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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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La physique aristotélicienne

  "Après avoir déterminé en combien de sens s'entend la nature, il convient d'examiner par quoi le mathématicien se distingue du physicien ; en effet, appartiennent aux corps physiques les surfaces, solides, grandeurs et points qui sont l'objet des études mathématiques. En outre, l'astronomie est autre chose que la physique ou n'est-elle pas plutôt partie de la physique: il serait absurde, en effet, qu'il appartint au physicien de connaître l'essence du soleil et de la lune, et non aucun de leurs attributs essentiels, d'autant qu'en fait les physiciens parlent de la figure de la lune et du soleil, se demandant si le monde et la terre sont sphériques ou non. Ce qu'il faut dire, c'est donc que ces attributs sont aussi l'objet des spéculations du mathématicien, mais non en tant qu'ils sont chacun la limite d'un corps naturel ; et, s'il étudie les attributs, ce n'est pas en tant qu'ils sont attributs de telles substances.
  C'est pourquoi, encore, il les sépare ; et en effet, ils sont, par la pensée, séparables du mouvement; peu importe d'ailleurs cette séparation; elle n'est cause d'aucune erreur.

  Les partisans des idées font la même opération sans s'en apercevoir car ils séparent les choses naturelles, bien moins séparables que les choses mathématiques.
  Cela deviendra clair, si l'on essaie de donner les définitions de choses de chacun de ces deux ordres, des sujets et des accidents. D'une part l'impair, le pair, le droit, le courbe, d'autre part le nombre, la ligne, la figure existeront sans le mouvement, mais non la chair, l'os, l'homme: ces choses-là sont comme le nez camus, non le courbe. On verra encore cette différence à propos des parties les plus physiques des mathématiques, comme optique, harmonique, astronomie, car leur rapport à la physique est inverse de celui de la géométrie. La géométrie étudie la ligne physique en tant qu'elle n'est pas physique; au contraire, l'optique étudie la ligne mathématique, non en tant que mathématique, mais en tant que physique.
  Puis donc que la nature s'entend en deux sens, la forme et la matière, il faut l'étudier comme si nous recherchions l'essence du camus; par suite, de telles choses ne sont ni sans matière, ni considérées sous leur aspect matériel.
  Malgré tout, la difficulté persiste à ce sujet : puisque la nature est double, de laquelle s'occupe le physicien ?, ou bien est-ce du composé des deux ? Mais, si c'est du composé des deux, c'est de l'une et de l'autre. Est-ce donc à une seule et même science qu'il appartient de connaître l'une et l'autre?
  Qui regarderait les Anciens croirait que l'objet du physicien, c'est la matière ; car seuls Empédocle et Démocrite ont touché, bien peu, à la forme et à la quiddité.
  Mais si l'art imite la nature et si, dans une certaine limite, il appartient à une même science de connaître la forme et la matière (par exemple, au médecin la santé, et la bile et le phlegme dans lesquels est la santé; de même, à l'architecte, la forme de la maison et la matière, à savoir tuiles et bois ; de même pour les autres arts) alors il doit appartenir à la physique de connaître les deux natures."

 

Aristote, Physique, Livre II, tr. fr. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 62-63.


 

  "Nous avons décrit la nature physique des animaux, et la manière dont s'effectue chez eux la génération. Leurs actes et leur façon de vivre varient selon leurs caractères et leur alimentation.
  Il existe, en effet, chez la plupart des animaux, des traces de ces états de l'âme qui, chez l'homme, se manifestent d'une manière plus différenciée. Car docilité ou férocité, douceur ou aspérité, courage ou lâcheté, crainte ou assurance, intrépidité ou fourberie, et, sur le plan intellectuel, une certaine sagacité, ce sont là des ressemblances avec l'homme qui se rencontrent chez un grand nombre d'animaux, et qui rappellent les ressemblances organiques dont nous avons traité.

