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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Vivre selon la nature ; la nature comme guide ou modèle

  "Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie[1] de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin du plaisir. C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien.
  C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, et ce qui ne répond pas à un désir naturel, malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus."

 

Épicure, Lettre à Ménécée, tr. fr. Olivier Hamelin, Librio, 2000, p. 13-16.


[1] Littéralement, absence de trouble. Quiétude d'esprit que rien ne trouble.


 

  "Il faut vivre, en te conformant à la nature, ce qui te reste encore de vie, comme si déjà tu étais mort, comme si la vie ne devait pas dépasser cet instant. [...] Recevoir sans fierté, quitter sans regret [...]. En toute occasion, règle chacune de tes actions et de tes pensées comme si tu étais sur le point de quitter la vie.  Disparaître de ce monde ce n'est pas bien redoutable s'il y a des dieux, car ils ne te feront aucun mal ; ou s'il n'y en a pas ou qu'ils ne s'occu­pent pas des choses humaines, quel intérêt ai-je à vivre dans un monde sans Providence et sans dieux ? Mais certes il y a des dieux.  La mort met fin au combat que les sens nous livrent ; c'est le repos qui succède à la violence des passions, c'est la fin de l'esclavage de notre intelligence qui échappe à la servitude que la chair nous impose.
  Ne maudis pas la mort : fais-lui bon accueil, comme étant voulue par la nature.  La dissolution de notre être est un fait aussi naturel que la jeu­nesse, la vieillesse, la croissance, la pleine matu­rité, la pousse des dents.  Il convient au sage de ne témoigner en ce qui concerne la mort ni crainte, ni dédain, ni indignation, mais de l'attendre comme étant l'une des opérations de la nature."

 

Marc Aurèle, Pensées, Les Stoïciens, trad.  Schuhl, Pléiade, Gallimard.


 

  "[Les Stoïciens] distinguent dans la morale, partie de la philosophie : une étude de la tendance, une étude des biens et des maux, une étude de la vertu, une étude du souverain bien, une étude de la valeur première, une étude des actions, une étude des conduites convenables, des encouragements et des dissuasions. C'est là du moins la division adoptée par les disciples de Chrysippe, d'Archédème, de Zénon de Tarse, Apollodore, Diogène, Antipater et Posidonius ; en effet Zénon de Cittium et Cléanthe, en tant que plus anciens, ont traité ces sujets plus simplement et se sont plutôt attachés à distinguer la logique et la physique. Ils disent que la tendance fondamentale de l'animal est l'instinct de conservation, comme le dit Chrysippe au Ier livre de son ouvrage sur les Fins, la nature le lui a donné dès l'origine, tout animal possède une connaissance spécifique de ce qui convient à sa structure et à sa nature ; en effet il n'est pas permis de dire que l'animal se comporte comme un ennemi à l'égard de lui-même, ni qu'il n'est pas celui qui connaît le mieux ce qui lui convient. Il nous reste donc à dire que la nature l'a disposé à être attaché à lui-même et que c'est ainsi qu'il fuit et qui lui est nuisible qu'il recherche ce qui lui est utile. Quant à l'opinion de ceux qui donnent comme tendance fondamentale chez les animaux la recherche du plaisir ils ont montré qu'elle était fausse. En effet, ils disent que le plaisir, s'il existe, ne vient qu'en second après que la nature, par elle-même, l'a obtenu, ayant cherché tout qui convient à sa constitution ; c'est de cette façon que les animaux se réjouissent, que les plantes fleurissent. Ils disent que la nature n'a fait aucune différence entre les végétaux et les animaux, car si elle gouverne les plantes sans instinct ni sensation, il y a en nous des choses qui se font à la manière des plantes. Quant aux autres tendances de l'animal qui le portent vers ce qui lui convient, elles lui sont données par surcroît et sont réglées selon une tendance naturelle. Comme d'autre part la raison a été donnée aux hommes selon une fonction plus parfaite, pour eux vivre droitement selon la raison, c'est vivre selon la nature ; en effet celle-ci est l'artisan de la tendance.
  C'est pourquoi Zénon, le premier, dans son livre sur la Nature humaine, a dit de la fin suprême était de vivre conformément à la nature puisque c'est là vivre selon la vertu, car la nature nous conduit à la vertu. Cléanthe dans son livre sur le Plaisir, Posidonius, Hécaton dans son livre Des fins pensent de même. Chrysippe dans le Ier livre de son ouvrage Des fins dit en retour que vivre selon la nature, c'est la même chose que vivre selon l'expérience de ce qui s'accorde avec la nature, car nos natures ne sont que des parties du tout. C'est pourquoi la fin suprême, c'est de vivre selon la nature, c'est-à-dire selon sa nature et celle du tout, en ne faisant rien de ce qui est défendu par la loi commune, la droite raison répandue à travers toute chose, celle même qui appartient à Zeus qui par elle gouverne et gère toutes choses. La vertu de l'homme heureux et le cours bien ordonné de la vie naissent de l'harmonie du génie de chacun avec la volonté de celui qui organise tout. Diogène dit expressément que la fin suprême, c'est d'agir avec prudence dans le choix des choses conformes à la nature, pour Archédème, c'est de vivre en accomplissant toutes les actions convenables. Quant à la nature selon laquelle il faut vivre, Chrysippe entend la nature commune et celle qui est propre à l'homme ; Cléanthe de don côté dit qu'il faut suivre seulement la nature commune et non la particulière..."

