"Bien que, depuis les découvertes de Gibbs et de Boltzmann, la connaissance incomplète d'un système ait été comprise dans la formulation des lois physiques, on n'abandonna pas le principe du déterminisme jusqu'à la célèbre invention de Max Planck : la théorie des quanta. Planck, dans ses travaux sur la théorie des radiations, n'avait d'abord trouvé qu'un élément de discontinuité dans les phénomènes de radiation. Il avait montré qu'un atome rayonnant n'émet pas son énergie de façon continue mais discontinûment, par chocs. Cette émission d'énergie discontinue et par chocs, comme toutes les notions de la théorie des atomes, a fait supposer que l'émission de rayons ; est un phénomène statistique. Il a pourtant fallu vingt-cinq ans pour trouver que, en effet, la théorie des quanta contraint à donner aux lois une formule statistique et à abandonner le principe du déterminisme. Depuis les travaux d'Einstein, de Bohr et de Sommerfeld, la théorie de Planck s'est révélée la clé qui donne accès au domaine entier de la physique atomique. À l'aide du modèle de l'atome créé par Rutherford et Bohr, on a pu expliquer les processus chimiques ; depuis, la chimie, la physique et l'astrophysique se sont fondues en un tout. Cependant, en ce qui concerne la formulation mathématique des lois selon la théorie des quanta, on s'est vu forcé d'abandonner le déterminisme pur. Comme je ne peux énoncer ici ces équations mathématiques, je me bornerai à indiquer certaines formules exprimant la situation singulière du physicien dans la physique atomique. En premier lieu, on peut exprimer la divergence entre la physique contemporaine et la physique d'autrefois par ce qu'on appelle la relation d'indétermination, On établi qu'il est impossible d'indiquer simultanément à volonté et exactement, la position et la vitesse d'une particule atomique. On peut mesurer exactement la position, mais alors l'intervention de l'instrument d'observation interdit jusqu'à un certain point de connaître la vitesse ; dans le cas contraire, la connaissance de la position devient imprécise lorsqu'on mesure la vitesse, si bien que la constante de Planck a constitué une limite inférieure d'approximation du produit de ces deux imprécisions. Cette formulation montre en tout cas la raison pour laquelle les concepts de la mécanique newtonienne ne peuvent désormais nous conduire beaucoup plus loin, car pour calculer un processus mécanique, il faudrait connaître simultanément la position et la vitesse du corpuscule à un moment déterminé et c'est précisément ce que la théorie des quanta estime impossible. Niels Bohr, avec une autre formule, a introduit le concept de caractère complémentaire. Il entend par là que diverses images claires au moyen desquelles nous décrivons des systèmes d'atomes, tout en s'appliquant à certaines expériences, s'annulent pourtant réciproquement. Ainsi il est possible par exemple de décrire l'atome de Bohr comme un petit système planétaire : au centre, un noyau ; tout autour, des électrons qui gravitent autour de ce noyau. Pour d'autres expériences, il sera pourtant utile de se représenter que le noyau est entouré d'un système d'ondes statiques dont la fréquence décide de la radiation de l'atome. Enfin, on peut aussi considérer l'atome comme un objet de la chimie ; on est en mesure de calculer sa réaction thermique lorsqu'il s'unit à d'autres atomes, mais on ne pourra pas observer simultanément le mouvement des électrons. Il en ressort que ces diverses images sont correctes à condition de les employer correctement ; mais elles se contredisent et, en conséquence, on les dit complémentaires l'une de l'autre. L'indétermination qui pèse sur chacune de ces images est formulée par les relations d'indétermination et est suffisante pour éviter des contradictions logiques entre les différentes images. Sans entrer dans les détails de la mathématique de la théorie des quanta, ces quelques indications feront comprendre que la connaissance incomplète d'un système doit représenter une part essentielle de chaque énoncé de la théorie des quanta. Les lois de la théorie quantique doivent être de nature statistique. Voici un exemple : nous savons qu'un atome de radium peut émettre des rayons α. La théorie des quanta