  Pour certaines de ces qualités, les animaux ne diffèrent de l'homme que selon le plus ou le moins, et il en est de même pour l'homme à l'égard d'un grand nombre d'animaux (quelques-unes des qualités de ce genre se rencontrent, en effet, avec une intensité plus grande chez l'homme ; d'autres, au contraire, avec une intensité plus grande chez les animaux) ; pour d'autres qualités, il n'y a qu'un rapport d'analogie : par exemple, à ce qui chez l'homme s'appelle art, sagesse et science, correspond chez quelques animaux une certaine autre potentialité naturelle de même sorte.
  La vérité de cette assertion apparaît tout de suite à qui considère l'homme à l'âge de l'enfance ; chez l'enfant, il est, en effet, possible d'observer comme les traces et les germes de ce qui doit constituer ses dispositions futures, aucune différence n'existant pratiquement à cette époque de la vie entre l'âme de l'enfant et l'âme de l'animal. Il n'y a donc rien de déraisonnable à soutenir qu'en ce qui regarde l'homme et les animaux, certaines de leurs qualités sont identiques, d'autres voisines, d'autres enfin analogues.
  La nature passe graduellement des êtres inanimés aux animaux, de telle façon que, en raison de la continuité, la ligne de démarcation qui sépare les uns des autres est insaisissable, et qu'on ne peut déterminer auquel des deux groupes appartient la forme intermédiaire. Ainsi, après la classe des êtres inanimés vient immédiatement celle des plantes, et, parmi les plantes, une espèce différera de l'autre en ce qu'elle semble participer davantage des caractères de la vie ; et le règne végétal tout entier, si on le compare aux autres corps inorganiques, apparaît en quelque sorte comme doué de vie, tandis que, comparé aux espèces animales, il apparaît inanimé.
  Le passage des végétaux aux animaux est continu, ainsi que nous l'avons remarqué plus haut. En effet, parmi les êtres marins, il y en a certains dont on eut se demander si on est en présence d'un animal ou d'une plante : certains de es êtres, par exemple, sont enracinés, et, si on les détache, périssent souvent : tel st le cas des pinnes, qui vivent attachées au sol, et des solens, qui, une fois arrachés, sont incapables de vivre. Et, d'une façon générale, la classe tout entière des testacés ressemble à des plantes, si on la compare aux animaux locomoteurs.
  En ce qui concerne la sensitivité, certains animaux ne manifestent par aucun signe qu'ils la possèdent, tandis que d'autres le montrent, quoique d'une façon peu distincte. En outre, la substance de certains de ces êtres indécis est semblable à de la chair : par exemple ce qu'on appelle les têthes, ainsi que la famille des orties de mer. Quant à l'éponge, elle est entièrement semblable aux végétaux.
  Ainsi c'est toujours par une différence insensible qu'on monte d'une espèce à une autre, telle espèce se montrant plus favorisée qu'une autre sous le rapport de la vie et du mouvement.
  En ce qui concerne les actes de la vie, les mêmes considérations sont applicables. Ainsi les plantes ne paraissent avoir d'autre fonction que de reproduire un être semblable à elles : j'entends celles des plantes qui proviennent d'une semence ; pareillement, certains animaux n'ont d'autre œuvre à accomplir que la reproduction. C'est pourquoi les actes visant à la reproduction sont communs à tous les êtres vivants indistinctement. Mais dès que s'ajoute la sensitivité, leurs vies sont différentes, qui concerne l'acte même de procréation, à cause du plaisir qui y est attaché, et aussi en ce qui concerne la parturition et l'éducation des petits. Certains animaux, tout comme les plantes, reproduisent simplement à époques fixes leur propres espèce ; d'autres s'occupent en outre de pourvoir à la nourriture de leurs petits, mais, ceux-ci une fois élevés, ils s'en séparent et n'ont plus aucun rapport avec eux ; d'autres, enfin, qui sont plus intelligents et qui ont en partage la faculté de se souvenir, vivent plus longtemps avec leur progéniture et se comportent avec elle d'une façon plus sociable.
  Ainsi donc chez les animaux, une partie de l'existence est réservée aux actes concernant la reproduction, et l'autre partie aux actes se rapportant à la nourriture : entre ces deux fonctions se partagent en lait tous les soins, toute la vie de l'animal. La nourriture de l'animal est variable et dépend principalement de la nature de la substance dont il est lui-même constitué : car, dans chaque cas, la croissance de l'animal se fait naturellement aux dépens de cette substance. Or ce qui est conforme à la nature donne du plaisir, et tous les animaux poursuivent le plaisir conforme à leur nature."

