"DIALOGUE ENTRE LE PHILOSOPHE ET LA NATURE.
Le Philosophe. Qui es-tu, nature ? je vis dans toi ; il y a cinquante ans que je te cherche, et je n'ai pu te trouver encore.
La Nature. Les anciens Égyptiens, qui vivaient, dit-on, des douze cents ans, me firent le même reproche. Ils m'appelaient Isis ; ils me mirent un grand voile sur la tête, et ils dirent que personne ne pouvait le lever.
Le Philosophe. C'est ce qui fait que je m'adresse à toi. J'ai bien pu mesurer quelques-uns de tes globes, connaître leurs routes, assigner les lois du mouvement ; mais je n'ai pu savoir qui tu es.
Es-tu toujours agissante ? Es-tu toujours passive ? Tes éléments se sont-ils arrangés d'eux-mêmes, comme l'eau se place sur le sable, l'huile sur l'eau, l'air sur l'huile ? As-tu un esprit qui dirige toutes tes opérations, comme les conciles sont inspirés dès qu'ils sont assemblés, quoique leurs membres soient quelquefois des ignorants ? De grâce, dis-moi le mot de ton énigme.
La Nature. Je suis le grand tout. Je n'en sais pas davantage. Je ne suis pas mathématicienne ; et tout est arrangé chez moi selon les lois mathématiques. Devine si tu peux comment tout cela s'est fait.
Le Philosophe. Certainement, puisque ton grand tout ne sait pas les mathématiques, et que tes lois sont de la plus profonde géométrie, il faut qu'il y ait un éternel géomètre qui te dirige, une intelligence suprême qui préside à tes opérations.
La Nature. Tu as raison ; je suis eau, terre, feu, atmosphère, métal, minéral, pierre, végétal, animal. Je sens bien qu'il y a dans moi une intelligence ; tu en as une, tu ne la vois pas. Je ne vois pas non plus la mienne ; je sens cette puissance invisible ; je ne puis la connaître : pourquoi voudrais-tu, toi qui n'es qu'une petite partie de moi-même, savoir ce que je ne sais pas ?
Le Philosophe. Nous sommes curieux. Je voudrais savoir comment, étant si brute dans tes montagnes, dans tes déserts, dans tes mers, tu parais pourtant si industrieuse dans tes animaux, dans tes végétaux.
La Nature. Mon pauvre enfant, veux-tu que je te dise la vérité ? C'est qu'on m'a donné un nom qui ne me convient pas : on m'appelle nature, et je suis tout art.
Le Philosophe. Ce mot dérange toutes mes idées. Quoi ! la nature ne serait que l'art ?
La Nature. Oui, sans doute. Ne sais-tu pas qu'il y a un art infini dans ces mers, dans ces montagnes, que tu trouves si brutes ? Ne sais-tu pas que toutes ces eaux gravitent vers le centre de la terre, et ne s'élèvent que par des lois immuables ; que ces montagnes qui couronnent la terre sont les immenses réservoirs des neiges éternelles qui produisent sans cesse ces fontaines, ces lacs, ces fleuves, sans lesquels mon genre animal et mon genre végétal périraient ? Et quant à ce qu'on appelle mes règnes animal, végétal, minéral, tu n'en vois ici que trois ; apprends que j'en ai des millions. Mais si tu considères seulement la formation d'un insecte, d'un épi de blé, de l'or, et du cuivre, tout te paraîtra merveilles de l'art.
Le Philosophe. Il est vrai. Plus j'y songe, plus je vois que tu n'es que l'art de je ne sais quel grand être bien puissant et bien industrieux, qui se cache et qui te fait paraître. Tous les raisonneurs depuis Thalès, et probablement longtemps avant lui, ont joué à colin-maillard avec toi ; ils ont dit : Je te tiens, et ils ne tenaient rien. Nous ressemblons tous à Ixion ; il croyait embrasser Junon, et il ne jouissait que d'une nuée.
La Nature. Puisque je suis tout ce qui est, comment un être tel que toi, une si petite partie de moi-même pourrait-elle me saisir ? Contentez-vous, atomes mes enfants, de voir quelques atomes qui vous environnent, de boire quelques gouttes de mon lait, de végéter quelques moments sur mon sein, et de mourir sans avoir connu votre mère et votre nourrice.
