"La simple accumulation d'observations de détail sans rapport entre elles, sans généralisation d'idées, a pu conduire sans doute à un préjugé profondément invétéré, à la persuasion que l'étude des sciences exactes doit nécessairement refroidir le sentiment et diminuer les nobles plaisirs de la contemplation de la nature. Ceux qui, dans le temps où nous vivons, au milieu des progrès de toutes les branches de nos connaissances et de la raison publique elle-même, nourrissent encore une telle erreur, méconnaissent le prix de toute extension de la sphère intellectuelle, le prix de cet art de voiler, pour ainsi dire, le détail des faits isolés, pour s'élever à des résultats généraux.
Souvent, au regret de sacrifier, sous l'influence du raisonnement scientifique, la libre jouissance de la nature, s'ajoute une autre crainte : on se demande s'il est donné à toutes les intelligences de saisir les vérités de la physique du monde. Il est vrai qu'au milieu de cette fluctuation universelle de forces et de vie, dans ce réseau inextricable d'organismes qui se développent et se détruisent tour à tour, chaque pas que l'on fait dans la connaissance plus intime de la nature conduit à l'entrée de nouveaux labyrinthes ; mais c'est l'excitation d'un sentiment divinatoire, c'est la vague intuition de tant de mystères à dévoiler, la multiplicité des routes à parcourir, qui, à tous les degrés du savoir, stimulent en nous l'exercice de la pensée. La découverte de chaque loi de la nature conduit à une autre loi plus générale, en fait pressentir au moins l'existence à l'observateur intelligent. La nature, comme l'a définie un célèbre physiologiste, et comme le mot même l'indique chez les Grecs et chez les Romains, est « ce qui croît et se développe perpétuellement, ce qui n'a de vie que par un changement continu de forme et de mouvement intérieur. »"
Alexander von Humboldt, Cosmos. Essai d'une description physique du monde, Introduction, 1845, tr. fr. H. Faye, Paris, p. 22-23 ; "De L'étude et de la contemplation de la nature", in Revue des Deux Mondes, T.12, 1845.
"Le monde-de-la-vie comme le fondement de sens oublié de la science de la nature
Dès Galilée commence la substitution d'une nature idéalisée à la nature pré-scientifique donnée dans l'intuition.
Là est la raison pour laquelle tout retour réflexif – qu'il soit d'occasion, ou qu'il soit philosophique –, qui veut remonter du travail méthodique à son sens propre, s'arrête toujours à la nature idéalisée sans que la réflexion soit reconduite radicalement jusqu'au but ultime que devait servir, à son commencement, la nouvelle science de la nature, avec lu géométrie qui en est inséparable, dans sa croissance sur le sol de la vie pré-scientifique avec son monde ambiant, but qui pourtant devait lui-même se trouver dans cette vie et être lié au monde qui est celui de la vie. L'homme qui vit clans ce monde, et par conséquent aussi le chercheur-de-la-nature, ne pouvait situer que dans ce monde de la vie toutes ces questions pratiques et théoriques, il ne pouvait rencontrer théorétiquement que lui dans l'infinité ouverte de ses horizons inconnus. Toute connaissance de lois ne pouvait être que la connaissance des anticipations (à saisir dans leur légalité) portant sur le déroulement des phénomènes-d'expérience réels ou possibles, anticipations qui s'ébauchent pour le chercheur grâce à l'élargissement de l'expérience que produisent les observations et les expérimentations en pénétrant systématiquement les horizons inconnus, et qui ainsi se consolident sous la forme d'inductions. Certes l'on est passé ainsi de l'induction quotidienne à l'induction qui suit une méthode scientifique, mais cela ne change rien à la signification essentielle du monde pré-donné en tant qu'horizon de toute induction qui ait un sens. C'est ce monde que nous trouvons en tant que monde de toutes les réalités connues et inconnues. C'est à lui – le monde de l'intuition qui « éprouve » effectivement – qu'appartient la forme spatio-temporelle avec toutes les figures corporelles qui s'inscrivent en elle, c'est en lui que nous-mêmes nous vivons, conformément à notre mode d'être, c'est-à-dire dans toute la chair de notre personne. Mais ici nous ne trouvons rien des idéalités géométriques, ni l'espace géométrique, ni le temps mathématique avec toutes ses formes.
