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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Nature et finalité

  "La finalité partout présente dans la nature organique, et destinée à assurer le maintien de chaque être, ainsi que la conformité de cette nature organique avec la nature inorganique, ne peut prendre plus naturellement place dans la suite d'aucun système philosophique que dans celui qui donne pour fondement à l'existence de toute créature naturelle une volonté propre à en exprimer l'essence et la tendance non seulement dans les actions, mais déjà même dans la forme de l'organisme tel qu'il nous apparaît. […]
  L'admiration pleine de surprise, qui a coutume de nous saisir à l'examen de la convenance infinie répandue dans la structure de tous les êtres organisés, repose au fond sur une supposition bien naturelle, mais qui n'en est pas moins fausse : cette concordance des parties les unes avec les autres, avec l'ensemble de l'organisme, avec ses fins extérieures, conçue et jugée par nous au moyen de la connaissance, c'est-à-dire par la voie de la représentation, nous semble aussi y avoir été introduite par la même voie ; c'est pour l'intelligence qu'elle existe ; c'est de même par l'intelligence qu'elle aurait été réalisée à nos yeux. Sans doute, nous ne pouvons produire rien d'aussi ordonné, d'aussi régulier qu'un cristal par exemple, sans l'appui de la règle et de la loi, ni mettre en rien la finalité, sans être guidés par le concept de fin : mais rien ne nous autorise à transporter cette limitation de nos facultés à la nature, qui est un prius de tout intellect, et dont l'action diffère totalement de la nôtre. Elle crée ce qui paraît si convenable et si médité, sans réflexion, sans notion de fin, dénuée qu'elle est de la représentation, élément d'origine toute secondaire. Considérons d'abord la simple régularité, avant la finalité. Dans un flocon de neige, les six rayons égaux et séparés par des angles égaux n'ont pas été l'objet de la mesure préalable d'une intelligence ; c'est la simple tendance de la volonté primitive qui, lors de l'apparition de la connaissance, se présente à elle sous cette forme. De même qu'ici la volonté réalise sans mathématiques une figure régulière, de même elle produit aussi, sans physiologie, un organisme parfaitement combiné en vue de sa fin. La forme régulière dans l'espace n'existe que pour l'intuition, dont l'espace est la forme ; de même la finalité de l'organisme n'existe que pour la raison connaissante, dont les opérations sont liées aux concepts de moyen et de fin. S'il nous était donné d'avoir une vue immédiate sur l'action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont Kant parle dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d'une bouteille de bière qu'on venait d'ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l'y introduire ; de même nous supposons aussi que la finalité a été mise dans les œuvres de la nature par la même voie qu'elle suit pour en ressortir à nos yeux. Notre étonnement téléologique se peut donc encore comparer à l'admiration excitée par les premières œuvres de l'imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l'intervention d'un démon. - Car, répétons le encore une fois, c'est seulement l'intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l'acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d'un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s'étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, en un certain sens, qu'admirer son œuvre propre.

  Supposons-nous tout occupés à observer l'art infini et inexprimable qui préside à la structure de tout animal, fût-ce l'insecte le plus commun. Nous sommes plongés dans l'admiration ; tout à coup l'idée nous vient que la nature livre sans merci à la destruction ces organismes mêmes, si parfaits et si compliqués, que chaque jour elle les laisse périr par milliers, victimes du hasard, de la rapacité animale, du caprice humain ; cette prodigalité insensée nous jette aussitôt dans une profonde surprise. Mais il y a là une confusion d'idées : nous avons dans l'esprit l'œuvre d'art humaine, qui demande l'aide de l'intelligence pour dompter la résistance d'une matière étrangère et rebelle, et qui coûte ainsi sans doute bien des efforts. Mais les productions de la nature, quelle qu'en soit la perfection, ne lui coûtent pas la moindre peine : chez elle la volonté d'agir est déjà l'action, l'œuvre elle-même ; car, je le répète, l'organisme n'est que la réalisation dans le cerveau de la forme visible d'une volonté déjà existante.
  Il résulte de cette condition nettement marquée des êtres organisés, que la téléologie, hypothèse de l'appropriation de tout organe à une fin, est un guide des plus sûrs dans l'étude de toute la nature organique. Au point de vue métaphysique, au contraire, quand il s'agit de comprendre la nature au-delà de toute expérience possible, on ne peut y faire appel que secondairement et subsidiairement, pour confirmer des principes d'explication puisés ailleurs : car ici elle fait elle-même partie des problèmes dont il s'agit de rendre compte. –  Aussi, quand on rencontre chez un animal un organe, dont on n'aperçoit pas la destination, Il ne faut jamais avancer l'idée que la nature l'aurait produit sans but, par jeu et par pur caprice. Une telle pensée serait tout au plus possible dans l'hypothèse d'Anaxagore, pour qui la nature tiendrait son arrangement d'une raison ordonnatrice, mise en celle qualité au service d'une volonté étrangère ; mais elle est inadmissible dans la théorie qui place l'essence intime (c'est-à-dire extérieure à notre représentation) de tout organisme tout entière dans sa propre volonté : car alors aucune partie ne peut exister que sous condition d'être utile à la volonté qui lui sert de base, d'en exprimer et d'en réaliser quelque tendance, et de contribuer ainsi en quelque manière à la conservation de cet organisme. En effet, en dehors de la volonté qui apparaît en lui et des conditions extérieures, parmi lesquelles il a, de son plein gré, entrepris de vivre, et dont toute sa forme  et toute son ordonnance sont disposées en vue de soutenir le conflit, il n'est rien qui ait pu influer sur lui, déterminer sa figure et ses parties, ni l'arbitraire, ni la fantaisie. Tout en lui doit donc être approprié à une fin, et les causae finales doivent être notre guide dans l'intelligence de la nature organique, comme les causae efficientes dans celle de la nature inorganique. De là, en anatomie ou en zoologie, notre entendement est scandalisé quand nous ne pouvons trouver la destination d'un organe donné, comme, en physique, à la vue d'un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l'autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l'insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour  la rate : on ne cesse d'amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu'au jour où l'une d'entre elles se confirmera comme la véritable. Il en est de même des grandes défenses en spirale du babiroussa, des appendices en forme de cornes de certaines chenilles, etc. Nous jugeons d'après le même principe des cas négatifs ; par exemple, de l'absence chez certains sauriens, ordre en général si uniforme, d'une partie aussi importante que la vessie urinaire, présente en bien des espèces ; ou encore de l'absence totale chez les dauphins et quelques cétacés du même genre des nerfs olfactifs, que possèdent les autres cétacés et même les poissons : il doit y avoir une raison précise à tous ces faits."

