"Si l'on excepte l'amour et la guerre, peu d'activités sont entreprises avec un tel abandon, ou par une telle varié d'individus, ou avec un mélange aussi paradoxal d'appétit et d'altruisme que ces passe-temps qu'on regroupe sous le terme de retour à la nature. De l'avis général, c'est une bonne chose. Mais en quoi réside le bienfait, et que peu on faire pour encourager sa poursuite ? Sur ces questions, on trouve les conseils les plus contradictoires, et seuls les esprits les moins critiques sont exempts de doutes.
Le retour à la nature est devenu un concept, en même temps qu'un problème, à l'époque de Roosevelt père[1], quand les voies ferrées qui avaient mis la campagne au ban de la ville commencèrent à transporter les citadins en masse[2] dans l'autre sens, vers la campagne. Au bout d'un moment, on commença à voir que plus l'exode croissait plus la ration individuelle de paix, de solitude, de faune, de flore et de beauté diminuait, et plus il fallait aller loin pour les atteindre. L'automobile a étendu cet inconvénient autrefois modeste et localisé jusqu'aux dernières limites des routes carrossables – rendant rare, même dans l'arrière-pays, quelque chose qu'on trouvait auparavant en abondance à deux pas de chez soi. Ce quelque chose est néanmoins recherché coûte que coûte. Tels des ions propulsés depuis le soleil, les citadins jaillissent chaque week-end sur les routes, générant chaleur et friction sur leur passage. L'industrie touristique fournit le vivre et le couvert pour attirer toujours plus d'ions, toujours plus vite, toujours plus loin. Des panneaux publicitaires installés à même le rocher, à même le lit des rivières, annoncent à la cantonade l'emplacement de nouvelles retraites, de nouvelles chasses, de nouvelles pêches, juste au-delà de celles qui viennent d'être envahies. L'administration construit de nouvelles routes pour conquérir de nouveaux arrière-pays, puis rachète d'autres arrière-pays afin d'absorber l'exode accéléré par la construction des routes. L'industrie des gadgets se charge de matelasser le consommateur pour le protéger des aspérités de la vie sauvage ; l'art de se débrouiller en forêt devient ainsi l'art d'utiliser ces gadgets. Enfin, pour couronner la pyramide des banalités : la caravane. Pour celui qui ne cherche dans les forêts et les montagnes que ce qu'il pourrait aussi bien trouver en voyageant ou en jouant au golf, la situation actuelle est supportable. Mais pour celui qui recherche quelque chose de plus, le retour à la nature est devenu un processus autodestructeur, une quête perpétuelle qui n'aboutit jamais vraiment, l'une des grandes frustrations de la société mécanisée."
Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, 1949, 3e partie, tr. fr. Anna Gibson, GF, 2000, p. 211-212.
[1] Roosevelt père désigne Théodore Roosevelt (1858-1919), qui n'est le père de Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) que symboliquement, avec lequel il n'avait qu'un très lointain lien de parenté.
[2] En français dans le texte (N.d.T.)