C'est là une remarque importante, bien que fort triviale. Car c'est précisément cette trivialité qui est masquée par la science exacte (et ce depuis la géométrie antique déjà) – masquée, donc par cette substitution d'une activité méthodiquement idéalisante à ce qui est donné immédiatement comme la réalité (que présuppose toute idéalisation), et donné avec une force, une persistance, une vérité, dont la nature est unique et insurmontable. Ce monde réellement donné dans l'intuition, réellement éprouvé et éprouvable, dans lequel toute notre vie se déroule pratiquement, demeure comme le monde qu'il est, inchangé dans sa structure essentielle propre, inchangé dans son style causal concret propre, quelle que puisse être notre action, méthodique ou non. Il ne se trouvera donc pas changé non plus parce que nous aurons inventé une méthode particulière, la méthode géométrique et galiléenne, qui porte le nom de physique. Qu'opérons-nous réellement dans ce monde de la vie ? Précisément une anticipation étendue à l'infini. C'est sur l'anticipation – nous pourrions dire à la place : sur l'induction – que repose toute vie. De la façon la plus primitive, la certitude-de-l'être qui est celle de toute expérience simple est déjà une induction. Les choses « vues » sont toujours-déjà « plus » que ce que nous voyons d'elles « réellement et à proprement parler ». Voir, percevoir, c'est par essence « avoir la chose même » comme un seul et même acte avec « pré-avoir » la chose, l'avoir-en-vue, l'anti-ciper. Toute praxis avec ses anticipations implique des inductions, avec cette particularité que les connaissances inductives (les anticipations) habituelles, y compris celles qui sont explicitement formulées et « confirmées », sont « sans art », par opposition aux inductions « méthodiques » pleines d'art qui sont celles de la méthode de la physique galiléenne et dont la capacité opérationnelle doit augmenter à l'infini.
Ainsi dans la mathématisation géométrique et physique ajoutons-nous au monde de la vie – à celui qui dans notre vivre-au-monde concret est toujours pour nous donné comme réel – un vêtements d'idées taillé dans l'infinité ouverte des expériences possibles, et qui lui va bien, celui des vérités qu'on appelle « objectivement scientifiques » ; c'est-à-dire que nous construisons, dans une méthode qu'il est loisible de déployer effectivement (ainsi que nous le souhaitons) et jusque dans les cas singuliers, et qui se confirme constamment, tout d'abord certaines inductions numériques pour les remplissements sensibles réels et possibles des formes concrètement-intuitives du monde de la vie, et que par-là même nous acquérons les moyens d'anticiper les événements concrets du monde qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore réellement donnés (entendons : les événements du monde de l'intuition et de la vie), et cette anticipation-là dépasse infiniment tout ce dont est capable l'anticipation quotidienne.