Le philosophe. Ma chère mère, dis-moi un peu pourquoi tu existes, pourquoi il y a quelque chose.
La Nature. Je te répondrai ce que je réponds depuis tant de siècles à tous ceux qui m'interrogent sur les premiers principes : « Je n'en sais rien. »
Le Philosophe. Le néant vaudrait-il mieux que cette multitude d'existences faites pour être continuellement dissoutes, cette foule d'animaux nés et reproduits pour en dévorer d'autres et pour être dévorés, cette foule d'êtres sensibles formés pour tant de sensations douloureuses, cette autre foule d'intelligences qui si rarement entendent raison ? À quoi bon tout cela, nature ?
La Nature. Oh ! va interroger celui qui m'a faite."
Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, article "Nature".
" « Dieu n'est pas une intelligence extérieure [exterior] faisant tourner d'un mouvement circulaire [l'Univers] ; car il doit être plus digne de lui d'être principe interne de mouvement [internum principium motus] qui est la nature propre, l'espèce propre, l'âme propre que possèdent, tous autant qu'ils sont, les êtres qui vivent en son sein et en son corps. »
Dans ces formules de Giordano Bruno se manifeste un changement radical de l'idée de nature. La nature est élevée jusqu'à la sphère du divin, elle semble absorbée par son infinité, mais d'autre part elle représente, justement, l'individualité, l'être propre, l'être singulier des objets. Et c'est également sur cette puissance distinctive qui rayonne de chaque chose comme d'un centre de force particulier que repose sa valeur inaliénable, la « dignité » qu'elle revendique dans la totalité de l'être. Sous le nom de « nature », on entend désormais tout cela à la fois : il signifie bien d'abord l'ordonnance de toutes les parties à l'égard de l'Un, de la totalité de l'activité et de la vie qui les enveloppe toutes, pourtant cette ordonnance n'est plus désormais une simple subordination car la partie n'est pas seulement dans le tout, elle s'affirme également contre ce tout. Elle constitue quelque chose de spécifiquement individuel et nécessaire. La loi à laquelle obéissent les êtres individuels ne leur est pas prescrite par un législateur étranger ; elle est fondée dans leur être propre et elle est pleinement connaissable à partir de cet être. Avec cette conséquence, un deuxième pas essentiel est déjà franchi ; le passage du naturalisme dynamique de la Renaissance à la physique mathématique est déjà implicitement accompli. Cette dernière, en effet, se construit purement et simplement sur l'idée de loi mais cette idée est alors dotée d'une signification plus rigoureuse et plus déterminée. Ce qui s'impose désormais rigoureusement, c'est d'établir la loi de l'action qui définit la nature de la chose, non par une sorte de divination, mais par une connaissance claire et distincte, non par la pénétration d'un courant de sympathie, mais en l'exprimant par des idées claires. Ni le sentiment, ni l'intuition sensible, ni l'imagination ne sont à la hauteur de cette exigence à laquelle on ne peut répondre qu'en cherchant hors des chemins battus des relations nouvelles entre l'individuel et le tout, entre l' « apparence » et l' « idée ». L'observation sensible va se combiner à la mesure exacte pour engendrer la nouvelle forme de théorie de la nature. Cette théorie même, telle qu'elle est établie par Kepler et Galilée, est encore pleine d'un profond élan religieux qui lui confère son dynamisme. Le but qu'elle se propose, en effet, n'a pas changé : découvrir dans la légalité de la nature la trace de sa divinité. Justement à cause de ce contexte religieux, cependant, elle ne pouvait manquer d'entrer en conflit, de plus en plus gravement avec les formes traditionnelles de la foi. Le combat que l'Église a mené contre la pénétration de l'esprit physico-mathématique moderne ne se comprend tout à fait que dans cette perspective. Ce qu'elle combattait dans la physique n'était assurément pas tel ou tel résultat de la