"C'est précisément en façonnant le monde des objets que l'homme commence à s'affirmer comme un être générique. Cette production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l'homme. L'homme ne se recrée pas seulement d'une façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un monde de sa création. En arrachant à l'homme l'objet de sa production, le travail aliéné lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et en lui dérobant son corps non organique, sa nature, il transforme en désavantage son avantage sur l'animal."
Marx, Manuscrits de 1844 (Économie et philosophie), trad. J. Malaquais et C. Orsoni, in Œuvres, coll. Pléiade, tomme II, Gallimard, p. 64.
"On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence, dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent."
Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, 1846, 1ère partie, tr. Cartelle et Badia, Ed. Sociales, 1965, p. 18-19.
"L'usage ou l'emploi de la force de travail, c'est le travail. L'acheteur de cette force la consomme en faisant travailler le vendeur. Pour que celui-ci produise des marchandises, son travail doit être utile, c'est-à-dire se réaliser en valeurs d'usage. C'est donc une valeur d'usage particulière, un article spécial que le capitaliste fait produire par son ouvrier. De ce que la production de valeurs d'usage s'exécute pour le compte du capitaliste et sous sa direction, il ne s'ensuit pas, bien entendu, qu'elle change de nature. Aussi, il nous faut d'abord examiner le mouvement du travail utile en général, abstraction faite de tout cachet particulier que peut lui imprimer telle ou telle phase du progrès économique de la société.
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L'œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que par son objet et son mode d'exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui, comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ; en un mot, qu'il est moins attrayant."
Marx, Le Capital, 1867, livre I, 3e section, chapitre VII, trad. Joseph Roy, entièrement révisée par l'auteur, 1875, Éditions sociales, 1974, p. 180-181.
"En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. De même que l'homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l'homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de société et le mode de production. Avec son développement s'étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s'élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l'homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu'ils la contrôlent ensemble au lieu d'être dominés par sa puissance aveugle et qu'ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail."
Marx, Le Capital, 1867, livre III, chap. 48.
"Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le travail imposé par la nécessité et les considérations extérieures ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. La lutte du sauvage contre la nature pour la satisfaction de ses besoins, la conservation et la reproduction de son existence, s'étend à l'homme civilisé, quels que soient la forme de la société et le système de la production. À mesure que l'homme se civilise, s'étendent le cercle de ses besoins et son asservissement à la nature, mais en même temps se développent les forces productives qui lui permettent de s'en affranchir. À ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Sans cela le joug de la nécessité ne cessera de peser sur eux et ils ne connaîtront pas le vrai régime de la liberté, dans lequel le développement de leurs forces se fera exclusivement pour eux. La condition fondamentale de, cette situation est le raccourcissement de la journée de travail."
Marx, Le Capital, 1867, livre III, chap. 48.
"Dès l'origine ce fut une thèse marxiste, forgée par Marx lui-même, que par son travail l'homme « humanise » la nature : cette expression devait désigner le travail de finalisation auquel l'humanité soumettait jusqu'alors la nature, organique ou inorganique, et naturellement en particulier la culture du sol. Ensuite, l' « humanisation » définitive qu'atteint seulement le marxisme réalisé, affranchit enfin l'homme précisément de ce travail qui a conduit la nature à ce stade, il humanisera donc pour la première fois pleinement l'homme lui-même. Manifestement le terme « humaniser » signifie ici des choses contraires selon son objet respectif : pour l'homme, il veut dire qu'il n'est plus soumis à la nature et que c'est ainsi seulement qu'il peut être pleinement lui-même ; pour la nature, qu'elle est totalement au service de l'homme, et qu'elle n'est donc plus elle-même. La nature serait donc « humanisée » avec le même sens que si l'on disait que le serf, appartenant à la noblesse féodale, avait été « anobli » ou que les races inférieures soumises à la race supérieure, auraient été « aryanisées », si celle-ci l'avait emporté. En lui donnant ce sens brutal, « l'humanisation de la nature » est donc une supercherie hypocrite couvrant la soumission totale de l'homme dans le but d'une exploitation totale en fonction de ses besoins. Étant donné que dans ce but elle doit être radicalement transformée, la nature transformée est la nature aliénée d'elle-même. C'est précisément cette transformation que recouvre l'appellation : « humanisation ». Je crois que Marx était suffisamment non sentimental pour envisager les choses de cette façon. Toujours est-il que l'anthropocentrisme radical de la pensée marxiste (combinée avec le matérialisme des sciences naturelles du XIXème siècle) y dispose parfaitement, et il y a peu de place pour un romantisme de la nature".
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979, Champ Flammarion, 1990, p. 397-398.
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