 

Aristote, Histoire des animaux, I, tr. fr. J. Tricot, Vrin, 1987, p. 491-495.


 

  "De plus, en tout devenir naturel nous observons plusieurs causes, par exemple, la cause en vue de laquelle[1] et la cause à partir de laquelle[2] se fait le changement ; il faut donc déterminer, sur ce point aussi, laquelle se trouve être la première et laquelle la seconde. Il semble que la première cause soit celle que nous appelons « en vue de quoi » ; en effet, elle est « raison » et la raison est principe aussi bien dans les produits de l'art que dans ceux de la nature. Le médecin commence par déterminer, soit par raisonnement, soit par observation, ce qu'est la santé, l'architecte ce qu'est la maison ; ils rendent compte par là des raisons et des causes de leurs démarches et du « pourquoi de leurs actions. Or, il y a davantage de finalité et de beauté dans les oeuvres de la nature que dans les fabrications humaines. D'autre part, la nécessité à laquelle certains s'efforcent de réduire à peu près toute raison, faute de distinguer les acceptions diverses du nécessaire, ne se rencontre pas de façon identique dans toutes les œuvres de la nature : nécessité absolue dans les êtres éternels, nécessité conditionnelle dans tous les êtres soumis au devenir, de même que dans les objets artificiels, maison, ou quoi que ce soit de semblable ; telle matière est nécessaire si telle maison doit être réalisée, ou quelque autre fin ; il faut que ceci soit produit et transformé, et ceci encore et ainsi de suite sans interruption jusqu'à la fin, jusqu'à ce en vue de quoi chaque chose est produite et existe. Pareillement dans ce que produit la nature. Mais la forme de la démonstration et de la nécessité n'est pas la même dans la science de la nature et dans les sciences théorétiques ; on l'a exposé dans d'autres ouvrages sur ce sujet. Alors en effet que dans les unes c'est ce qui est qui est le principe, dans l'autre, c'est ce qui doit être. Ainsi, parce que la santé de l'homme est telle chose qu'il est nécessaire que telle chose existe ou se produise, et ce n'est pas parce que telle chose existe ou se produit que nécessairement la santé s'en suivra. Il n'est pas possible non plus de ramener à l'éternel la nécessité d'une démonstration de ce genre, de manière à pouvoir dire que puisque telle chose existe, telle chose existe. Cela a été précisé ailleurs, de même qu'ont été déterminés les êtres où se rencontrent nécessité et réciprocité et pour quelles causes."

 

Aristote, Traité sur les parties des animaux, Livre I, 639b 640 a, tr. fr. J.-M. Leblond, Aubier-Montaigne, 1945, p. 83-87.


[1] La cause finale.
[2] La cause efficiente.


 