recherche. Il y aurait toujours eu une conciliation possible entre ces résultats et la doctrine de l'Église : Galilée a cru longtemps en une telle conciliation et y a travaillé en toute sincérité. Mais le malentendu tragique contre lequel il s'est finalement brisé a été de chercher le différend qu'il s'efforçait de résoudre là où il n'était pas, de se sous-estimer lui-même, ainsi que les innovations qu'il avait apportées dans l'attitude méthodologique du savant. C'est pourquoi il n'a pas fait porter la réplique à la racine profonde et véritable du conflit ; il en est resté à la tentative d'adapter et d'égaliser des conséquences intermédiaires. En vérité, ce n'était pas à la nouvelle cosmologie que s'opposaient de toutes leurs forces les autorités ecclésiastiques : en tant qu' « hypothèses » mathématiques, elles pouvaient admettre aussi bien le système de Copernic que celui de Ptolémée. Ce qui était intolérable, ce qui menaçait le système de l'Église jusque dans ses fondements, c'était la nouvelle conception de la vérité que proclamait Galilée. À côté de la vérité de la révélation, voici qu'entre maintenant en scène une vérité propre et originaire, une vérité physique indépendante. Cette vérité ne nous est pas donnée par la parole de Dieu mais dans son œuvre ; elle ne repose pas sur le témoignage de l'Écriture ou de la Tradition, elle est en tout instant présente sous nos yeux. Naturellement elle n'est pas lisible pour celui qui n'a aucune idée de l'écriture sous laquelle elle se présente à nous et qui par conséquent ne saurait la déchiffrer. Elle ne peut s'habiller de simples paroles ; la seule expression qui lui corresponde et lui convienne se trouve dans les objets mathématiques, dans les figures et les nombres. Grâce aux mathématiques, elle se présente sous une forme achevée, dans une texture sans lacune et dans une parfaite transparence. Jamais la révélation ne pourra, par la seule parole, parvenir à ce niveau de limpidité, de translucidité, d'univocité, car la parole comme telle reste toujours chatoyante et ambiguë, autorisant une variété d'interprétations. Sa compréhension et son interprétation sont œuvre humaine donc nécessairement fragmentaire alors que dans la nature s'étend sous nos yeux le plan général selon lequel l'univers est construit, dans son unité indivisible et inviolable, n'attendant que l'esprit humain pour le reconnaître et l'exprimer.
Or cet esprit humain s'était fort bien manifesté depuis lors, de l'avis même du XVIIIe siècle : ce que réclamait Galilée n'était-il pas devenu, chez Newton, réalité, le problème que la Renaissance avait posé n'avait-il pas trouvé en un temps extraordinairement court une solution concluante et définitive ? Galilée et Kepler avaient conçu l'idée de loi naturelle dans toute son ampleur et sa profondeur, avec toute son importance méthodologique mais l'application concrète de cette conception, ils n'en avaient pu faire la démonstration que pour des phénomènes naturels particuliers, comme la chute des corps et le mouvement des planètes. Il restait donc une lacune par où le doute pouvait s'immiscer : il manquait encore la preuve que cette légalité rigoureuse qui se révélait valable dans les parties était transférable au tout, que l'univers comme tell était accessible aux concepts rigoureux de la connaissance mathématique, qu'il pouvait être adéquatement conçu par leur moyen. Dans l'œuvre de Newton, cette preuve était apportée : il ne s'agissait plus d'amener à l'ordre et à la règle un champ phénoménal circonscrit mais de découvrir et de fixer clairement une – que disons-nous ? – LA loi du cosmos. Cette loi fondamentale, il était manifeste que Newton l'avait apportée et démontrée dans la théorie de la gravitation. C'était enfin le triomphe du savoir humain : la découverte d'un pouvoir de connaître égalant le pouvoir créateur de la nature."
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, 1932, tr. fr. Pierre Quillet, Fayard, 1983, p. 72-75.
