les montagnes – parce que les problèmes posés étaient si complexes que l'homme, au lieu de leur donner une réponse systématique, a réagi au cours des siècles par une multitude de démarches de détail ; les solutions d'ensemble qui les résument, jamais nettement voulues ou pensées comme telles, lui apparaissent du dehors avec un caractère primitif. On les prend pour une sauvagerie authentique du paysage, alors qu'elles résultent d'un enchaînement d'initiatives et de décisions inconscientes.
Mais même les plus rudes paysages d'Europe offrent une ordonnance, dont Poussin a été l'incomparable interprète. Allez en montagne : remarquez le contraste entre les pentes arides et les forêts ; l'étagement de celles-ci au-dessus des prairies, la diversité des nuances dues à la prédominance de telle ou telle essence végétale selon l'exposition ou le versant – il faut avoir voyagé en Amérique pour savoir que cette harmonie sublime, loin d'être l'expression spontanée de la nature, provient d'accords longuement cherchés au cours d'une collaboration entre le site et l'homme. Celui-ci admire naïvement les traces de ses entreprises passées.
En Amérique habitée, aussi bien du Nord que du Sud (exception faire des plateaux andins, du Mexique et de l'Amérique centrale, où une occupation plus dense et plus persistante rapproche de la situation européenne) nous n'avons le choix qu'entre une nature si impitoyablement domptée qu'elle est devenue usine de plein air plutôt que campagne (je pense aux champs de canne des Antilles et à ceux de maïs dans la corn-belt) et une autre qui – comme celle que je considère en ce moment – a été suffisamment occupée par l'homme pour lui donner le temps de la saccager, mais pas assez pour qu'une lente et incessante cohabitation l'ait élevée au rang de paysage. Dans les environs de São Paulo, comme plus tard dans l'État de New-York, le Connecticut et même les montagnes rocheuses, j'apprenais à me familiariser avec une nature plus farouche que la nôtre parce que moins peuplée et moins cultivée, et pourtant privée de fraîcheur véritable : non point sauvage, mais déclassée."
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, p. 102-103.
"La monotonie des océans de blés par exemple dans le Middle-west américain, sillonnés de moissonneuses isolées, saupoudrés contre les parasites par des avions, offre comme « nature » aussi peu de « patrie » (avec bien moins de relations sociales) que le complexe industriel le fait comme « culture ». Ici la « surnaturalisation » est en plein cours et elle se manifeste comme dénaturation. « Humanisation de la nature » ? tout au contraire, l'aliénation, non seulement par rapport à elle-même, mais même par rapport à l'homme. Et davantage encore si nous passions de l'exemple végétal à l'exemple animal, aux usines de couvaison et d'oeufs qui alimentent aujourd'hui les supermarchés, en comparaison desquelles le poulailler rural avec son coq a presque l'allure d'un jardin zoologique ! L'avilissement ultime d'organismes doués de sens, capables de mouvement, sensibles et pleins d'énergie vitale, réduits à l'état de machines à pondre et de machine à viande, privés d'environnement, enfermés à vie, artificiellement éclairés, alimentés automatiquement, n'a presque rien en commun avec la nature, et il ne saurait être question d' « ouverture » ni de « proximité » à l'égard de l'homme. Il en va de même des prisons d'engraissement pour la fabrication de la viande de boeuf et ainsi de suite...
Le paradoxe que Bloch ne voit pas est que c'est justement la nature non changée par l'homme et non exploitée, la nature « sauvage » qui est la nature « humaine » à savoir celle qui parle à l'homme et que celle qui lui est totalement soumise est la nature inhumaine tout court".
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979, tr. fr. Jean Greisch, Champ Flammarion, 1990, p. 400.
"Quand l'environnement apparaît, si l'on en croit François Ewald, la nature disparaît : la crise signifierait la fin de la nature. La nature n'existe plus, la terre, de plus en plus, est notre fabrication. Bref, nous aurions si bien réalisé l'ambition cartésienne que nous voilà non pas « comme » mais tout de bon, « maîtres et possesseurs de la nature ». C'est d'ailleurs pourquoi nous en sommes responsable : la nature, comme matière extérieure et neutre dont nous pouvions faire ce que nous voulions, et à l'égard de laquelle nous n'avions aucune responsabilité, n'existe plus. Elle est notre œuvre, nous y avons placé notre volonté, elle est notre pouvoir, et nous en sommes comptables devant les générations futures. La crise, ainsi, marquerait l’accomplissement de la modernité.