  "De plus, en tout devenir naturel nous observons plusieurs causes, par exemple, la cause en vue de laquelle[1] et la cause à partir de laquelle[2] se fait le changement ; il faut donc déterminer, sur ce point aussi, laquelle se trouve être la première et laquelle la seconde. Il semble que la première cause soit celle que nous appelons « en vue de quoi » ; en effet, elle est « raison » et la raison est principe aussi bien dans les produits de l'art que dans ceux de la nature. Le médecin commence par déterminer, soit par raisonnement, soit par observation, ce qu'est la santé, l'architecte ce qu'est la maison ; ils rendent compte par là des raisons et des causes de leurs démarches et du « pourquoi de leurs actions. Or, il y a davantage de finalité et de beauté dans les oeuvres de la nature que dans les fabrications humaines. D'autre part, la nécessité à laquelle certains s'efforcent de réduire à peu près toute raison, faute de distinguer les acceptions diverses du nécessaire, ne se rencontre pas de façon identique dans toutes les œuvres de la nature : nécessité absolue dans les êtres éternels, nécessité conditionnelle dans tous les êtres soumis au devenir, de même que dans les objets artificiels, maison, ou quoi que ce soit de semblable ; telle matière est nécessaire si telle maison doit être réalisée, ou quelque autre fin ; il faut que ceci soit produit et transformé, et ceci encore et ainsi de suite sans interruption jusqu'à la fin, jusqu'à ce en vue de quoi chaque chose est produite et existe. Pareillement dans ce que produit la nature. Mais la forme de la démonstration et de la nécessité n'est pas la même dans la science de la nature et dans les sciences théorétiques ; on l'a exposé dans d'autres ouvrages sur ce sujet. Alors en effet que dans les unes c'est ce qui est qui est le principe, dans l'autre, c'est ce qui doit être. Ainsi, parce que la santé de l'homme est telle chose qu'il est nécessaire que telle chose existe ou se produise, et ce n'est pas parce que telle chose existe ou se produit que nécessairement la santé s'en suivra. Il n'est pas possible non plus de ramener à l'éternel la nécessité d'une démonstration de ce genre, de manière à pouvoir dire que puisque telle chose existe, telle chose existe. Cela a été précisé ailleurs, de même qu'ont été déterminés les êtres où se rencontrent nécessité et réciprocité et pour quelles causes. Mais ce qu'on ne doit pas passer sous silence c'est la question de savoir s'il faut exposer, comme ont fait nos prédécesseurs dans cette étude, plutôt la genèse des êtres que leur constitution, car la différence n'est pas petite entre les deux procédés. Il semble donc que le point de départ doit être, comme on l'a dit précédemment, de recueillir les faits en chaque genre, pour exposer ensuite leurs causes, et enfin leur genèse. C'est cet ordre qui s'impose plus manifestement en effet dans l'art de construire lui-même : c'est parce que la forme de la maison est telle chose, parce que la maison est telle chose, qu'elle est produite de telle manière. Car la genèse est en raison de la réalité et non la réalité en raison de la genèse. C'est pourquoi Empédocle s'est trompé en disant que beaucoup de traits se rencontrent chez les Animaux, parce que cela est arrivé ainsi dans le processus de genèse : par exemple, ils ont l'épine dorsale ainsi faite parce que, dans un mouvement de torsion, il lui est arrivé de se briser. Il oublie, en premier lieu, qu'il faut que le sperme constituant possède une puissance appropriée, ensuite que le producteur doit exister avant le produit, non seulement selon une priorité logique, mais aussi selon le temps : l'Homme engendre l'Homme, et c'est parce que le producteur est constitué de telle manière qu'une telle genèse se passe de cette façon précise. Pareillement, pour ce qui paraît être le fruit d'une génération spontanée : tout se passe comme pour les produits de l'art.

  - Car il y a certaines choses qui se produisent spontanément et qui sont semblables à ce que fait l'art humain, ainsi la santé. En certaines choses préexiste un agent de même ordre, par exemple l'art du sculpteur dans les statues. Il n'y a pas là de génération spontanée; or l'art, c'est l'idée de l'œuvre, l'idée qui existe sans matière. De même en ce qui provient du hasard, tout s'y produit comme dans l'art. C'est pourquoi il faut dire avant tout que c'est l'essence de l'homme qui commande sa constitution : il n'est pas possible qu'il existe sans telle ou telle partie. Sans ces parties – à tout le moins sans quelque chose qui s'en rapproche ou bien il y a impossibilité absolue à ce qu'il existe autrement, ou bien c'est seulement de cette façon qu'il est bien: tout cela se tient. Et c'est précisément parce qu'il a telle nature que sa genèse se produit de telle façon et qu'elle est nécessairement ce qu'elle est. C'est pourquoi telle partie apparaît la première, puis telle autre, et il en est ainsi pour tous les êtres de constitution naturelle. Les Anciens et ceux qui ont commencé à philosopher sur la nature faisaient porter leur examen sur la matière, sur la cause matérielle, sa nature et ses propriétés ; ils se demandaient comment l'être complet en provenait et sous quelle impulsion, haine, par exemple, ou amitié, ou intelligence, ou mécanisme spontané, la matière sous-jacente possédant nécessairement telle nature, chaude pour le feu, froide pour la terre, ou légère ou lourde; c'est ainsi qu'ils font la genèse du Monde, et ils exposent de même celle des Animaux et des Plantes : ils disent, par exemple, que le flux de l'eau dans le corps explique la formation de l'estomac et de tout réceptacle de nourriture ou de déchets, que le passage du souffle a percé les narines. Or l'air et l'eau sont la matière des corps et c'est avec ces corps que tous construisent la nature. Si donc l'Homme, les Animaux et leurs parties sont des êtres naturels, il faudrait traiter de la chair, de l'os, du sang et de toutes les parties indifférenciées. De même au sujet des parties différenciées, visage, main, pied : il faudrait dire leur nature propre et leur rôle ; il n'est pas suffisant, en effet, de dire de quoi tout cela est fait, feu ou terre ; si nous avions en effet à parler d'un lit ou d'un objet de ce genre, nous chercherions à déterminer sa forme plutôt que sa matière, airain ou bois, ou au moins la matière de l'ensemble. Car un lit, c'est telle chose dans telle matière, telle chose caractérisée de telle façon. Il faut donc parler de sa configuration et dire ce qu'est sa forme."

