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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Hors des sentiers battus
Nature, art et hasard

  "L'Athénien. – Au dire de certains, toutes choses qui sont, furent ou seront tiennent leur existence ou de la nature, ou de l'art, ou du hasard.
  Clinias. – N'est-ce pas exact ?

  L'Athénien. – On devrait croire au moins que de si savantes gens disent la vérité. Suivons-les, en tout cas, et demandons-nous ce que leurs partisans peuvent bien vouloir dire.
  Clinias. – Parfaitement.
  L'Athénien. – Il est manifeste, déclarent-ils, que les créations les plus grandes et les plus belles sont œuvres de la nature et du hasard, et que les plus petites sont œuvres de l'art ; celui-ci, recevant, toutes faites, de la nature les productions principales et primaires, en façonne et fabrique toutes les plus petites, que, d'ailleurs, nous appelons communément artificielles.
  Clinias. – Que veux-tu dire ?
  L'Athénien. – Je vais te l'expliquer plus clairement encore. Le feu, l'eau, la terre et l'eau, tout cela, disent-ils, est dû à la nature et du hasard, aucunement à l'art. Quant aux corps qui viennent ensuite, tels que la terre, le soleil, la lune, les astres, ils sont nés de ces premiers éléments, totalement privés de vie ; ceux-ci, emportés au hasard de leurs tendances respectives, à mesure qu'ils se rencontraient et s'associaient suivant certaines affinités, chaud avec froid, sec avec humide, mou avec dur, et tous autres mélanges des contraires, qui se combinaient suivant les jeux inévitables du hasard, engendrèrent ainsi et sans autre secours le Ciel tout entier et tout ce qu'il contient, puis tous les animaux et toutes les plantes, une lois que, du mélange, furent nées les saisons ; et cette création se fit, disent-ils, sans aucune intervention de l'intelligence ni de quelque dieu que ce soit, ni de l'art ; simplement, comme nous le disions, par la nature et le hasard. L'art, lui, naquit plus tard, dernier produit de ces deux principes, et, mortel, par son union avec d'autres choses mortelles, engendra, finalement, ces jouets qui n'ont qu'une faible part de vérité et ne sont que de simples simulacres, de la même famille que les arts eux-mêmes ; tels, ceux que créent la peinture, la musique et tous les arts auxiliaires. S'il est des arts dont les créations ont un peu de valeur solide, ce sont ceux qui ont emprunté à la nature ce qu'ils ont de vertu ; la médecine, par exemple, l'agriculture et la gymnastique. Quant à la politique, une faible part seulement en est de nature ; elle doit surtout à l'art. Aussi la législation tout entière est-elle œuvre non de la nature, mais de l'art, et la vérité manque à ses décrets.
  Clinias. – Que veux-tu dire ?
  L'Athénien. – C'est tout d'abord les dieux, mon bienheureux ami, qui, d'après eux, tiennent leur existence de l'art, et non de la nature, mais de certaines lois ; ils sont autres ici, autres là, suivant les conventions qui ont servi de base aux différents législateurs. De même l'honnête est autre suivant la nature, autre suivant la loi ; le juste, lui non plus, n'est pas tel par nature ; il est, au contraire, motif à perpétuelles discussions, à formules sans cesse changeantes, et chaque formule contraire a force prévalente dès le temps et aussi longtemps qu'elle est établie, née qu'elle est de l'art et de la loi, mais nullement de la nature. Toutes doctrines, mes amis, inculquées à nos jeunes hommes par des hommes savants, qui proclament en prose ou en vers que le juste par excellence est celui qu'impose la force victorieuse ; et c'est ainsi que l'impiété envahit nos jeunes hommes, instruits qu'il n'y a point de dieux tels que la loi prétend les leur faire concevoir ; c'est ainsi que naissent les séditions, par la ruée vers cette droite vie de nature, qui consiste, dans sa vérité, à vivre en dominant les autres, au lieu de les servir comme le voudrait la loi.
  Clinias. – Quelle doctrine tu exposes là, étranger ; quelle peste infestant les jeunes hommes, et la vie commune des cités aussi bien que les maisons privées !
  L'Athénien. – Tu dis bien vrai, Clinias. Que doit donc faire, à ton avis, le législateur, devant une situation depuis si longtemps établie ? Lui suffira-t-il de se dresser au milieu de la cité en jetant la menace à tous ceux qui ne confesseront pas qu'il y a des dieux et qui ne les admettront pas en leur créance tels que la cité les proclame ? De même pour l'honnête, pour le juste, pour toutes ces notions majeures, pour tout ce qui a rapport à la vertu ou au vice, exigera-t-il que l'on conforme et ses actes et ses pensées à l'interprétation écrite du législateur, et, si l'on ne se plie à obéir aux lois, menacera-t-il de châtiments tels que la mort, ou les coups et la prison, la privation de droits civiques ou l'indigence et l'exil, sans avoir, au moment où il établit ses lois, quelques mots de persuasion à y joindre, pour, autant que possible, apprivoiser les âmes ?
  Clinias. – Nullement, étranger ; au contraire, si faible que soit la part de persuasion applicable en de tels sujets, aucun législateur quelque peu digne de ce nom ne doit se laisser rebuter ; il doit plutôt, comme on dit, donner de toute sa voix pour soutenir la doctrine traditionnelle affirmant l'existence des dieux et toutes les vérités que tu viens de rappeler, et pour secourir la loi elle-même et l'art en montrant qu'ils existent par nature ou par une cause non moins forte que nature, puisqu'ils sont créés par l'intelligence en conformité avec la droite raison, comme tu me parais l'expliquer et comme je le crois à ta suite.