Le vêtement d'idées : « Mathématique et science mathématique de la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématico-symboliques, comprend tout ce qui, pour les savants et les hommes cultivés, se substitue (en tant que nature « objectivement réelle et vraie ») au monde de la vie et le travestit. C'est le vêtement d'idées qui fait que nous prenons pour l'Être vrai ce qui est Méthode – une méthode qui est là pour corriger, dans une progression à l'infini, par des anticipations « scientifiques » les anticipations grossières qui sont originellement les seules possibles à l'intérieur de l'effectivement-éprouvé (réel et possible) du monde-de-la-vie. C'est le vêtement d'idées qui fait que le sens authentique de la méthode, des formules, des théories est resté incompréhensible et que, dans la naïveté de la méthode à sa naissance, il ne fut jamais compris […]
Galilée, qui découvrit – ou, pour rendre justice à ses prédécesseurs, qui acheva de découvrir – la physique, et donc la nature au sens de la physique, est un génie, à la fois dé-couvrant et re-couvrant. Il découvre la nature mathématique, l'idée méthodique, il fraie la voie à l'infinité des découvreurs et des découvertes en physique. Il découvre, par opposition à la causalité universelle du monde sensible (en tant que forme invariante de celui-ci), ce qui depuis lors est appelé sans plus « la loi de causalité », la « forme a priori » du monde « vrai » (idéalisé et mathématisé), la « loi de la légalité exacte », d'après laquelle tout événement de la « nature » (celle qui est idéalisée) doit obéir à des lois exactes. Tout cela est une dé-couverte et une re-couverte, que nous avons pris jusqu'à aujourd'hui pour la pure vérité toute simple. Rien n'est changé en effet dans le domaine des principes par la prétendue révolution philosophique que constituerait la critique de « la loi classique de causalité » du côté de la nouvelle physique atomique. Car dans route cette nouveauté, à mon avis, demeure ce qui est essentiel sur le plan des principes, à savoir : la nature mathématique en soi, la nature donnée dans des formules et à interpréter seulement à partir de formules.
Je n'en continue pas moins, naturellement, et tout à fait sérieusement, à voir dans Galilée le plus grand découvreur de la modernité, et de même j'admire tout à fait sérieusement les grandes découvertes de la physique classique et post-classique – considérant leur œuvre comme n'étant rien moins que mécanique, mais bien en réalité œuvre de la pensée, étonnante au plus haut point. Celle-ci ne se trouve nullement rabaissée par l'explication que nous en avons donnée et où elle apparaît comme technè, ni par la critique-de-principe qui montre que le sens authentique, le véritable sens-d'origine de ces théories restait caché aux physiciens, y compris aux grands et même aux plus grands, et devait leur rester caché. Il ne s'agit pas d'un sens que nous aurions introduit en elles comme un secret métaphysique, ni d'un reflet en elles de la spéculation, mais du sens qui est, avec l'évidence la plus contraignante, leur sens propre, leur seul sens réel, par opposition avec le sens méthodologique, lequel trouve sa compréhensibilité propre dans l'usage opératoire des formules et dans leur application pratique, la technique."
Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1935, II, tel Gallimard, 1976, p. 57-62.
"La physique occidentale n'a pas seulement désenchanté l'univers, elle l'a désolé. Plus de génies, plus d'esprits, plus d'âmes, plus d'âme ; plus de dieux ; un Dieu, à la rigueur, mais ailleurs ; plus d'êtres, plus d'existants, à l'exception des êtres vivants, qui habitent certes dans l'univers physique, mais relèvent d'une autre sphère. La physique en fait peut se définir privativement : ce qui n'a pas de vie. La Nature est renvoyée aux poètes ! La physis est renvoyée, avec le cosmos, chez les Grecs.
L'aventure de la physique classique peut et doit être vue sous l'angle de son admirable ambition : isoler les phénomènes, leurs causes, leurs effets ; arracher à la Nature ses secrets ; expérimenter pour substituer à l'affirmation et à la rationalisation la preuve et la vérification. Mais en cours de route, des glissement et permutations de finalités se sont opérés : le moyen – la manipulation – est devenu aussi fin et, en manipulant pour expérimenter on a expérimenté pour manipuler ; les sous-produits du développement scientifique – les techniques – sont devenus les produits socialement principaux. En arrachant à la Nature ses secrets, la physique a dénaturé l'univers. La réduction et la simplification nécessaires aux analyses, sont devenues les moteurs fondamentaux de la recherche et de l'explication, occultant tout ce qui n'était pas simplifiable, c'est-à-dire tout ce qui est désordre et organisation.