 

Aristote, Traité sur les parties des animaux, Livre I, 639b 640 a, tr. fr. J.-M. Leblond, Aubier-Montaigne, 1945, p. 83-91.


[1] La cause finale.
[2] La cause efficiente.


  "En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles ; on dit qu'Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l'ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine. » Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l'étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n'est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les oeuvres de la nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d'un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté.
  Et si quelqu'un trouvait méprisable l'étude des autres animaux, il lui faudrait aussi se mépriser lui-même, car ce n'est pas sans avoir à vaincre une grande répugnance qu'on peut saisir de quoi se compose le genre Homme, sang, chair, os, veines, et autres parties comme celles-là.
  De même, quand on traite d'une partie ou d'un organe quelconques, il faut garder dans l'esprit qu'on ne doit pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu'on doit s'attacher à la forme totale ; ainsi considère-t-on une maison tout entière et non pas seulement les briques, le mortier, les bois. Pareillement, dans l'étude de la Nature, c'est la synthèse, la substance intégrale qui importent, et non des éléments qui ne se rencontrent pas séparés de ce qui fait leur substance."

 

Aristote, Les Parties des Animaux, I, 5, 645a 16-36.


 

  "Aristote personnalise la Nature et la présente comme une force cosmique, intelligente, qui, en chaque espèce, assure la constitution la plus harmonieuse, qui, entre les espèces constituées, assure le concert des activités, qui, à travers toutes les espèces, grâce à l'ascension continue de leurs degrés, recherche la perfection de l'Homme. On connaît cet axiome d'Aristote qui revient souvent, surtout dans les ouvrages de Biologie : « La Nature ne fait rien en vain », « La Nature ne fait rien d'inutile ». Et il ne se contente pas d'énoncer ce principe général, il l'applique sans cesse pour rendre compte de la conformation de tel et tel organe en telle et telle espèce ; il est amené par là à parler d'une Nature ingénieuse, d'une nature organisatrice, fabricatrice, qui guérit des organisations défectueuses au moyen d'organes de secours, qui change sa manière de faire suivant les besoins différents des espèces, qui orne, qui unifie. Ce travail de la Nature est présenté parfois sous une forme imagée : la Nature peintre, qui, comme les peintres, commence par une esquisse générale avant d'apporter les derniers détails et de mettre les couleurs ; la Nature modeleuse, qui, comme un sculpteur qui place un bâti sous la glaise, met les os sous la chair, la nature bonne ménagère qui sait tirer parti de tous les restes. Et surtout cette Nature est présentée comme ayant une intention : elle veut, et elle regarde vers le but à atteindre.
  Il ne s'agit pas, à vrai dire, d'une force créatrice ; Aristote montre cette Nature aux prises avec les nécessités que lui impose la matière ; elle utilise des conditions qu'elle n'a pas faites et si elle recherche le meilleur, c'est autant qu'il est possible. Le terme qui caractérise le mieux son action est le verbe « utiliser » ou « tirer parti ». Ces expressions sont trop répétées, elles intéressent trop directement la méthode pour qu'on puisse y voir seulement une concession un langage populaire, sans rien de plus profond, ainsi qu'il est sans doute possible de le faire au sujet de certaines expressions religieuses qu'on rencontre dans les Éthiques. - D'autre part, il semble également impossible d'identifier cette Nature organisatrice avec le dieu d'Aristote, l'Acte pur ; Aristote a repoussé explicitement l'idée d'une Providence, d'un Dieu qui s'abaisserait à connaître quelque chose d'inférieur à lui, et c'est bien d'ailleurs à cette conclusion que devrait le conduire sa conception intellectualiste d'une energeia immanente, fermée sur soi, contente dans la possession de soi-même.