"Transformations dans l'attitude du savant à l'égard de la nature
Commençons par une rétrospection jusqu'aux racines historiques des sciences modernes de la nature. Lorsque cette science fut fondée, au XVIIe siècle, par Kepler, Galilée et Newton, il existait encore l'image de la nature du Moyen Âge qui voit en elle, avant tout, ce que Dieu a créé. La nature était considérée comme l'œuvre de Dieu. S'interroger, indépendamment de Dieu, sur un monde matériel, aurait semblé, aux hommes de cette époque, dépourvu de signification. Comme document de ce temps je voudrais citer les mots par lesquels Kepler termine le dernier volume de son Harmonie cosmique : « Je te remercie, mon Dieu, notre créateur, de m'avoir laissé voir la beauté de ta création et je me réjouis des œuvres de tes mains. Vois, j'ai achevé l'œuvre à laquelle je me suis senti appelé, j'ai fait valoir le talent que tu m'as donné ; j'ai annoncé aux hommes la splendeur de tes œuvres : dans la mesure où mon esprit limité a pu les comprendre, les hommes en liront ici les preuves. »
Mais en quelques dizaines d'années l'attitude de l'homme à l'égard de la nature changea fondamentalement. Dans la mesure où le savant pénétrait le détail des phénomènes de la nature, il comprenait que, en effet, comme Galilée avait commencer de le faire, on pouvait dégager de l'ensemble certains phénomènes de la nature, les formuler mathématiquement et par là les « expliquer ». En même temps, il reconnaissait pourtant l'immense tâche qui s'imposait ainsi à la science de la nature en train de naître. Pour Newton, déjà, l'univers n'était plus simplement l'œuvre de Dieu, concevable seulement comme totalité. Son attitude à l'égard de la nature se traduit le mieux dans ces mots célèbres : il avait, disait-il, l'impression d'être un enfant qui, jouant au bord de la mer, était heureux de trouver de temps en temps un galet plus lisse, un coquillage plus beau que d'ordinaire, pendant que le vaste océan de la vérité s'étendait, inexploré, devant lui. Le développement de la pensée chrétienne à cette époque peut expliquer le changement d'attitude du savant à l'égard de la nature : Dieu semblait si haut dans le ciel, si loin au-dessus de la terre, que considérer la terre indépendamment de Dieu pouvait prendre un sens aussi. Dans cette mesure on a même le droit de parler, en ce qui concerne les sciences modernes de la nature, d'une forme spécifiquement chrétienne d'impiété : on en trouve un écho chez Kamlah[1]. Cela permet de comprendre la raison pour laquelle aucune évolution correspondante ne s'est produite dans d'autres cultures. C'est pourquoi ce n'est probablement pas par hasard que, justement à cette époque, la nature en elle-même devient, indépendamment du thème religieux, un sujet de représentation artistique. Considérer la nature non seulement en dehors de Dieu, mais aussi en dehors de l'homme, de sorte que naisse l'idéal d'une description ou d'une explication « objective » de la nature, correspond entièrement, en ce qui concerne les sciences de la nature, à cette tendance. Il faut cependant souligner que, pour Newton aussi, le coquillage avait de l'importance parce qu'il sortait du grand océan de la vérité ; observer ce coquillage n'est pas encore un but en soi : se consacrer à son étude n'acquiert un sens que par la cohérence de l'ensemble.
Par la suite, on employa avec succès la méthode de la mécanique newtonienne dans des domaines de la nature de plus en plus étendus. Au moyen d'expériences, on essaya de dégager certains détails des phénomènes de la nature, de les observer objectivement et de les comprendre selon les lois ; on tenta de formuler mathématiquement les rapports pour aboutir à des « lois » valables sans restrictions dans le cosmos tout entier ; il devint finalement possible d'utiliser les forces naturelles pour les fins de la technique. Le développement grandiose de la mécanique au XVIIIe siècle témoigne de la puissance de ces premières tentatives.