Le principe de simplification a régné sur l'univers. Les choses ont été totalement et par principe isolées de leur environnement et de leur observateur, privés l'un et l'autre de toute existence, sinon perturbante. La concordance des observations élimina l'observateur, et l'isolement expérimental élimina l'environnement perturbateur. Les choses devinrent objectives : des objets inertes, figés, inorganisés, des corps mus toujours par des lois extérieures. De tels objets, privés de formes d'organisation, de singularité sont, à ce degré d'abstraction, terriblement irréels ; mais on a prise sur eux, par la mesure et l'expérience, et terriblement réelle.
La simplification progressa par réductions multiples et successives ; l'idée de corps se réduisit à l'idée de matière, qui devint la substance du monde physique, alors qu'il s'agit d'un aspect, d'un moment réifié de la physis, toujours lié à de l'organisation (les particules isolées n'étant qu'à peine matérielles). La matière fut enfin réduite à l'unité réputée élémentaire, ultime, insécable : l'atome. À la fin du XIXe siècle, l'univers physique est homogénéisé, atomisé, anonymisé.
Cet univers a perdu sa réalité, mais cette physique est réaliste dans ses mesures, opérations, manipulations. La poïesis a été renvoyée à la poésie, mais la physique peut se passer de générativité depuis qu'elle a enfin, en tout élément matériel isolé, dégagé et manipulé sa générativité : l'énergie. Dès lors la nouvelle générativité de l'univers physique devient la manipulation anthropo-sociale. La science et la technique génèrent et gèrent, en dieux, un monde d'objets.
Les concepts de la physique ne décrivent plus les formes, les êtres, les existences, mais ils sont devenus totalement préhensifs, becs-griffes (Begriff[1]), permettant précisément de tout manipuler en objets. Ils ne sont pas anthropomorphes, mais ils sont anthropocentriques, puisqu'ils permettent la domination de l'homme sur l'univers. La science est totalement inconsciente du caractère praxique, métaphysique, anthropocentrique de sa vision de la sphère physique. Le docteur Jekyll ignore qu'il est Mr. Hyde.
Or aujourd'hui cet univers émietté est en crise. Cet univers objectif a perdu ses objets premiers, qui se sont dilués dans le chaos micro-physique ; cet univers homogène a perdu son unité, il dérive en trois continents, sans aucune communication conceptuelle, l'univers mégaphysique d'une part, l'univers micro physique de l'autre, et entre les deux, comme sur un tapis volant, privé désormais de toutes bases, la « bande moyenne » à l'échelle de nos perceptions et observations Cet univers matériel a perdu son fondement. Ainsi la science reine n'a pas seulement désintégré et la Nature, et la physis, elle a désintégré son propre terrain elle ne connaît que des formules mathématiques. Mais elle continue à progresser dans la manipulation. Aussi la crise énorme de la vision du monde est occultée par la réussite énorme de la praxis scientifique."
Edgar Morin, La Méthode : 1. La nature de la nature, 1977, Seuil, p. 365-367.
[1] Begriff : mot allemand qui signifie "concept".
"La science à ses débuts a posé avec succès des questions qui impliquent une nature morte et passive ; l'homme du XVIIe siècle n'a réussi à communiquer avec la nature que pour découvrir la terrifiante stupidité de son interlocuteur. Beaucoup, donc, se sont crus forcés d'assumer ce paradoxe. Voyant dans les premiers succès de la science moderne le prix couronnant une démarche enfin rationnelle, ils ont vu la solitude « découverte » par cette science comme le prix à payer pour cette rationalité. La science moderne interprétée du point de vue de ces premiers succès, c'est-à-dire la science classique, semblait donc imposer un choix entre la vision d'un homme foncièrement étranger au monde et le refus du seul mode fécond de dialogue avec la nature.
C'était là un dilemme désastreux. La science moderne a figé d'effroi ses adversaires qui y voyaient une entreprise inacceptable et menaçante, et ses partisans, qui s'engageaient dans une recherche si héroïque qu'il faut une décision tragique pour l'assumer. Nous pensons que ce dilemme est solidaire des illusoires certitudes et refus de la science classique. Et l'enjeu de notre livre est de contribuer à mettre fin à cette illusion.