  La Nature n'est pas Dieu. Il est difficile aussi, en dépit de certaines expressions d'Aristote et du verbe même dèmiourgein, qu'il emploie souvent pour désigner son action, de la représenter comme un démiurge, qui agirait de l'extérieur et modèlerait les êtres du dehors. Rien, en effet, ne serait plus opposé à la notion « nature » précisément, qu'il s'agisse de natures individuelles ou de cette Nature transcendante dont nous essayons d'éclaircir la notion, car il est évident ,que la caractéristique de toute action naturelle est bien, au gré d'Aristote, qu'elle procède de l'intérieur. C'est sur ce point que s'appuie la définition même de tout devenir naturel et c'est ce qui fait la différence entre le « naturel » et l' « artificiel ».
  Il est inutile de rappeler avec quelle vigueur Aristote s'oppose aux mécanistes, Démocrite, en particulier, qui suppose, par exemple, que l'embryon est modelé, du dehors, par les mouvements de la matrice ; puisque le développement de l'embryon est naturel, il faut que ce soit lui-même qui le produise, et c'est pour cette raison que le cœur, principe du mouvement de l'animal, est le premier organe qui apparaît. Aussi ne faut-il pas prendre absolument à la lettre les déclarations d'Aristote sur le « regard » de la Nature vers le but à atteindre. Sans doute,  dans les œuvres de la Nature il y a davantage encore de finalité que dans l'art, mais cette finalité n'est pas nécessairement délibérée, rationnelle, – organisation réfléchie des moyens vers une fin. La finalité de la Nature n'est pas de ce genre : « La Nature ne délibère pas », pense Aristote, et d'ailleurs la délibération est un indice d'imperfection dans la finalité : elle est le fait de l'artisan et non de l'art lui-même.
  Il faut bien préciser en effet, lorsqu'on approfondit l'étude de la cause fabricatrice chez Aristote, qu'il insiste sur ce lait que la cause véritable, le principe réel de l‘action, ce n'est pas l'artisan, mais l'art lui-même, l'idée que l'artisan porte en soi. sans en épuiser la richesse et la fécondité, et dont il n'est en quelque sorte que l'instrument. Ainsi, ce n'est pas de l'architecte que provient la maison, en dernière analyse, mais « maison vient de maison », maison matérielle de maison en Idée, de maison dans l'art. – L'art, s'il pouvait être réalisé en dehors de l'artisan, agirait spontanément et sans délibération, comme la Nature. « L'art ne délibère pas et, certes, si l'art de construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait comme la nature. » - Position tout imprégnée de platonisme, on le voit, et qui contraste avec notre manière de voir habituelle ; en effet, la cause par excellence, au gré d'Aristote, n'est pas tant peut-être l'intellect que l'intelligible, l''esprit que l'idée; la délibération rationnelle n'est qu'un épiphénomène, un « accident » de cette causalité. Aussi lorsque Aristote place à l'origine de toute production, aussi bien naturelle qu'artificielle, un logos, et qu'il y montre la vraie cause, il ne faut pas trouver dans ce logos une raison raisonnante, mais une idée. Le logos est, dans l'artisan, présent à une conscience ; dans la production naturelle, il s'identifie à une nature. Aussi est-ce parce qu'elle est plus proche de ce logos que l'architecte, que l'hirondelle construit son nid « par une impulsion naturelle » et sans réfléchir, alors que l'architecte doit réfléchir. Il n'y a pas alors chez l'hirondelle moins de finalité, mais davantage.
  La finalité de la Nature est donc, nous ne dirons pas, « sans intelligence », – car  cela risquerait de faire penser à une action aveugle, à un mécanisme fortuit, – mais sans délibération et même sans conscience ; on comprend dès lors qu'elle ne puisse s'accorder avec la position d'un démiurge extérieur. La Nature n'est pas fabricatrice à la façon d'un artisan ; elle est intérieure aux natures individuelles et agit en chacune d'elles."