Transformations de la signification du terme « nature »
Dans la mesure où une telle science était couronnée de succès, elle s'élargissait aussi au-delà de l'expérience quotidienne jusqu'à des domaines de la nature éloignés que seule pouvait rendre accessibles une technique qui se développait en même temps que les sciences de la nature. Newton aussi avait fait le pas décisif en comprenant que les mêmes lois mécaniques qui régissent la chute d'une pierre déterminent le mouvement de la lune autour de la terre, que l'on peut donc les appliquer aussi aux dimensions cosmiques. Par la suite, la science ouvrit sa marche triomphale dans ces lointains domaines de la nature sur lesquels nous ne pouvons nous informer que par le détour de la technique, c'est-à-dire au moyen d'appareils plus ou moins compliqués. Des télescopes perfectionnés permirent à l'astronomie de s'emparer d'espaces cosmiques de plus en plus vaste, observant le comportement de la matière lors de réactions chimiques, la chimie tenta de connaître les événements qui se passent au niveau de l'atome ; des expériences faites avec la bobine d'induction et la pile de Volta donnèrent pour la première fois un aperçu des phénomènes électriques, encore inconnus dans la vie quotidienne d'alors. En tant que la nature est un objet de recherche pour les sciences, la signification du terme « nature » se transforma ; il devint le nom collectif de tous les domaines de l'expérience où l'homme peut accéder à l'aide de la science et de la technique, indépendamment du fait que, pour l'expérience immédiate, ces domaines apparaissent ou non comme « nature ». Le terme « description » de la nature se mit également à perdre de plus ce plus sa signification première de représentation vivante, frappante de la nature ; il signifiait de plus en plus une description mathématique de la nature, à savoir la collection la plus précise, la plus condensée, mais aussi la plus complète, d'informations sur les rapports, ou lois, existant dans la nature.
Il n'y avait pas lieu encore de considérer cet élargissement du concept de nature comme un abandon de principe des buts premiers de la science ; car les concepts de base déterminants de l'expérience élargie restaient ceux de l'expérience naturelle. Au XVIIIe siècle, la nature semblait se dérouler selon les lois dans l'espace et dans le temps ; en décrivant ce déroulement on peut faire abstraction de l'homme et de son intervention, sinon de façon pratique, du moins en principe.
On considérait comme l'élément constant dans la transformation des phénomènes la matière inaltérable dans sa masse, susceptible d'être mue par des forces. Les expériences chimiques ordonnées et interprétées avec succès, depuis le XVIIIe siècle, grâce à l'hypothèse de l'atome, empruntée à l'Antiquité, rendirent aisément concevable que les atomes apparussent, ainsi que dans la philosophie de la nature antique, comme l'étant proprement dit, les moellons inaltérables de la matière. De même que dans la philosophie de Démocrite, les qualités sensibles de la matière étaient tenues pour des apparences ; l'odeur ou la couleur, la température ou la dureté n'étaient pas à proprement parler des propriétés de la matière, mais résultaient des actions réciproques entre la matière et nos sens ; il fallait les expliquer par la disposition et le mouvement des atomes et par l'effet de cette disposition sur nos sens. C'est ainsi que naquit l'image simplifiée de l'univers selon le matérialisme du XIXe siècle: les atomes, en tant qu'ils constituent l'étant inaltérable proprement dit, se meuvent dans l'espace et dans le temps et provoquent par leur disposition et leurs mouvements réciproques les phénomènes variés de notre univers sensible.
La crise de la conception matérialiste.
Au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, cette image de l'univers fut, pour la première fois, ébranlée, mais non encore dangereusement, par développement de la science de l'électricité. Celle-ci considérait comme le réel proprement dit le champ électrique et non la matière. Une action réciproque entre des champs électriques, sans une substance support des forces, était moins facile à comprendre que la représentation matérialiste de la réalité selon la physique de l'atome ; un élément abstrait et non évident entra dans l'image du monde qui partout d'ailleurs semblait si claire. C'est pourquoi on tenta de revenir, par le détour d'un éther matériel qui, en tant que tension électrique, devait porter ces champs électriques, à la conception plus simple de la matière propre à la philosophie matérialiste ; mais ces tentatives n'eurent guère de succès. On pouvait toutefois se consoler en pensant que les modifications des champs électriques pouvaient être aussi considérées comme des processus se déroulant dans l'espace et dans le temps ; qu'on pouvait les décrire objectivement, c'est-à-dire sans se référer à la manière de les observer, et qu'ils correspondaient ainsi à l'image idéale généralement admise d'un déroulement dans l'espace et dans le temps selon les lois. De plus, on pouvait considérer les champs électriques, observables seulement dans leur action réciproque avec les atomes, comme provoqués par ceux-ci et l'on pouvait en un sens les utiliser pour expliquer le mouvement des atomes. Dans cette mesure, les atomes demeuraient après tout l'étant proprement dit. L'espace vide entre eux ne possède qu'une sorte de réalité en tant que support des champs électriques et de la géométrie.