La science moderne a commencé par nier les visions anciennes et la légitimité des questions posées par les hommes à propos de leur rapport à la nature. Elle a engagé le dialogue expérimental, mais à partir d'une série de présupposés et d'affirmations dogmatiques qui vouaient les résultats de cette interrogation (et surtout la « conception du monde » qui les accompagnait) à se poser comme inacceptables pour les autres univers culturels, y compris celui qui les a produits. La science moderne s'est constituée comme produit d'une culture, contre certaines conceptions dominantes de cette culture (l'aristotélisme en particulier, mais aussi la magie et l'alchimie). On pourrait même dire qu'elle s'est constituée contre la nature puisqu'elle en niait la complexité et le devenir au nom d'un monde éternel et connaissable régi par un petit nombre de lois simples et immuables
Cette idée d'une « nature automate », dont le comportement aurait pour clef des lois accessibles à l'homme par les moyens finis de la mécanique rationnelle, était certes un pari audacieux. Elle suscita un enthousiasme et un rejet également passionnés. Elle établit aussi, fait désormais incontournable, que des lois mathématiques peuvent effectivement être découvertes. La science newtonienne a bel et bien découvert une loi universelle, à laquelle obéissent les corps célestes et le monde sublunaire. C'est la même loi qui fait tomber les cailloux vers le sol et tourner les planètes autour du soleil. Ce premier succès ne s'est pas démenti depuis. Un grand nombre de phénomènes obéissent à des lois simples et mathématisables. Mais dès lors, la science semblait montrer que la nature n'est qu'un automate soumis. Une hypothèse fascinante et téméraire était devenue la « triste » vérité. Désormais chaque progrès de la science allait renforcer l'angoisse et le sentiment d'aliénation de ceux là mêmes qui lui accordent leur confiance et tentent de fonder sur elle une conception cohérente de la nature. La science semblait conclure à la stupidité de la nature."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 4, Folio essais, 1986, p. 34-36.
"La science moderne est née de la rupture d'une alliance animiste avec la nature : au sein du monde aristotélicien, l'homme semblait trouver sa place, à la fois comme être vivant et comme être connaissant ; le monde était à sa mesure ; la connaissance intellectuelle atteignait le principe même des choses, la cause et la raison finale de leur devenir, le but qui les habite et les organise. Le premier dialogue expérimental reçut quant à lui partie de sa justification sociale et philosophique d'une autre alliance, cette fois avec le Dieu créateur et rationnel des chrétiens. Dans la mesure où la dynamique est devenue et est restée la science modèle, certaines implications de cette « alliance », bien vite rompue pourtant, ont subsisté, et d'abord la méconnaissance de l'alliance expérimentale qui, en fait, s'était nouée avec la nature.
La science, devenue laïque, est restée l'annonce prophétique d'un monde décrit tel qu'il est contemplé d'un point de vue divin, ou démoniaque : science de Newton, ce nouveau Moïse à qui se découvrit la vérité du monde, c'est une science révélée, définitive, étrangère au contexte social et historique qui l'identifie comme activité d'une communauté humaine. Ce type de discours prophétique, inspiré, nous le retrouvons tout au long de l'histoire de la physique, il accompagna chaque innovation conceptuelle, chaque fois que la physique semblait s'unifier et que ce triomphe amenait les physiciens à abandonner le masque prudent du positivisme. Chaque fois, ils ont répété, dans le langage de l'époque, ce qu'écrivait le fils d'Ampère : ce mot – attraction, énergie, théorie des champs, particules subatomiques – c'est le mot de la création. Chaque fois que les physiciens annoncent, comme à l'époque de Laplace, ou à la fin du XIXe siècle, que la physique est un sujet clos proche de l'être puisque l'on peut dès à présent désigner le dernier point où la nature résiste encore, le point qui, lorsqu'il cédera, la livrera tout entière et sens défense à la connaissance –, ils répètent sans le savoir les gestes de l'ancienne foi, ils attendent le nouveau Moïse, la répétition du triomphe newtonien.