 

Jean-Marc Leblond, "Introduction" au Traité sur les parties des animaux d'Aristote, livre I, 1945, Aubier-Montaigne, p. 46-50.



  "Il est [possible] de faire ressortir quelques traits dominants de la théorie physique d'Aristote, qui montrent à quel point elle est liée à la Cosmologie géocentrique.
  La Physique, théorie de la Nature, est aussi une théorie du mouvement, car le mouvement est un fait d'observation indis­cutable et la Nature est « principe du repos et du mouvement ». « Mouvement » doit ici s'entendre au sens large, c'est-à-dire qu'il désigne aussi bien les changements qualitatifs que les déplacements dans l'espace : la croissance d'une plante ou l'évaporation de l'eau sont aussi bien des « mouvements » que la chute d'un corps. Bornons-nous à la discussion du mouve­ment au sens étroit des modernes, le déplacement, le mouve­ment « selon le lieu » ou « local » dans la terminologie d'Aris­tote.

  Il distingue les mouvements naturels et les mouvements violents ; les mouvements naturels sont des processus par les­quels les objets, obéissant à une sorte d'exigence interne de leur nature, se portent spontanément au lieu qui leur est assigné dans l'ordre universel. Dans un mouvement violent au contraire, un objet physique subit la contrainte d'un « moteur », c'est-à-dire d'un autre objet physique qui le meut dans une direction l'écartant de son lieu naturel. Une pierre tombe : c'est un mouvement naturel ; je la jette en l'air : c'est un mouvement violent.
  Or, il n'y a pour Aristote que trois sortes de mouvements naturels, et leur définition est étroitement liée à la structure sphérique et géocentrique de l'Univers : les mouvements rectilignes vers le haut et vers le bas ; les mouvements circu­laires autour du centre de la Terre. Ces derniers conviennent aux astres et aux astres seulement ; ils sont sans commence­ment ni fin et leur accomplissement n'apporte pas plus de perfection aux êtres qu'ils animent. Au contraire, les mouve­ments rectilignes de direction « radiale » vers le haut ou vers le bas, sont naturels en ce sens que, dans ce monde inférieur qu'est le monde intérieur à l'orbite de la Lune (le monde sublu­naire) et où l'ordre cosmique est constamment dérangé, ils placent ou replacent les objets physiques en leurs lieux natu­rels ; ils s'achèvent lorsque ce terme est atteint ; à la différence de la rotation des astres, ce sont des processus finis. Or, cette théorie est étroitement liée à celle des éléments constitutifs du monde matériel, question que le rationalisme grec avait posée bien avant Aristote.
  La Terre n'est pas seulement la sphère centrale du monde, c'est aussi un élément, dont le lieu naturel est le bas : chaque particule de terre descend spontanément aussi près que pos­sible du centre (c'est d'ailleurs la raison qui, pour Aristote – assez proche, sur ce point, des modernes – explique la forme sphérique de la Terre). Le Feu, en revanche, autre élément, monte spontanément ; son lieu naturel est le haut. Il y a, il est vrai, deux éléments intermédiaires (Platon prétendait expliquer mathématiquement pourquoi justement deux, mais Aristote n'insiste pas là-dessus), l'Eau et l'Air ; l'intervention de ces intermédiaires complique quelque peu la théorie du lieu et du mouvement naturel ; car pour ces éléments, le mouvement naturel est nécessairement relatif : l'Eau, par exemple, descend par rapport à l'Air, mais monte par rapport à la Terre ; mais il est, après tout, conforme au schéma cosmologique des sphères et à l'observation banale de concevoir que l'ordonnance naturelle des éléments les dispose en couches concentriques, avec la Terre au centre, et que la légèreté et la lourdeur rela­tives de l'Air et de l'Eau n'introduisent aucun désordre dans l'harmonie cosmique."

 

Jacques Merleau Ponty, Les Trois étapes de la cosmologie, 1971, 1ère partie, III, Robert Laffont, Science nouvelle, p. 51-52.


