"Instituant la nature en personne juridique, l'écologie profonde en vient bel et bien, lorsqu'elle est rigoureuse, à faire de l'univers matériel, de la biosphère ou du Cosmos, un modèle éthique à imiter par les hommes. Comme si l'ordre du monde était bon en lui-même, toute corruption émanant alors de l'espèce humaine, polluante et vaniteuse. J'ai déjà suggéré qu'un tel romantisme conduisait à renier le meilleur de la culture moderne, qu'il s'agisse du droit, conquis contre le règne naturel de la force, ou de l'héritage des Lumières de la Révolution Française, gagnée contre l'empire des traditions des évidences « naturelles ». Mais il y a plus : dans l'optique d'une critique interne à laquelle il faut bien en venir, face à ceux qu'anime la haine de la modernité, c'est intrinsèquement que la sacralisation de la nature est intenable. Comme ces fanatiques religieux, hostiles à toute intervention médicale parce qu'ils la supposent contraire aux intentions divines, les écologiques profonds occultent allègrement tout ce qui, dans la nature, est haïssable. Ils ne retiennent que l'harmonie, la paix et la beauté. C'est dans cette optique que certains disqualifient volontiers la catégorie des "nuisibles", jugeant qu'une telle notion, toute anthropocentriste, est un non-sens. S'inspirant de la théologie, ils supposent que la nature est non seulement l'Être suprême, mais aussi l'ens perfectum, l'entité parfaite qu'il serait sacrilège de prétendre modifier, ou améliorer. Simple question : qu'en est-il alors des virus, des épidémies, des tremblements de terre et de tout ce qu'on nomme à juste titre « catastrophe naturelle » ? Dira-t-on qu'ils sont « utiles » ? Mais à qui et à quoi ? Jugera-t-on qu'ils possèdent les mêmes légitimités que nous à persévérer dans leur être ? Pourquoi pas dès lors, un droit du cyclone à dévaster, des secousses sismiques à engloutir, des microbes à inoculer la maladie ? À moins d'adopter une attitude en tout point et en toute circonstance anti-interventionniste, il faut bien se résoudre à admettre que la nature prise comme tout n'est pas « bonne en soi », mais qu'elle contient le meilleur comme le pire. Au regard de qui, demandera-t-on ? De l'homme, bien entendu, qui reste jusqu'à preuve du contraire le seul être susceptible d'énoncer des jugements de valeur et, comme le dit la sagesse des nations, de séparer le bon grain de l'ivraie. Il s'agit non pas de nier que la nature puisse être par elle-même belle, utile, ou même « généreuse » (ce qui pose à nouveau la question des limites du cartésianisme), mais seulement de souligner qu'elle ne l'est pas de manière volontaire et constante, comme le serait la divinité en laquelle on veut nous faire croire, et qu'en revanche, c'est toujours nous, les êtres humains, qui devons en dernière instance en décider. Comme en économie, les philosophies de la non intervention supposent la sacralisation de l'harmonie naturelle du monde. Optimisme métaphysique voire mystique, qui rien, malheureusement, ne vient justifier."
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, 1992, Grasset, p. 246-247.
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