Pour cette image de l'univers il était de peu d'importance que, dès la découverte de la radioactivité, vers la fin du siècle dernier, les atomes chimiques ne pussent plus être considérés comme les derniers éléments indivisibles de la matière ; on les considérait plutôt comme composés de trois éléments fondamentaux qu'aujourd'hui nous appelons protons, neutrons et électrons. Par ses conséquences pratiques, cette découverte a conduit à la transformation des éléments et à la technique de l'atome ; par là elle a acquis une immense importance. Mais rien n'est changé à la question de principe si actuellement nous tenons les protons, les neutrons et les électrons pour les particules élémentaires de la matière et si nous les tenons pour l'étant proprement dit. Ce qui importe pour l'image matérialiste de l'univers, c'est la possibilité de reconnaître ces infimes moellons des particules élémentaires comme la dernière réalité objective. Cette image solidement construite de l'univers du XIXe et du début du XXe siècle repose sur ces bases et grâce à sa simplicité elle a gardé pendant plusieurs dizaines d'années son entière puissance convaincante.
Mais c'est là précisément que, au cours de notre siècle, se sont produites des transformations profondes dans les fondements de la physique de l'atome qui nous éloignent de la conception réaliste de la philosophie atomiste antique. On espérait que ces particules élémentaires représenteraient la réalité objective : c'était une simplification trop grossière des faits réels et elle devait céder la place à des conceptions beaucoup plus abstraites. Car, si nous voulons nous faire une image de la nature de ces particules élémentaires, nous ne pouvons plus faire abstraction du principe de l'existence de processus physiques qui nous en informent. Lorsque nous observons des objets de notre vie quotidienne, le processus physique qui rend possible cette observation ne joue qu'un rôle secondaire. Mais chaque processus d'observation provoque des perturbations considérables dans les particules élémentaires de la matière. On ne peut plus du tout parler du comportement de la particule sans tenir compte du processus d'observation. En conséquence, les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathématiquement, ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons. La question de savoir si ces particules existent « en elles-mêmes » dans l'espace et dans le temps ne peut donc plus être posée sous cette forme ; en effet, nous ne pouvons parler que des événements qui se déroulent lorsque, par l'action réciproque de la particule et de n'importe quel autre système physique, par exemple des instruments de mesure, on tente de connaître le comportement de la particule. La conception de la réalité objective des particules élémentaires s'est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d'une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d'une mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons. Les tenants de l'atomisme ont dû se rendre à cette évidence que leur science n'est qu'un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l'homme et la nature et qu'elle ne peut plus parler simplement d'une nature « en soi ». Les sciences de la nature présupposent toujours l'homme, et, comme l'a dit Bohr, nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie."
Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, 1955, tr. fr. A.-E. Leroy, Folio essais, 2000, p. 119-127.
[1] Wilhelm Kamla (1905-1976), historien, théologien, musicologue et philosophe allemand.
"On voudrait attirer ici l'attention sur un problème d'une importance exceptionnelle et cependant méconnu.
Dans les ouvrages du XVIIIe et du XIXe siècle où il est parlé de l'histoire des sciences, on retrouvera presque inévitablement une phrase comme celle-ci : L'ancienne physique n'avait accumulé que des nuages ; mais avec Bacon et Descartes commence l'observation de la Nature. Il est alors entendu qu'avant le XVIIe siècle les physiciens se contentaient de répéter Aristote et n'avaient jamais pensé à regarder la Nature.