  L'Athénien. – Mais quoi, bouillant Clinias, une telle démonstration n'est-elle pas trop difficile à suivre pour être produite ainsi devant les foules, et d'ailleurs immensément longue ?
  Clinias. – Eh bien, étranger, quand nous parlions de l'ivresse et de la musique, nous avons enduré nos propres longueurs, et nous ne les supporterions pas lorsqu'il s'agit des dieux et de ce qui s'y rapporte ? On ne saurait d'ailleurs trouver, pour une législation intelligente, un plus grand secours, puisque les prescriptions de la loi, une fois confiées à l'écriture, sont ainsi, pour tout le temps à venir, prêtes à rendre raison, vu qu'elles ne bougent aucunement. Aussi lors même qu'elles seraient, au début, difficiles à entendre, n'a-t-on pas lieu de s'en effrayer, car celui même qui est lent d'esprit pourra y revenir et les scruter à plusieurs reprises, et ce n'est pas non plus leur longueur, si elles sont utiles, qui peut le moindrement justifier ce qui me paraîtrait, à moi, une impiété pour quelque homme que ce soit : se dispenser de prêter à cette démonstration toute l'assistance dont il est capable.
  Mégillos. – Ce que dit là Clinias me semble parfait, étranger.
  L'Athénien. - Absolument, Mégillos ; faisons donc ce qu'il dit. En effet, si les doctrines dont nous parlons n'avaient pas été, pour ainsi dire, largement semées dans tous les esprits, il ne serait pas besoin d'arguments de secours en faveur de l'existence des dieux ; mais elles le sont, et la nécessité s'impose. Or, quand les lois les plus graves succombent aux attaques d'hommes pervers, qui donc plus que le législateur se doit de leur porter assistance ?
  Mégillos. – Personne.
  L'Athénien. – Eh bien, réponds-moi de nouveau, Clinias, car tu dois, toi aussi, prendre ta part de la démonstration. Celui qui soutient ces doctrines a chance de regarder le feu, l'eau, la terre et l'air comme les premiers éléments de toutes choses et de leur réserver le nom de nature, dans la pensée que l'âme n'en est qu'un produit postérieur. Et, selon toute apparence, sa thèse n'a pas seulement chance, elle a bel et bien l'intention de nous signifier cela.
  Clinias. – Parfaitement.
  L'Athénien. - N'avons-nous pas là, par Zeus, trouvé ce que je nommerai la source de déraison où burent tous les hommes qui jamais s'attaquèrent aux recherches sur la nature ? Fais ton examen, qu'aucun argument n'échappe à ta critique : le gain ne serait pas minime, en effet, si nous pouvions montrer que les auteurs de ces doctrines impies, les chefs de file, ont raisonné sans justesse et se sont trompés. Or telle est, je crois, la vérité.
  Clinias. – Bien dit : essaie donc de nous faire voir en quoi ils ont erré.
  L'Athénien. – Il nous faut en ce cas, semble-t-il, toucher à des problèmes qui nous sont peu familiers.
  Clinias. – N'aie pas d'hésitation, étranger. À ce que je comprends, en effet, tu crains d'avoir à sortir des questions de législation si nous touchons à de tels problèmes. Mais, s'il n'est aucun autre moyen que celui-là de justifier la croyance aux dieux qu'honorent nos lois présentes, alors, merveilleux ami, prenons celui- là.
  L'Athénien. – Il semble donc que je doive sans retard entamer ce discours si peu habituel. La cause première de toute génération et de toute destruction, ce n'est pas comme première, c'est comme dernière née que l'ont représentée ces doctrines qui façonnèrent les âmes à l'impiété, et, ce qui est dernier né, elles l'ont mis premier. Telle est la source de leurs erreurs concernant la véritable essence des dieux.
  Clinias. – Je ne saisis pas encore.
  L'Athénien. – C'est l'âme, ô mon ami, dont presque tous risquent d'avoir méconnu la nature et la vertu : ils ont ignoré, entre autres privilèges, celui de sa naissance, qui la fait première née, antérieure à tous les corps, cause éminente de tous leurs changements, de toutes leurs transformations ; si l'âme a ce privilège, n'est-il pas inévitable que ce qui s'apparente à elle soit né avant ce qui appartient au corps, puisqu'elle est plus vieille que le corps ?
  Clinias. – Inévitable.
  L'Athénien. – Ainsi l'opinion, la prévision, l'intellect, l'art, la loi, seraient antérieurs au dur, au mou, au lourd, au léger ; bien plus, les grandes, les premières productions ou actions seraient, en tant que premières, œuvres de l'art, alors que celles de la nature, et cela même qu'ils nomment à tort nature, seraient postérieures et ne devraient leur origine qu'à l'art et à l'intellect.
  Clinias. – À tort, comment cela ?
  L'Athénien. – Ce qu'ils entendent par nature, c'est ce qui engendra les premières existences ; si donc nous pouvons montrer que l'âme est de ces premières existences, plutôt que le feu ou l'air, nous aurons le droit strict de dire que l'âme, du fait de cette ancienneté de naissance, existe, plus que tout le reste, par nature. Cette conclusion sera établie s'il peut être démontré que l'âme est plus vieille que le corps ; autrement, elle ne le sera pas.
  Clinias. – Ce que tu dis là est pure vérité.
  L'Athénien. – Notre tâche, à cette heure, est donc d'établir cette démonstration ?
  Clinias. – Sans aucun doute."

 

Platon, Les Lois, Livre X, tr. fr. A. Diès, Les Belles Lettres, 1956, p. 147-162.

 

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Date de création : 04/12/2015 @ 13:45
Dernière modification : 04/12/2015 @ 13:45
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