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Texte à méditer :  Soyez philosophe ; mais, au milieu de toute votre philosophie, soyez toujours un homme.  David Hume
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Hors des sentiers battus
Les biotechnologies

  "[…] si l'on parle de « révolution » à propos des biotechnologies, c'est aussi en un sens beaucoup plus profond. C'est l'essence ou la nature de l'homme qui, aux yeux de beaucoup, semble en voie d'être atteinte, transformée, voire détruite. Ainsi le politologue américain Francis Fukuyama a-t-il recours au vocabulaire de la « posthumanité »[1] pour caractériser les « conséquences des biotechnologies ». Car, martèle-t-il, les hommes, au cours de leur histoire, ont modifié leur culture, changé leurs modes de production, réorganisé leurs sociétés. Mais ils n'ont encore jamais touché à leur propre nature. Or, c'est ce qu'ils ont aujourd'hui les moyens de faire. « Les biotechnologies peuvent nous transporter dans l'étape posthumaine de notre histoire ».
  Le processus de la procréation sera maîtrisé ; le sexe de l'enfant qui vient au monde n'aura plus rien d'aléatoire ; les maladies héréditaires ne constitueront plus une finalité ; le vieillissement sera retardé, et la mort même toujours repoussée. Ni hasard ni destin : en appliquant son génie à ce vivant qu'il est parmi les autres vivants, l'être humain va changer les conditions de sa propre vie ; il va franchir les limites de ce qui constituait l'essentiel de sa finitude.

  Que nous soyons ainsi en train d'assister au déclenchement d'un processus d'une portée quasi métaphysique, ne paraît guère douteux. Comment expliquer autrement, par exemple, la passion des débats autour du clonage humain ? Va t-on, par souci de faire progresser la thérapeutique en disposant de tissus qu'on puisse greffer sans phénomène de rejet, ouvrir la voie au clonage reproductif qui aurait de toutes autres fins puisqu'il s'agirait d'une nouvelle méthode de procréation ? Une telle pratique qui permettrait de fixer le génotype d'un être avant même qu'il ne soit conçu, donc de sélectionner les traits de sa constitution génétique, représenterait bien « un symbole, un seuil de non retour dans l'expérience humaine ». Fukuyama fait écho aux imprécations de Léon Kass et retrouve les accents de Hans Jonas (1903-1993)[2] pour alerter sur l'irréversibilité de ce geste : « À l'avenir la puissance de la recherche se démarquera de la médecine classique par son aptitude à agir sur le génotype même de l'homme, affectant non seulement l'individu concerné mais toute sa descendance »[3].
Mais est-ce bien la « nature humaine » qui est en jeu ? Peut on identifier cette nature à ce que nous enseigne la génétique de ce que nous appelons par métaphore un « patrimoine » ? Ce que nous avons appris depuis cinquante ans (de la double hélice au génome humain décrypté) de ce patrimoine, ce que la révolution des neurosciences et spécialement les travaux de la neurobiologie du développement – nous montre, c'est à quel point la biologie ne saurait fournir, par elle même, le contenu de ce que nous entendons par « nature humaine ».
  Ce concept hérité des théologiens chrétiens qui l'utilisaient pour distinguer l'homme des autres créatures en établissant le lien entre lui et son origine à leurs yeux surnaturelle, repris par les philosophes pour « fonder » le droit sans avoir recours à Dieu, égare aujourd'hui la pensée en y provoquant l'épouvante face à la science.
  Ce qui arrive avec les biotechnologies, c'est bien plutôt que, par la technique issue des exigences de la vie, l'homme va se trouver en mesure de maîtriser, en partie, et éventuellement de modifier, ces exigences. Mais s'il y a continuité des normes vitales aux normes culturelles de l'existence humaine, cette continuité ne saurait autoriser à réduire les secondes aux premières. Contrairement à ce que soutient, par exemple, Léon Kass dans son livre The ethics of human cloning[4], on ne saurait identifier la reproduction par coït dans le cadre d'un couple à une norme naturelle par rapport à laquelle toute autre pratique ou technique constituerait une « déviance » par elle même socialement désastreuse.
  Nous savons parfaitement que les relations de parenté jouent des rôles fort divers dans les sociétés humaines et que la filiation reconnue s'accorde souvent beaucoup de liberté par rapport aux réalités indéniables évidemment de la reproduction biologique.
  Les normes sociales expriment le processus de normalisation par lequel les sociétés humaines ne cessent de se penser et de se vouloir activement responsables de leur destin. Mais ces normes n'ont cessé de se diversifier et de se renouveler par écarts successifs et parfois par soudains bouleversements.
  Les biotechnologies nous autorisent aujourd'hui à nous délivrer de l'idée dominante en Occident que ces normes seraient enracinées dans quelque nature biologique que ce soit. Elles nous obligent à ouvrir le champ des possibles pour établir de nouvelles normes, un nouveau système normatif.
  C'est une lourde responsabilité que cette liberté nouvellement conquise. Mais elle n'annonce pas nécessairement un destin de servitude, comme on se plaît à le dire ici ou là, en jouant de références insistantes à la science fiction ; elle emporte au contraire la promesse d'une plus grande capacité d'agir et de penser pour l'être humain qui, pour peu que nous soyons vigilants et que nous nous en donnions les moyens, pourra s'exercer au bénéfice de tous en intensifiant la vie.
  L'heure est venue d'exercer nos esprits critiques à des « biovisions »..."

 

Dominique Lecourt, Discours prononcé à Genève, Palais des Nations (ONU), Sous le titre La Technique et la vie - Le 23 septembre 2002 », Raison présente, N° 145.


[1] Fukuyama F., Our posthuman future : consequences of the biotechnology revolution , Farrar, Straus and Giroux, New-York, 2002.
[2] En 1979, Hans Jonas propose « une éthique pour la civilisation technologique » dans son livre Das Prinzip Verantwortung ; trad. franç., Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Editions du Cerf, Paris, 1990.
[3] Fukuyama F., « In Defense of Nature, Human and Non Human », in World Watch Magazine , July August 2002, vol. 15, n°4, p. 30-32.
[4] Kass L. R. et Wilson J. Q., The ethics of human cloning, The AEI Press, Washington, 1998.


Date de création : 08/02/2016 @ 12:18
Dernière modification : 08/02/2016 @ 12:18
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