 

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, 1818, Suppléments, Chapitre XXVI, tr. fr. A. Burdeau, PUF, 1966, p. 1050-1053.



  "CAUSALITÉ ET FINALITÉ

  Nous pouvons établir que l'existence abstraite, qui consiste dans la nécessité mécanique, a besoin elle-même de trouver un point d'appui dans l'existence concrète, qui n'appartient qu'à l'ordre des fins, et qu'ainsi la finalité n'est pas seulement une explication, mais la seule explication complète de la pensée et de la nature. Chaque phénomène, en effet, est déterminé mécaniquement, non seulement par tous ceux qui le précèdent dans le temps, mais encore par tous ceux qui l'accompagnent dans l'espace : car ce n'est qu'en vertu de leur causalité réciproque que plusieurs phénomènes simultanés peuvent être l'objet de la même pensée et faire partie du même univers. Or ces phénomènes sont, de part et d'autre, en nombre infini: car un premier phénomène dans le temps serait celui qui succéderait à un temps vide, de même qu'un dernier phénomène dans l'espace devrait être contigu, au moins d'un côté, à l'espace lui-même ; mais le temps et l'espace ne peuvent être en deçà ou au delà d'aucune chose, puisqu'ils ne sont point eux-mêmes des choses, mais de simples formes de notre intuition sensible. Il est évident, d'ailleurs, que la régression des effets aux causes doit remplir un passé infini, puisque chaque terme de cette régression n'a pas moins besoin que celui dont on part d'être expliqué par un précédent: l'explication mécanique d'un phénomène donné ne peut donc jamais être achevée, et une existence exclusivement fondée sur la nécessité serait pour la pensée un problème insoluble et contradictoire. Mais l'ordre des causes finales est affranchi de la contradiction qui pèse, en quelque sorte, sur celui des causes efficientes : car, bien que les diverses fins de la nature puissent jouer l'une à l'égard de l'autre le rôle de moyens et que la nature tout entière soit peut-être suspendue à une fin qui la dépasse, chacune de ces fins n'en a pas moins en elle-même une valeur absolue et pourrait, sans absurdité, servir de terme au progrès de la pensée. Ce n'est donc que dans son progrès vers les fins, que la pensée peut trouver le point d'arrêt qu'elle cherche vainement dans sa régression vers les causes proprement dites; et, si toute explication doit partir d'un point fixe et d'une donnée qui s'explique elle-même, il est évident que la véritable explication des phénomènes n'est pas celle qui descend des causes aux effets, mais celle qui remonte, au contraire, des fins aux moyens. Il n'y a, en effet, aucun inconvénient à remonter à l'infini de condition en condition, si l'on rattache chacune de ces conditions, non à celle qui la précède dans le temps, mais à celle qui la suit et qui l'exige : car on est toujours libre de s'arrêter dans la série de ces exigences, de même que, dans l'ordre du temps et de la causalité, on ne pousse que jusqu'où l'on veut la considération des effets d'une cause donnée. Sans doute, nous ne pouvons pas échapper à la loi des causes efficientes, ni oublier que la fin n'exige les moyens que parce qu'elle les suppose et ne les suppose que parce qu'ils la produisent ; et, d'un autre côté, lorsqu'on voit le point de départ de cette production prétendue reculer à l'infini devant le regard de la pensée, on est bien obligé de convenir qu'elle n'est qu'une illusion de notre entendement, qui renverse l'ordre de la nature en essayant de le comprendre. Les vraies raisons des choses, ce sont les fins, qui constituent, sous le nom de formes, les choses elles-mêmes: la matière et les causes ne sont qu'une hypothèse nécessaire, ou plutôt un symbole indispensable, par lequel nous projetons dans le temps et dans l'espace ce qui est, en soi, supérieur à l'un et à l'autre. L'opposition du concret et de l'abstrait, de la finalité et du mécanisme, ne repose que sur la distinction de nos facultés : une pensée qui pourrait renoncer à elle-même pour se perdre, ou plutôt pour se retrouver tout entière dans les choses, ne connaîtrait plus d'autre loi que l'harmonie ni d'autre lumière que la beauté."

 

Jules Lachelier, Du fondement de l'induction, 1871 (Thèse de Doctorat).

 

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Date de création : 10/01/2016 @ 15:13
Dernière modification : 10/01/2016 @ 15:13
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