Qu'importe, dira-t-on, cette prétention prophétique injustifiable, qu'importe cet enthousiasme naïf. Le dialogue avec la nature ne s'est-il pas poursuivi, la recherche de nouveaux langages théoriques, de nouvelles questions, de nouvelles possibilités de réponse ? Certes, mais l'interprétation globale n'est pas sans influence sur les recherches locales. L'interprétation globale s'appuie sur le travail effectif des scientifiques, mais, inversement, elle l'oriente : c'est elle qui privilégie certaines directions de recherche, fixe les rapports entre les différentes régions du savoir et le front avancé de l'interrogation. C'est elle qui en définit la stratégie, et, surtout, la définit comme stratégie : cerner la nature, l'acculer à avouer la loi à laquelle elle est soumise, le langage qu'elle parle.
Quel que soit le langage que, jusqu'ici, la physique ait prêté à la nature, toujours ce langage a défini un monde naturel d'où l'homme est exclu. Ce qui, bien sûr, s'explique aisément. Le dialogue expérimental, à ses débuts, ne pouvait poser que des questions élémentaires ; les objets de référence dont la physique a réussi à mathématiser la description, et qui guident son exploration, tels le mouvement des astres et le fonctionnement des machines simples idéalisées, sont d'une simplicité toute particulière, et ce sont eux qui sont à la base du monde newtonien annoncé par Laplace. L'homme, quoi qu'il soit, est le produit de processus physico-chimiques extrêmement complexes et aussi, indissociablement, le produit d'une histoire, celle de son propre développement mais aussi celle de son espèce, de ses sociétés parmi les autres sociétés naturelles animales et végétales. Complexité et histoire, ces deux dimensions sont également absentes du monde que contemple le démon de Laplace. La nature que suppose la dynamique classique est une nature à la fois amnésique, dépourvue d'histoire, et entièrement déterminée par son passé ; c'est une nature indifférente, pour laquelle tout état est équivalent, une nature sans relief, plate et homogène, le cauchemar d'une insignifiance universelle. Le temps de cette physique est le temps du déploiement progressif d'une loi éternelle, donnée une fois pour toutes, et totalement exprimée par n'importe quel état du monde.
La forme systématique que s'est donnée la physique classique, sa prétention à constituer une description du monde close, cohérente, complète, expulse l'homme du monde qu'il décrit en tant qu'habitant, mais aussi, nous l'avons dit, en tant qu'il le décrit."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, II, 4, Folio essais, 1986, p. 128-130.
"Nous nous sommes fait l'écho de la plainte selon laquelle la science, et la physique en particulier, désenchante le monde. Mais elle le désenchante précisément parce qu'elle le divinise, parce qu'elle nie la diversité et le devenir naturels, dont Aristote faisait l'attribut du monde sublunaire, au nom d'une éternité incorruptible seule susceptible d'être pensée en vérité. Le monde de la dynamique est un monde « divin » sur lequel le temps ne mord pas, d'où la naissance et la mort des choses sont exclues à jamais.
Pourtant, tel n'était pas, apparemment, le projet de ceux que nous appelons les fondateurs de la science moderne ; s'ils voulaient briser l'interdit d'Aristote selon lequel les mathématiques s'arrêtent là où commence la nature, ils ne pensaient pas, semble-t-il, découvrir ce faisant l'immuable derrière le changeant, mais bien étendre la nature changeante et corruptible aux confins de l'Univers. Galilée, dans la première journée de son Dialogue des grands systèmes, s'extasie que certains puissent penser que la Terre serait plus noble et admirable si le déluge n'y avait laissé qu'une mer de glace ou si elle avait la dureté incorruptible du jaspe : puissent ceux qui pensent que la terre serait plus belle transformée en globe de cristal rencontrer une tête de Méduse qui les transforme en statues de diamant et les rende ainsi « meilleurs » qu'ils ne sont.