Depuis les travaux de Duhem, les choses paraissent plus complexes. Non seulement on a découvert, outre Ptolémée qui était déjà connu, les nominalistes du Moyen Âge comme Jean Buridan et les « pré-modernes » comme Giambattista della Porta, mais on a compris quel immense effort d'observation et d'organisation avait dû fournir Aristote lui-même – l'ancien bouc émissaire de l'histoire des sciences – pour construire, contre les mythes de son temps, une Nature cohérente et soumise à des lois. Autrement dit, ce n'est pas au XVIIe siècle mais beaucoup plus tôt que l'on aurait « commencé à regarder la Nature ».
Mais cette expression même, que peut-elle bien signifier ? Croit-on vraiment qu'il y eut jamais une époque où l'homme n'observait pas la Nature ? À quoi donc passait-il son temps, et comment pouvait-il subsister ? La Nature, mais il vit en elle, il lui emprunte ses ressources, il ne peut durer qu'en apprenant à se protéger. Si les historiens des sciences assez patients pour étudier en toute impartialité l'œuvre des Grecs classiques tiennent que leur science fut elle aussi un « miracle » au même titre que l'art de leurs écrivains et de leurs sculpteurs, les préhistoriens auraient tout autant de raison de parler de ces miracles oubliés que furent la sélection des céréales, la domestication des animaux utilisables, l'invention des premiers métaux.
Suffit-il alors de reculer beaucoup plus haut qu'on ne l'avait cru – et finalement jusqu'aux origines de l'humanité – la prise de contact de l'homme et des choses ? Dans la mesure où elle n'est pas un truisme, cette vue serait pourtant aussi fallacieuse que la datation d'une époque à laquelle l'homme aurait commencé à observer. On supposerait alors, conformément au schème de l'empirisme du XVIIIe siècle, que l'homme, confusément puis plus nettement en quête de « lumières », aurait toujours regardé la Nature avec les mêmes yeux, se posant les mêmes problèmes, et les résolvant peu à peu en accumulant des « faits » comparables ou exactement de même ordre. Ce qui constitue une erreur aussi grave que la première.
Dans la nature, les primitifs cherchaient à comprendre la volonté des dieux de la mer, des volcans et des fleuves ; Aristote, une hiérarchie de formes organisées ; Descartes et les Modernes, les leviers d'une machine où « tout se passe par figure et mouvement » ; sans renoncer complètement, tant s'en faut, à la machine, nous savons aujourd'hui que la machinerie cartésienne recélait elle aussi une part de mystère, et nous cherchons dans la matière des équilibres mathématiques qui ne rejoignent que par affleurement, si l'on peut dire, les lois de l'ingénieur du XIXe siècle. Il suffit de piquer ces quelques exemples pour comprendre que, si le monde physique reste identique à lui-même, il peut prendre pour l'homme des visages complètement différents. Nous n'assistons pas au progrès d'une recherche menée sur le même objet : sous les mots de « Nature », de « science » et de « lois », on ne voyait pas les mêmes choses, on ne construisait pas le même type de science, on ne cherchait pas les mêmes lois. En ce sens, « notre » Nature et notre « science » peuvent bien avoir leur date de naissance, ce qui ne veut pas dire qu'auparavant on ne regardait rien. En un mot, on a toujours observé la Nature, seulement ce n'était pas la même."
Robert Lenoble, Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, Albin-Michel, 1969, p. 27-29.
"Dès le milieu du XVIIe siècle apparaissent, au d'une querelle qui oppose deux écoles esthétiques, celle du classicisme et celle du « sentimentalisme », deux représentations antinomiques de la nature. Or, à travers elles, ce n'est pas seulement du statut de la beauté et de l'art qu'il s'agit, mais bien de nos attitudes philosophiques et politiques à l'égard de la civilisation en général, en tant que le processus d'élaboration de la culture nous éloigne de manière, semble-t-il, irréversible, de l'authenticité supposée des origines perdues. Pour les classiques, dont la patrie d'élection est la France, cet éloignement est salutaire. Bien plus, l’idée d'une nature tout à la fois originaire et authentique n'a à vrai dire aucun sens. Voici pourquoi : à partir du cartésianisme et de la lutte contre l'animisme du Moyen Âge apparaît l'idée que la nature véritable n' est pas celle que nous percevons par les sens de façon immédiate mais celle que nous saisissons par un effort de l'intelligence. C'est, selon Descartes, par la raison que nous appréhendons l'essence des choses. Et ce que les classiques français nommeront « nature » n'est rien d'autre que cette réalité essentielle qui s'oppose aux apparences données dans l'immédiateté sensible. C'est ainsi que Molière, qui voulait dans ses comédies « peindre d'après nature » ne nous décrit pas la vie quotidienne des hommes ordinaires, mais trace le portrait idéal typique de caractères essentiels : l'avare, le misanthrope, le don Juan, l'hypocondriaque, etc.
