"S'imaginer que l'homme vivrait libre par rapport à ses besoins dans un prétendu état de nature, où il n'aurait eu que des besoins naturels simples, dont la satisfaction n'aurait exigé que des moyens qu'une nature contingente lui aurait octroyés immédiatement, est une idée fausse, même si l'on ne tient pas compte de l'élément libérateur que constitue le travail et dont il sera question plus loin. Le besoin naturel comme tel et sa satisfaction ne seraient, en effet, dans ce cas, que la situation de la spiritualité enfouie dans la nature, donc un état sauvage et sans liberté. La liberté ne réside que dans la réflexion du spirituel sur lui-même, dans sa différenciation d'avec ce qui est naturel et dans son action réfléchie sur cet élément naturel."
Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, 1820, § 194, tr. fr. Robert Derathé, Vrin, p. 223.
"La formation pratique implique que l'homme, dans la satisfaction des besoins et des tendances naturels, fasse preuve de cette circonspection et de cette pondération qui sont marquées par le bornes mêmes de leur caractère nécessaire, c'est-à-dire de la conservation de soi. Il faut 1° que, dépassant le naturel, il s'en libère ; 2° qu'en revanche il s'absorbe plus profondément dans sa vocation, qui est l'essentiel ; 3° et qu'il soit capable, par conséquent, non seulement de limiter ses besoins naturels au simple nécessaire, mais même de les sacrifier à de plus hautes tâches.
Éclaircissement. Se libérer des tendances naturelles ne signifie pas, pour l'homme, n'en avoir aucune, mais, bien plutôt, les reconnaître, absolument parlant, comme quelque chose de nécessaire et, par conséquent, de raisonnable, et, dans cette mesure, les réaliser grâce à son vouloir. Ce faisant, l'homme n'est contraint que pour autant qu'il s'assigne, à l'encontre de l'universel, des fantaisies et des buts de caractère fortuit et arbitraire. On ne saurait prescrire de façon précise la mesure exacte et déterminée qu'il faut garder dans la satisfaction des besoins et dans l'usage des forces physiques el spirituelles ; mais chacun peut savoir ce qui lui est utile ou nuisible. La modération dans la satisfaction des tendances naturelles et dans l'usage des forces corporelles est, absolument parlant, nécessaire à la santé, car cette dernière est une condition essentielle à l'usage des forces spirituelles pour la réalisation de la plus haute destinée humaine. Si le corps n'est point conservé dans sou état bien ordonné, s'il se trouve lésé en l'une de ses fonctions, on est forcé dès lors de s'occuper de lui, ce qui aboutit à en faire, pour l'esprit, quelque chose de dangereux et d'important. – dépassant la juste mesure dans l'usage des forces physiques et spirituelles, que ce soit par excès ou par insuffisance, on aboutit, d'autre part, à l'engourdissement de ces forces et à leur affaiblissement.
Enfin la modération se lie à la circonspection, c'est-à-dire à la conscience de ce que l'on fait, à la réflexion par laquelle l'homme se contrôle lui-même dans la jouissance comme dans le travail, en sorte que, loin de se laisser totalement absorber par cet état singulier, il reste ouvert à la considération d'autre chose, peut-être également nécessaire. Grâce à cette circonspection, on échappe en même temps, par l'esprit, à l'état où l'on se trouve présentement, sensation ou occupation active. Cette attitude, qui consiste à ne point se laisser tout entier absorber dans son état présent, est absolument requise pour des tendances et des buts sans doute nécessaires, mais cependant non essentiels. S'il s'agit, d'un but ou d'une affaire véritable, il faut, au contraire, que l'esprit soit présent avec tout son sérieux et ne soit pas, en même temps, hors de ce but ou de cette affaire. La circonspection ici consiste à garder présents devant les yeux toutes les circonstances et tous les aspects du travail."
Hegel, Propédeutique philosophique, 1801-1802, 1er cours, § 43, tr. fr. Maurice de Gandillac, Les Éditions de Minuit, 1997, p. 70-71.
"Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, règnera un jour – en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse – ne travaillant pas – intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. [...]
Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à « consommer » immédiatement l'objet « brut ». Et l'Esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. [...] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s'éduquant soi-même ; et il s'éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde."
Alexandre Kojève, Commentaire de la Phénoménologie de l'Esprit (Section A du Chap. IV) in Introduction à la lecture de Hegel, 1947, éd. Gallimard, coll. Tel, p. 28-30.
"Je pose en principe un fait peu contestable : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme."
Georges Bataille, L'Érotisme, 1957, éd. de Minuit, p. 238-239.
"Une certaine conception du monde place dans le passé l'âge d'or de l'humanité. Tout aurait été donné gratuitement à l'homme dans le paradis terrestre, et tout serait au contraire pénible et vicié de nos jours. Jean-Jacques Rousseau a donné une couleur populaire et révolutionnaire à cette croyance, qui est restée vive au coeur de l'homme moyen : ainsi l'on entend parler de la vertu des produits « naturels » et bien des Français croient que la vie d'autrefois était plus « saine » qu'aujourd'hui.
En réalité, tous les progrès actuels de l'histoire et de la préhistoire confirment que la nature naturelle est une dure marâtre pour l'humanité. Le lait « naturel » des vaches « naturelles » donne la tuberculose, et la vie « saine » d'autrefois faisait mourir un enfant sur trois avant son premier anniversaire. Et des deux qui restaient, dans les classes pauvres, un seul dépassait, en France encore et vers 1800, l'âge de 25 ans. À une humanité sans travail et sans technique, le globe terrestre ne donne qu'une vie limitée et végétative : quelques centaines de millions d'individus subsistant animalement dans quelques régions subtropicales.
Toutes les choses que nous consommons sont en effet des créations du travail humain, et même celles que nous jugeons en général les plus « naturelles » comme le blé, les pommes de terre ou les fruits.
Le blé a été créé par une lente sélection de certaines graminées ; il est si peu « naturel » que si nous le livrons à la concurrence des vraies plantes naturelles il est immédiatement battu et chassé ; si l'humanité disparaissait de la surface du sol, le blé disparaîtrait moins d'un quart de siècle après elle; et il en serait de même de toutes nos plantes « cultivées », de nos arbres fruitiers et de nos bêtes de boucherie : toutes ces créations de l'homme ne subsistent que parce que nous les défendons contre la nature ; elles valent pour l'homme ; mais elles ne valent que par l'homme.
À plus forte raison, les objets manufacturés, des textiles au papier et des montres aux postes de radio, sont des produits artificiels, créés par le seul travail de l'homme. Qu'en conclure sinon que l'homme est un être vivant étrange, dont les besoins sont en total désaccord avec la planète où il vit ?
Pour le bien comprendre, il faut d'abord comparer l'homme aux animaux, et même aux plus évolués dans la hiérarchie biologique : un mammifère, cheval, chien ou chat, peut se satisfaire des seuls produits naturels : un chat qui a faim ne met rien au-dessus d'une souris, un chien, rien au-dessus d'un lièvre, un cheval, rien au-dessus de l'herbe. Et dès qu'ils sont rassasiés de nourriture, aucun d'eux ne cherchera à se procurer un vêtement, une montre, une pipe ou un poste de radio. L'homme seul a des besoins non naturels.
Et ces besoins sont immenses. Imaginons ce que devrait être le globe terrestre pour que l'homme y trouve, par croit naturel, tous les types de produits qu'il désire consommer : non seulement il faudrait que le blé, les pêchers et les vaches grasses y prospèrent sans soin ; mais il faudrait que des maisons y poussent et s'y reproduisent comme des arbres, avec chauffage central et salle de bain ; et qu'à chaque printemps, des postes de télévision arrivent à maturité sur d'étranges légumes...