est capable d'indiquer, par unité de temps, le degré de probabilité, pour la particule α, d'abandonner le noyau; mais elle ne peut prévoir le moment précis de cet événement, lequel est indéterminé par principe. On ne peut pas davantage supposer que, dans l'avenir, de nouvelles lois seront découvertes qui nous permettraient alors de déterminer ce moment précis ; car si cela devait être, on ne comprendrait pas la raison pour laquelle on considère encore la particule o, comme une onde qui quitte le noyau; pourtant l'expérience prouve qu'il en est ainsi. Le caractère paradoxal des diverses expériences qui démontrent la nature ondulatoire aussi bien que corpusculaire de la matière atomique, nous oblige à formuler des lois statistiques. Cet élément statistique de la physique atomique ne joue en général aucun rôle dans les processus à grande échelle, car, dans ce domaine, la probabilité des lois statistiques est si élevée que l'on peut considérer ce processus comme pratiquement déterminé. Il est vrai qu'il existe toujours des cas où le processus à grande échelle dépend du comportement d'un seul ou de quelques rares atomes ; on ne peut alors prévoir que statistiquement ce processus. J'aimerais en donner la preuve par un exemple connu bien que très déplaisant, à savoir celui de la bombe atomique. Lorsqu'il s'agit d'une bombe ordinaire, on peut calculer d'avance la force de l'explosion à partir du poids de la matière explosive et de sa composition chimique. Pour ce qui est de la bombe atomique, nous pouvons indiquer une limite supérieure et une limite inférieure de la force de l'explosion, mais, en principe, il est impossible de calculer exactement cette force d'avance, car elle dépend du comportement d'un petit nombre d'atomes pendant le processus d'allumage. Il existe probablement des processus analogues en biologie - Jordan les a soulignés tout particulièrement - où des phénomènes à échelle humaine sont gouvernés par des processus qui concernent des atomes isolés; ceci semble particulièrement le cas lors des mutations des gènes dans le processus de l'hérédité. Ces deux exemples ont été choisis pour expliquer les conséquences pratiques du caractère statistique de la théorie des quanta ; son développement aussi est déterminé depuis plus de vingt ans et on ne, saurait présumer ici d'un changement de principe dans l'avenir."
Werner Heisenberg, "Physique de l'atome et loi de la causalité", 1952, tr. fr. Ugné Karvelis, in La Nature dans la physique contemporaine, Folio essais, 2000, p. 155-159.
"Comment caractériser l'univers que décrit la dynamique classique ? C'est un univers au sein duquel toutes les transformations sont, du point de vue du niveau de description fondamental, réductibles au mouvement de la matière dans l'espace, et ce mouvement lui-même peut être décrit en termes de trajectoires. C'est donc autour du concept de trajectoire que se concentre la vérité dynamique du monde.
Pour définir une trajectoire, il faut connaître simultanément deux types de données différentes : il faut la loi générale de la trajectoire, la loi qui détermine le passage du système entre deux états instantanés successifs, n'importe lesquels, et il faut la description complète de l'état instantané du système, n'importe lequel. À partir de cet état, l'application de la loi permettra à la trajectoire de se déployer d'état en état, vers le passé comme vers le futur. La loi dynamique est une loi réversible, elle décrit aussi bien le passage d'un état vers l'état immédiatement précédent que vers l'état immédiatement suivant. Le futur et le passé jouent, en dynamique, exactement le même rôle – c'est-à-dire pas de rôle du tout. La définition d'un état instantané en termes des positions des particules qui le constituent et des vitesses de ces particules, contient le passé et le futur du système ; chaque état pourrait être un état initial ou, aussi bien, l'état résultant d'une longue évolution. Comme le disait Bergson, en chaque instant, tout est donné, le changement n'est que déploiement d'une suite d'états fondamentalement équivalents."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, Chapitre VII, 1, Folio essais, 1986, p. 269-270.
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