"La CURIOSITÉ de l'homme n'a pas seulement pour objet l'étude des lois et des forces de la Nature ; elle est plus promptement encore excitée par le spectacle du Monde, par le désir d'en connaître la structure actuelle, les révolutions passées et, s'il se peut, les destinées futures. Ce peu de mots suffit déjà pour faire sentir en quoi l'idée de Nature diffère de l'idée du Monde, et pourquoi il y a lieu de distinguer entre la série des sciences physiques et la série des sciences cosmologiques. La physique proprement dite, dans ses branches si multiples, la chimie, la cristallographie sont des sciences de la première catégorie ce sont celles auxquelles s'applique en toute rigueur ce que les anciens disaient de la science en général, qu'elle n'a jamais pour objet le particulier, l'individuel. Au contraire, l'astronomie, la géologie (comprenant ce qu'on appelle de nos jours la physique du globe et la géographie physique) doivent être rangées sous la rubrique des sciences cosmologiques ; et à coup sûr on ne les en estime pas moins, pour s'occuper d'objets particuliers ou individuels, tels que le soleil, la voie lactée, l'anneau se Saturne, la lune ou la terre."
Cournot, Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire, 1861, Livre II, Chapitre 10, p. 280.
"Le Temple de la Science se présente comme une construction à mille formes. Les hommes qui le fréquentent ainsi que les motivations morales qui y conduisent se révèlent tous différents. L'un s'adonne à la Science dans le sentiment de bonheur que lui procure cette puissance intellectuelle supérieure. Pour lui la Science se découvre le sport adéquat, la vie débordante d'énergie, la réalisation de toutes les ambitions. Ainsi doit-elle se manifester ! Mais beaucoup d'autres se rencontrent également en ce Temple qui, exclusivement pour une raison utilitaire, n'offrent en contrepartie que leur substance cérébrale ! Si un ange de Dieu apparaissait et chassait du Temple tous les hommes qui font partie de ces deux catégories, ce Temple se viderait de façon significative mais on y trouverait encore tout de même des hommes du passé et du présent. Parmi ceux-là nous trouverions notre Planck. C'est pour cela que nous l'aimons.
Je sais bien que, par notre apparition, nous avons chassé d'un coeur léger beaucoup d'hommes de valeur qui ont édifié le Temple de la Science pour une grande, peut-être pour la plus grande partie. Pour notre ange, la décision à prendre serait bien difficile dans grand nombre de cas. Mais une constatation s'impose à moi. II n'y aurait eu que des individus comme ceux qui ont été exclus, eh bien le Temple ne se serait pas édifié, tout autant qu'une forêt ne peut se développer si elle n'est constituée que de plantes grimpantes ! En réalité ces individus se contentent de n'importe quel théâtre pour leur activité. Les circonstances extérieures décideront de leur carrière d'ingénieur, d'officier, de commerçant ou de scientifique. Mais regardons à nouveau ceux qui ont trouvé grâce aux yeux de l'ange. Ils se révèlent singuliers, peu communicatifs, solitaires et malgré ces points communs se ressemblent moins entre eux que ceux qui ont été expulsés. Qu'est-ce qui les a conduits au Temple ? La réponse n'est pas facile à fournir et ne peut assurément pas s'appliquer uniformément à tous. Mais d'abord en premier lieu, avec Schopenhauer, je m'imagine qu'une des motivations les plus puissantes qui incitent à une oeuvre artistique ou scientifique, consiste en une volonté d'évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa monotonie désespérante, en un besoin d'échapper aux chaînes des désirs propres éternellement instables. Cela pousse les êtres sensibles à se dégager de leur existence personnelle pour chercher l'univers de la contemplation et de la compréhension objectives. Cette motivation ressemble à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes semblant avoir été créées pour l'éternité.
À cette motivation d'ordre négatif s'en associe une autre plus positive. L'homme cherche à se former de quelque manière que ce soit, mais selon sa propre logique, une image du monde simple et claire. Ainsi surmonte-t-il l'univers du vécu parce qu'il s'efforce dans une certaine mesure de le remplacer par cette image. Chacun à sa façon procède de cette manière, qu'il s'agisse d'un peintre, d'un poète, d'un philosophe spéculatif ou d'un physicien. À cette image et sa réalisation il consacre l'essentiel de sa vie affective pour acquérir ainsi la paix et la force qu'il ne peut pas obtenir dans les limites trop restreintes de l'expérience tourbillonnante et subjective."
Einstein, Discours prononcé à l'occasion du soixantième anniversaire de Max Planck, 26 avril 1918, tr. fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, in Comment je vois le monde, Champs Flammarion, 1989, p. 121-123.
Retour au menu sur la nature