Mais les objets de science que sélectionnèrent les premiers physiciens qui entreprirent de mathématiser les comportements naturels – le pendule idéal à l'oscillation éternelle et conservative, le boulet de canon dans le vide, les machines simples au mouvement perpétuel, et les trajectoires des planètes également, qui sont désormais assimilées à des êtres naturels – tous ces objets à propos desquels fut mené le premier dialogue expérimental se révélèrent susceptibles d’une description mathématique unique. Une description qui reproduisait, précisément, la divine idéalité des astres d'Aristote.
Les machines simples de la dynamique, comme les Dieux d'Aristote, ne sont occupées que d'elles-mêmes. Elles n'ont rien à apprendre, bien plus, elles ont tout à perdre, d'un contact quelconque avec le monde extérieur. Elles simulent un idéal que réalisera le système dynamique. Nous avons décrit ce système, montré en quel sens il constitue en rigueur un système du monde, ne faisant aucune place, à une réalité qui lui serait extérieure. À chaque instant, chacun de ses points sait tout ce qu'il aura jamais à savoir, c'est-à-dire la distribution spatiale des masses et leurs vitesses. Le système est présent à soi partout et toujours : chaque état contient la vérité de tous les autres, et tous peuvent s'entre-prédire quelles que soient leurs positions respectives sur l'axe monodrome du temps. On peut dire qu'en ce sens une évolution dynamique est tautologique. Sourd et aveugle à quelque monde extérieur que ce soit, le système fonctionne seul et tous ses états se valent pour lui.
Les lois universelles de la dynamique des trajectoires conservatives, réversibles et déterministes. Elles impliquent que l'objet de la dynamique est connaissable de part en part : la définition d'un état du système, n'importe lequel, et la connaissance de la loi qui régit l'évolution, permettent de déduire, avec la certitude et la précision d'un raisonnement logique, la totalité de son passé comme de son futur.
Dès lors la nature conçue sur le modèle du système dynamique ne pouvait plus être qu'une nature étrangère à l'homme qui la décrit. La seule possibilité ouverte était de se rapprocher du site de la description optimale, où le démon de Laplace, impavide, a depuis toujours déjà calculé le monde passé et futur, après avoir repéré en un instant donne les valeurs des positions et des vitesses de chaque particule.
Nombre de critiques de la science moderne ont mis l'accent sur le caractère de passivité et de soumission que la physique mathématique prête à la nature qu'elle décrit. Et en effet, la nature automate, totalement prévisible, est également manipulable de part en part pour qui sait en préparer les états. Cependant, nous pensons en conclusion de ce livre que le diagnostic ne peut être aussi simple. Certes, « connaître » s'est, au cours des trois derniers siècles, souvent identifié avec « savoir manipuler ». Mais ce n'est pas là toute l'histoire, et les sciences ne se laissent pas ramener sans violence au pur projet de maîtrise. Elles sont aussi dialogue, non pas, bien sûr, échange entre sujets, mais explorations dont le seul enjeu n'est pas le silence et la soumission l'autre."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, Conclusion, Folio essais, 1986, p. 354-356.
"Les débuts de la révolution copernicienne consistèrent donc à remplacer un modèle de cosmos organique par un autre. Elle provoqua cependant rapidement la prise de conscience du fait que le cosmos n'était pas un système fermé doté d'un centre, mais bien un univers parfaitement dépourvu de centre, les étoiles étant elles-mêmes des soleils et l'espace s'étirant en tous sens jusqu'à l'infini. On venait d'éventrer l'organisme cosmique. Ensuite, par le biais de la révolution mécaniste, le vieux modèle du cosmos vivant fit place à l'idée de l'univers machine. Dans cette nouvelle théorie, la nature ne possédait plus aucune vie propre : elle était dénuée d'âme, dépourvue de la moindre volonté, liberté ou créativité. La Mère Nature n'était rien d'autre que de la matière morte, se mouvant dans l'obéissance infaillible aux lois mathématiques prescrites par Dieu.