La thèse de la fin de la nature est celle de sa complète intelligibilité. On affirme avoir déchiffré le génome humain. « Il n'y a plus de mystère », dit-on, confondant le non encore connu et l'irrationnel Comme si, dire que la nature existe encore, c'était vouloir lui garder son secret, son sacré : attitude, certes, obscurantiste et religieuse. Mais la question n'est pas là : elle est simplement que nous ne connaissons pas tout, et devons en tenir compte. Plus nous savons, plus se révèlent la complexité du monde et l'immensité de ce que nous ignorons encore. Affirmer la fin de la nature est une thèse dangereuse, car cela ne permet pas de prendre en compte l’insuffisance, pourtant prévisible, de nos connaissances. La thèse de la fin de la nature est celle de sa complète maîtrise. Tout ce qui nous entoure et dont notre vie dépend porte la marque des activités techniques de l'homme : les forêts, les campagnes mises en valeur, les villes, les véhicules, les objets que nous utilisons quotidiennement et qui nous lient à de vastes réseaux d'infrastructures. Certes, mais, pas plus que ne le font l'agriculture et la foresterie, l'industrialisation et l'urbanisation n'interrompent les processus naturels : elles les infléchissent. Plus encore, à l'artificialisation de la nature correspond la naturalisation de nos artifices. Combien d'objets, produits et sous-produits, échappent notre contrôle ? Déchets, gaz d'échappement des voitures, fumées d'usines, nitrates et pesticides répandus sur les terres, tous ces effluents, tous ces objets abandonnés ont un avenir naturel que nous ne maîtrisons pas. Il n'y a pas de technosphère, mais une technonature, qui comprend nos œuvres : celles que nous construisons avec les processus naturels, et celles qui nous quittent et dont le devenir naturel échappe à notre maintenance."
Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 9-10.
"L'idée est maintes fois reprise que la nature n'existe plus. Que depuis l'origine lointaine de l'humanité, il n'y ait plus de lieu où la « main de l'homme n'ait jamais mis pieds », que les systèmes écologiques de la planète soient toujours déjà anthropisés, que la nature vierge soit donc un mythe et que nous vivions entourés de paysages façonnés par des générations de paysans, on en induit qu'il n'y a tout simplement plus de nature. Si tout n'est pas artifice, tout est susceptible de le devenir. On voit dans cet effacement de la nature non la remise en cause de la modernité, mais son triomphe. « Pourquoi s'opposer à cette victoire de l'artificialité ? » s'exclame ainsi Dagognet, et d'expliquer, à la suite de Diderot et de Kant, que la nature n'existe pas sans nous : « Qu'est-elle elle-même ou que serait-elle sans l'homme ? [...] Plantes et bêtes, à l'égal du paysage, laissés eux-mêmes, à l'état brut, annulent leurs caractères et s'étiolent [...]. Si d'un côté le monde nous devance et semble pouvoir se dresser sans nous, voire contre nous, il court rapidement à sa perte si nous ne l'entretenons pas ». Réactualisant les considérations les plus anthropocentriques de Buffon, Dagognet ne cesse d'affirmer que la nature s'alanguirait si notre technosphère ne la réveillait constamment. On en vient à se demander comment l'évolution, dont nous sommes issus, fut possible avant nous.
Si la nature n'existe pas, c'est qu'elle est socialement construite : elle est notre œuvre. Si le monde est impénétrable, c'est que la contingence humaine a tout envahi : « l'homme a transformé l'imprévisibilité qui lui était propre dans un domaine qu'il pensait autrefois régi par des lois observables et inexorables ». La fin des partages, c'est la résorption de l'objectif dans le subjectif, du naturel dans l'artificiel : « on est dans le monde de l'artifice » continue Jacques Theys. On n'a donc pas besoin d'avoir recours au concept de nature pour appréhender la crise environnementale.
Si la modernité tardive reproduit le partage de la nature et de la société, c'est pour affirmer la maîtrise totale de la seconde sur la première, et, en fin de compte, la disparition de la nature : « Cesse le possible recours à la notion séculaire de nature. Il faut la congédier, son temps est fini. Adieu Pan ! »"
Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 155-156.
Retour au menu sur la nature