L'oxygène de l'air seul produit naturel obtenu sans travail. - En réalité, la seule planète que nous connaissons, celle sur laquelle nous sommes, sans trop savoir pourquoi ni même s'il y en a d'autres moins inhumaines, est assez peu adaptée à nos aspirations, à nos facultés d'agir, à nos besoins. Elle satisfait libéralement et sans travail à un seul de nos besoins essentiels : la respiration. L'oxygène est le seul produit naturel qui satisfasse entièrement et parfaitement l'un des besoins de l'homme. Pour que l'humanité puisse subsister sans travail, il faudrait donc que la nature donne à l'homme tout ce dont il éprouve le besoin comme elle lui donne l'oxygène. (L'eau, il faut déjà la puiser, la pomper et souvent la filtrer).
Nous travaillons pour produire. – Cela étant, nous voyons bien pourquoi nous travaillons – nous travaillons pour transformer la nature naturelle qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains, en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins ; nous travaillons pour transformer l'herbe folle en blé puis en pain, les merises en cerises et les cailloux en acier puis en automobiles.
On appelle économiques toutes les activités humaines qui ont pour objet de rendre la nature ainsi consommable par l'homme. Nous comprenons qu'il s'agit là d'une rude tâche et qui sera loin de satisfaire aisément nos besoins : il y a un tel écart entre ce que la nature naturelle nous offre et ce que nous désirerions recevoir !
Mais l'homme, au cours des 500 millions d'années qu'a déjà duré son histoire, a, bien lentement, appris à accroître son pouvoir de transformer la nature : il a forgé des techniques ; il a spécialisé son travail.
Cette division du travail, nécessaire à l'efficacité, implique le groupement des travailleurs en cellules de production que l'on appelle entreprises. Chaque entreprise produit ainsi, non pas tous les produits nécessaires au groupe, mais certains seulement, ce qui implique l'échange. Je produis des livres mais je n'en mange pas : je dois donc échanger mes livres contre des carottes et des biftecks. Cet échange n'est pas tellement facile à concevoir. Il n'a donc pas dû être si aisé de trouver le mécanisme permettant de le réaliser en fait.
Qu'est-ce que la science économique ? – La science économique est ainsi la connaissance, conduite selon la méthode expérimentale, des activité humaines tendant à transformer la nature et à échanger les produits ainsi obtenus, en vue de satisfaire les besoins humains.
L'écart qui existe entre nos besoins potentiels, c'est-à-dire le volume des biens que nous serions capables de consommer si la nature nous les fournissait comme elle nous fournit l'oxygène, et les biens effectivement produits par notre travail, c'est-à-dire arrachés à la nature brute et rendus consommables, est si considérable que tous les systèmes économiques observés et observables sur notre planète comportent (et comporteront longtemps encore) un système de rationnement. C'est pourquoi l'on dit que la science économique est celle qui a pour objet la production, la consommation et l'échange de biens ou de services rares.
Autrement dit encore, la science économique a pour objet l'étude des moyens qui permettent à l'humanité d'aménager et de réduire le rationnement qui résulte pour elle du fait que ses aspirations, ses besoins et ses désirs dépassent de beaucoup les fruits naturels de la terre où elle vit."
Jean Fourastié, Pourquoi nous travaillons, 1959, P.U.F., 1961, p. 12-15.
"Le travail en effet c'est-à-dire l'activité économique n'est apparu dans l'histoire du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits spontanés de la terre. N'ayant pas de quoi subsister, certains mouraient, et beaucoup d'autres seraient morts s'ils ne s'étaient mis à travailler la terre. Et à mesure que la population se multipliait, de nouvelles franges de la forêt devaient être abattues, défrichées et mises en culture. À chaque instant de son histoire, l'humanité ne travaille plus que sous la menace de la mort : toute population, si elle ne trouve pas de ressources nouvelles, est vouée à s'éteindre ; et inversement, à mesure que les hommes se multiplient, ils entreprennent des travaux plus nombreux, plus lointains, plus difficiles, moins immédiatement féconds. Le surplomb de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus difficiles d'accès, le travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui rend l'économie possible, et nécessaire, c'est une perpétuelle et fondamentale situation de rareté : en face d'une nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l'homme risque sa vie. Ce n'est plus dans les jeux de la représentation que l'économie trouve son principe, mais du côté de cette région périlleuse où la vie s'affronte à la mort."
Michel Foucault, Les mots et les choses, 1966, Gallimard tel, p. 268-269.
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