C'est le 10 novembre 1619, en Allemagne, à Neuburg, sur les bords du Danube, que cette nouvelle conception du monde prit forme pour la première fois, au cours de l'expérience visionnaire vécue par le jeune Descartes, alors âgé de 23 ans. Pendant cette nuit, il fut empli d'enthousiasme et découvrit « les fondements d'une science admirable ». Convaincu que cette vision mystique lui avait été inspirée par la Mère de Dieu, il fit voeu d'entreprendre un pèlerinage d'actions de grâces au sanctuaire de Notre-Dame-de-Lorette, en Italie, une promesse qu'il tint trois ans plus tard.
L'univers cartésien est un vaste système mathématique de matière en mouvement. La matière, matrice universelle, emplit tout l'espace. Elle tournoie de façon subtile et forme des tourbillons; c'est ainsi, selon Descartes, que la Terre et les autres planètes sont emportées autour du Soleil, dans une sorte de remous. Dans cet univers matériel, tout fonctionne tout à fait mécaniquement, suivant des contraintes mathématiques. Avec une ambition intellectuelle sans bornes, Descartes appliqua ce nouveau type de réflexion mécaniste à toutes choses, et ce, y compris aux végétaux, aux animaux et à l'homme. Et même si les détails de son système furent rapidement supplantés par la conception newtonienne de l'univers composé de matière atomique évoluant dans le vide, c'est bien à Descartes qu'on doit les fondements de la vision mécaniste du monde, en physique comme en biologie.
La philosophie cartésienne faisait disparaître l'âme de l'ensemble du monde naturel, la nature tout entière étant inanimée, dépourvue d'âme, plutôt morte que vivante. L'âme se retirait aussi du corps humain, vu comme un automate mécanique, de sorte que l'âme rationnelle, l'esprit conscient n'avait plus qu'à se retrancher dans une minuscule région du cerveau, la glande pinéale. Depuis lors, ce domaine d'élection s'est quelque peu déplacé, pour investir le cortex cérébral, mais le principe demeure inchangé en soi. L'esprit interagit d'une façon ou d'une autre avec la machinerie cérébrale, même si le processus de cette interaction demeure un mystère impénétrable."
Rupert Sheldrake, L'Âme de la Nature, 1991, tr. fr. Paul Couturiau, Albin Michel, 2001, p. 62-63.
"Dans son acception philosophique, le matérialisme soutient que la matière seule est réelle et que tout, conscience humaine comprise, peut s'expliquer en termes de matière. Sur le plan politique, l'idéologie matérialiste valorise le bien-être et le progrès matériels. Et dans la vie de tous les jours, il renvoie à un intérêt pour les besoins et désirs matériels, plus qu'à des valeurs spirituelles. Quel que soit le sens qu'on donne au terme de matérialisme, il implique donc que le monde matériel est l'unique réalité, ou du moins la seule réalité qui compte.
Mais derrière le matérialisme sous toutes ses formes se cache pourtant la figure de la Grande Mère, qu'elle soit la réalité matérielle, Mère Nature, l'Économie ou encore l'État providence. C'est aussi l'environnement - qui nous entoure et nous contient, source de nourriture, de chaleur et de protection, mais à la merci duquel nous nous trouvons absolument, puisque l'environnement est indifférent et impitoyable, qu'il dévore et détruit. Quoique de nombreux matérialistes possèdent un côté romantique et reconnaissent implicitement, en privé, la vie de la nature, la plupart la nient explicitement et adoptent la vision conventionnelle de l'homme, conçu comme l'unique espèce véritablement consciente et réfléchie d'un monde par ailleurs inanimé. Dans leur optique, les métaphores maternelles qui envahissent toute la pensée matérialiste sont susceptibles de nous éclairer quelque peu sur la manière dont notre esprit fonctionne, mais ne sauraient avoir le moindre rapport avec la nature en soi, puisque celle-ci est inanimée et mécanique."
Rupert Sheldrake, L'Âme de la Nature, 1991, tr. fr. Paul Couturiau, Albin Michel, 2001, p. 89.
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