"Qu'est ce qu'une technique ? Au sens le plus général du terme, c'est un ensemble de moyens, convenablement ordonnés, qui permettent d'atteindre une fin désirable. L'ingénieur calcule l'efficacité de ces moyens et en assure la convergence ; le technicien transforme les plans en machines ; il réalise le projet de l'ingénieur ou aide à son élaboration. Beaucoup de nos contemporains ne voient pas clairement le caractère universel de la technique et se posent ainsi d'illusoires problèmes. En réalité, le domaine de la technique est aussi vaste que celui de l'action humaine. Le propre de l'homme est de découvrir, par l'observation, les causes des phénomènes, puis de les mettre en oeuvre consciemment pour obtenir le résultat qu'il désire. L'agriculture est une technique, comme la médecine, la pédagogie ou la construction des lampes de radio. Pour l'homme, il n'y a point de création sans technique. Une sonate, un tableau ou un poème ne font pas exception à cette règle. Seuls les incompétents ignorent ou méprisent la part que prennent dans la littérature ou dans les arts la connaissance, la lucidité et le travail, c'est à dire le « métier ».
Aussi est il parfaitement vain d'opposer l'univers de la technique à l'univers de la culture. Les œuvres qui constituent celui-ci sont construites suivant les mêmes procédés que les machines de celui-là. L'invention a partout les mêmes traits généraux ; ici ou là, elle exige toujours un esprit ouvert et attentif, l'art des rapprochements inattendus, quelques hasards heureux que l'on sait saisir et utiliser, l'aptitude à se concentrer, la ténacité dans le travail, la rigueur dans la critique... En réalité, il n'y a qu'un monde, celui où l'homme, cet animal technique, soumis à la dure loi du temps, construit petit à petit l'idée ou la chose qu'il désire. Là où son opération est consciente, raisonnée, volontaire, il y a technique. Là où la lucidité s'affaiblit et où la rigueur défaille, il ne convient pas de parler de culture, mais de négligence...
Il ne faut pas non plus opposer la technique à la nature, comme si elle ajoutait à la réalité des structures artificielles, illégitimes. Toute action transforme le monde conformément à la nature de l'agent. Or il est dans la nature de l'homme d'agir raisonnablement, c'est-à-dire de prévoir autant qu'il le peut la conséquence de ses actes. L'outil prolonge le bras d'une manière aussi naturelle que la griffe prolonge la patte. En cinquante siècles, une espèce invente un organe ; en quelques années, un homme invente une machine. Ici et là, rien ne se fait contre la nature, ni même sans son aide. Le remède du médecin ou le radar du pilote se sont pas plus « contre » la nature que l'arc du sauvage ou la cueillette des populations primitives.
Dire de notre époque qu'elle est celle de la technique n'est donc pas y signaler une vertu que les périodes révolues auraient ignorée. C'est dire seulement que nos techniques ont acquis au cours des dernières années une précision et une sûreté qui ont accru leur portée dans des proportions considérables. Ce qui est nouveau dans le monde moderne, c'est la puissance de l'homme – celle qu'il détient déjà, celle surtout qu'il est certain d'acquérir bientôt.
Mais la puissance est une virtualité. Semblable à l'argent, qui vaut seulement par les biens concrets dont il assure la jouissance, elle tire sa valeur de ce qu'elle permet d'accomplir. Des moyens ne sont utiles que si la fin qu'ils visent est intéressante, c'est-à-dire si elle a une valeur pour l'homme. On peut apprécier les techniques en les comparant les unes aux autres et en mesurant leur « rendement » respectif Mais elles ne sont vraiment précieuses que par les satisfactions qu'elles procurent. La technique est faite pour l'homme et l'homme pour le bonheur. Lorsqu'on a rappelé cette double évidence, on a dit l'essentiel. Il reste seulement des significations à préciser et des confusions à dissiper.