 

  "La physique aristotélicienne établit une différence de nature intrinsèque entre repos et mouvement liée à l'existence d'un ordre cosmique en vertu duquel chaque objet possède dans l'Univers une place, un « lieu » qui lui est propre – car il est conforme à sa nature –, vers lequel il tend à revenir s'il en est écarté, et où il reste immobile si rien ne vient l'en déloger. La tendance au repos est en quelque sorte constitutive de la matière. Le mouvement, par contre, est conçu soit comme un retour à l'ordre (c'est ce qu'Aristote appelle mouvement naturel, car le corps y réalise sa tendance naturelle au repos en son lieu naturel), soit comme une rupture contre-nature de cet ordre qui ne peut être provoquée que de façon violente (et que pour cette raison Aristote appelle mouvement violent). Repos et mouvement sont donc conçus comme des notions contraires, s'excluant l'une l'autre : un même corps est soit au repos, soit en mouvement ; mais s'il est au repos, il l'est absolument.
  S'il en est ainsi c'est qu'il existe un lien direct entre le mouvement d'un corps et sa constitution interne. Le mouvement est une transformation qui affecte la nature intime du corps ; il n'est donc pas équivalent, pour un même corps, d'être au repos ou d'être en mouvement. De ce point de vue, le mouvement aristotélicien se compare tout à fait à ce que la physique moderne nomme un changement d'état et dont l'évaporation, passage, pour un même corps, de l'état liquide à l'état vapeur, constitue le prototype. Dans les deux cas, il y a passage d'un état physique à un autre : passage de l'état liquide à l'état gazeux dans le cas de la vaporisation ; passage de l'état de repos en un certain lieu à un état de repos dans un autre lieu, dans le cas du mouvement selon Aristote. Dans les deux cas, ce passage est corrélatif d'une modification de la structure interne du corps, modification qui doit être provoquée par un agent extérieur."

 

Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, 1984, PUF, Philosophies, 2002, p. 13-14.


 

  "Aristote considère que la nature agit de manière rationnelle, ou, plus exactement, que tout se passe comme si la nature agissait de manière rationnelle et réfléchie : « On dirait que la nature prévoit ce qui pourrait arriver. »[1]
  Dans la perspective aristotélicienne, le principe fondamental qui permet d'expliquer les phénomènes de la nature, surtout ceux de la nature vivante, c'est que la nature agit toujours en vue d'une fin et qu'elle n'admet donc pas l'inachèvement, l'infini, l'indéterminé, aussi bien dans les organismes qu'elle produit que dans la série des êtres qu'elle fait apparaître. La caractéristique du vivant, c'est d'être complet, achevé. Par conséquent, la nature ne fait rien en vain : d'une part, elle ne fait rien d'inutile ; d'autre part, si elle fait quelque chose, c'est qu'elle a une raison de le faire. Ce principe est utilisé souvent pour justifier la présence ou l'absence d'une faculté ou d'un organe. La nature, pourrait-on dire, est une bonne ménagère qui économise, autant qu'elle le peut. Elle sait éviter le trop ou le trop peu, le trop tôt ou le trop tard. Elle fait servir un seul organe à plusieurs fins différentes. Par exemple, la langue sert à la fois au goût, nécessaire à l'existence, et à l'élocution, utile pour une meilleure existence. Ou encore, la bouche sert à absorber la nourriture, mais aussi à respirer. « Comme un homme prudent », dit Aristote, la Nature ne donne un organe qu'à ceux qui sont capables de s'en servir ; elle utilise au maximum les possibilités qui se présentent ; « comme un bon économe », elle ne jette rien de ce qui peut avoir quelque utilité ; elle sait tirer parti des résidus « pour faire des os, des tendons, des poils, des sabots », et compenser un excès par un défaut, ou l'inverse. Car elle ne peut attribuer l'excédent à plusieurs points à la fois. Par exemple, pendant l'allaitement, les règles n'ont pas lieu et, normalement, il n'y a pas de conception. S'il y a conception, le lait se tarit, car la nature n'est pas assez riche pour pouvoir assurer les deux fonctions."

 

Pierre Hadot, Le voile d'Isis, 2004, Gallimard, nrf essais, p. 201.


[1] Du ciel, II, 9, 291 a 24.

 

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Date de création : 04/12/2015 @ 13:56
Dernière modification : 13/09/2022 @ 11:44
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