L'archétype de cette vision « classique» et rationaliste de la nature nous est bien sûr donné dans les jardins à la française. Ils reposent tout entier sur l'idée qu'il faut, pour atteindre l'essence véritable de la nature, ou, pour mieux dire, la « nature de la nature », user de l'artifice qui consiste à la « géométriser ». Car c'est par la mathématique, par l'usage de la raison la plus abstraite, qu'on saisit la vérité du réel. Comme l'a écrit Catherine Kinzler : « le jardin à la française, travaillé, taillé, dessiné, calculé, alambiqué, artificiel et forcé est finalement, si l'on veut aller au fond des choses, plus naturel qu'une forêt sauvage ... Ce qui est offert à la contemplation esthétique, c'est une nature cultivée, maîtrisée, poussée à bout, plus vraie et plus fragile en même temps parce que l'essentiel ne se dévoile jamais qu'à contrecœur ». Aux yeux des classiques français, le jardin anglais n'est donc pas naturel : dans le meilleur des cas, il s'en tient aux apparences. Il n'atteint pas la vérité du réel. Pis, il peut tourner à l'affectation et au maniérisme, puisqu'il n'incarne ni la nature à l'état brut, ni sa vérité mathématique essentielle. Quant aux paysages sauvages, la forêt, l'océan, la montagne, ils ne sauraient inspirer qu'un juste effroi aux hommes de goût : le désordre chaotique qui y règne dissimule la réalité. Si l'harmonie des figures géométriques évoque ridée d'un ordre divin, la nature vierge ne présente à l'esprit que des images païennes, à la limite du diabolique. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle, tout au long de l'âge classique, les Alpes, que nous tenons volontiers aujourd'hui pour un lieu privilégié de tourisme, ne seront perçues que comme un obstacle hideux qu'il est fâcheux d'avoir à traverser. Le beau, dans cette optique, ne saurait être que la présentation artificielle d'une vérité de la raison, non la mise en scène des sentiments que peut nous inspirer la restauration d'une origine qu'aurait occultée la civilisation des hommes. On aime la nature dressée, polissée, bref, cultivée et, pour tout dire, humanisée.
C'est contre cette vision classique de la beauté que se révolte l’esthétique du sentiment. Loin d'être mathématique, travaillée et humaine, la véritable nature s’identifie à l'authenticité originaire dont la culture des sciences et des arts, pour parler comme Rousseau, nous a fait perdre le sens. Le naturel, ici, n'est donc pas l'essentiel, comme chez les classiques, mais ce qui n’est pas encore dénaturé, et que l'on mme « état sauvage ». La forêt, la montagne, l'océan retrouvent leur droit contre les artifices de la géométrie. Il y a plus : loin que la nature puisse être humanisée par la civilisation – elle ne fait que s'y perdre –, ce sont les hommes qui, malgré leurs prétentions, lui appartiennent de part en part. Ils doivent donc lui rester fidèles. De là, chez Rousseau et le premiers romantiques, l'apologie de ceux qu'on désigne de façon significative comme les « naturels » : ces « Caraïbes » que le goût du luxe et des artifices n'a pas encore corrompus, mais aussi ces « fiers montagnards au cœur pur » que leur isolement même a protégés du mal. C'est ainsi le mythe de l'âge d'or et du paradis perdu qui reprend vie. L'accompagne, comme il se doit, l'inévitable discours sur la « chute », qui annonce le thème antihumaniste du « déclin de l'Occident »."
Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique, 1992, Grasset, p. 187-190.
Retour au menu sur la nature