C'est ainsi qu'il faudra distinguer les diverses formes que peut prendre le bonheur et entre lesquelles l'homme hésite à choisir. À ces formes, qui vont du plaisir sensible à l'illumination de l'intelligence et aux joies austères du sacrifice, les philosophes réservent le nom de « valeurs ». C'est une des tâches essentielles de la philosophie que de dresser le tableau des valeurs et d'en ordonner, si possible, la hiérarchie.
D'une manière moins systématique, mais plus concrète, les humanistes s'appliquent à la même tâche. Ils pensent que l'homme seul est capable de porter témoignage sur l'homme. Ce que nous pouvons alors faire de mieux est de nous instruire auprès de ceux dont l'épreuve du temps a consacré le génie. Ce que l'humaniste demande à Homère ou à Platon, à Montaigne ou à Shakespeare, c'est de nous éclairer sur les mobiles profonds des actions humaines. Mieux que personne, les grands écrivains du passé – et si nous savons entendre leur message, les grands artistes – pourront nous aider à comprendre les inspirations qui élèvent l'homme au dessus de lui même, les faiblesses qui compromettent le succès de ses initiatives, les valeurs enfin qu'il reconnaît implicitement, au moment même où il croit en poursuivre d'autres. Par eux nous saurons qu'on ne doit pas toujours juger l'homme sur ce qu'il dit, ni même sur ce qu'il fait – car ses actes le trahissent plus souvent qu'ils ne l'expriment. Grâce à eux, nous apprendrons à nous connaître et à découvrir notre vocation la plus profonde. Ainsi nos entreprises prendront leur sens véritable ; ainsi nos techniques seront condamnées ou justifiées.
On parle parfois aujourd'hui d'un « humanisme technique » comme si l'on pouvait attendre des sciences appliquées ce que les humanistes cherchaient dans les grands textes. Prise à la lettre, la formule est contradictoire, puisqu'elle semble suggérer qu'on demande aux moyens de se justifier eux mêmes. Ce qu'elle peut indiquer, cependant, et qu'une autre expression désignerait sans doute plus exactement, c'est qu'une réflexion sur l'homme a tout à gagner à considérer avec attention les conditions dans lesquelles il se trouve aujourd'hui placé. La connaissance du milieu où il opère, dont il reçoit les incitations et où il développe ses initiatives, est d'autant plus nécessaire que l'homme concret est toujours lié à une certaine situation, « engagé » dans un certain contexte. Or les circonstances sont telles aujourd'hui qu'elles nous obligent à nous arracher aux routines et à nous libérer de pseudo évidences qui n'étaient que des habitudes. Dans tous les domaines il s'agit moins de reproduire que d'inventer. La recherche devient notre occupation ordinaire et la découverte notre devoir le plus pressant.
En même temps, semblable à la sagesse des vieux livres, mais par des voies toutes différentes, la puissance que nous sentons grandir entre nos mains nous révèle à nous mêmes. Elle nous exalte moins qu'elle ne nous inquiète. Parce qu'elle est bien réelle et non plus seulement rêvée, elle nous montre tout ce qui nous manque et nous ramène à la modestie. Elle nous fait sentir aussi toute la difficulté de notre tâche.
La sagesse de l'homme moderne exige que soient résolus des problèmes pressants et concrets que ni le désespoir ni l'espérance ne suffisent à trancher. À une morale faite pour des hommes sans grand pouvoir doit se substituer une morale qui convienne à des êtres dont les actes sont lourds de conséquences. Le pauvre n'a que deux alternatives : la résignation ou la révolte et sa liberté n'est qu'un choix. La tâche de celui qui a de grandes ressources est autrement difficile: il doit inventer l'usage même de ses moyens d'action. Il ne s'agit plus de décider entre deux possibles, mais d'en faire apparaître beaucoup d'autres. Le problème n'est plus d'adopter une attitude, mais d'instaurer une œuvre, une œuvre d'homme, limitée, imparfaite, mais aussi pleine de sens que nous sommes capables de lui en donner."
Gaston Berger, "Revue de l'Enseignement supérieur", n° de janvier-mars 1958.
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