 

Diogène Laërce, Vie et sentence des hommes illustres, IIIe siècle, in J. Brun, Les stoïciens, PUF, 1962, p. 81-82.



  "- Ces systèmes sont épouvantables, mon père, dit Justine ; ils conduisent à des goûts cruels, à d'exécrables fantaisies.
  - Et qu'importe ! répondit le barbare ; encore une fois, sommes-nous les maîtres de nos goûts ? Ne devons-nous pas céder à l'empire de ceux que nous avons reçu de la nature, comme la tête orgueilleuse du chêne plie sous l'orage qui le ballote ? Si la nature était offensée de ces goûts, elle ne les inspirerait pas ; il est impossible que nous puissions recevoir d'elle un sentiment fait pour l'outrager ; et, dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nos passions, de quelque genre, de quelque violence qu'elles puissent être, bien assurés que tous les inconvénients qu'entraîne leur choc, ne sont que des desseins de la nature, dont nous sommes les organes involontaires : et que nous font les suites de ces passions ! Lorsqu'on veut se délecter par une action quelconque, il ne s'agit nullement des suites.

  - Je ne vous parle pas des suites, interrompit vivement Justine ; il est question des résultats : assurément, si vous êtes le plus fort, et que, par d'atroces principes de cruauté, vous n'aimiez à jouir que par la douleur, dans la vue d'augmenter ses sensations, vous arriverez insensiblement à les produire, sur l'objet qui vous sert, au degré de violence capable de lui ravir le jour.
  - Soit : c'est-à-dire que, par des goûts donnés par la nature, j'aurai servi les desseins de la nature, qui, n'opérant ses créations que par des destructions, ne m'inspire jamais l'idée de celle-ci, que quand elle a besoin des autres ; c'est-à-dire que, d'une portion de matière oblongue, j'en aurai formé trois ou quatre mille rondes ou carrées. Voilà toute l'histoire du meurtre : oh ! Justine, est-il donc un crime ? Peut-on nommer ainsi ce qui sert autant la nature ? L'homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes ? Et, lorsque, préférant son bonheur à celui des autres, il renverse ou détruit tout ce qu'il trouve dans son passage, a-t-il fait autre chose que servir la nature, dont les premières et plus sûres inspirations lui dictent de se rendre heureux, n'importe aux dépens de qui ? Le système de l'amour du prochain est une chimère que nous devons au christianisme, et non pas à la nature. Le sectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux et, par conséquent, dans un état de faiblesse qui devait faire crier à la tolérance... à l'humanité, dut nécessairement établir ce rapport fabuleux d'un être à un autre ; il préservait sa vie en le faisant réussir. Mais le philosophe n'admet pas ces rapports gigantesques ; ne voyant, ne considérant que lui seul dans l'univers, c'est à lui seul qu'il rapporte tout ; s'il ménage ou caresse un instant les autres, ce n'est jamais que relativement au profit qu'il croit en tirer : n'a-t-il plus besoin d'eux, prédomine-t-il par sa force, il abjure alors à jamais tous ces beaux systèmes d'humanité, de bienfaisance, auxquels il ne se soumettait que par politique ; il ne craint plus de ramener à lui tout ce qui l'entoure ; et, quelque chose que puisse coûter ses jouissances aux autres ; il les assouvit sans examen comme sans remords.
  - Mais l'homme dont vous parlez est un monstre !
  - L'homme que je peins est dans la nature.
  - C'est une bête féroce.
  - Eh bien ! le tigre, le léopard, dont cet homme est, si tu veux, l'image, n'est-il pas comme lui créé par la nature et créé pour remplir les intentions de la nature ? Le loup qui dévore l'agneau accomplit les vues de cette mère commune, comme le malfaiteur qui détruit l'objet de sa vengeance ou de sa lubricité.
  - Oh ! vous aurez beau dire, mon père, je n'admettrai jamais cette lubricité destructive.
  - Parce que tu crains d'en devenir l'objet : voilà l'égoïsme. Changeons de rôle, et tu le concevras. Interroge l'agneau, il n'entendra pas non plus que le loup puisse le dévorer ; demande au loup à quoi sert l'agneau : A me nourrir, répondra-t-il. Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par des loups ; le fort qui sacrifie le faible, le faible la victime du fort : voilà la nature, voilà ses vues, voilà ses plans ; une action et une réaction perpétuelle, une foule de vices et de vertus, un parfait équilibre, en un mot, résultant de l'égalité du bien et du mal sur la terre, équilibre essentiel au maintien des astres, à la végétation, et sans lequel tout serait à l'instant détruit. Ô Justine, elle serait bien étonnée cette nature, si elle pouvait un instant raisonner avec nous, et que nous lui disions que ces crimes qui la servent, que ces forfaits qu'elle exige et qu'elle nous inspire, sont punis par des lois ; qu'on nous assure être l'image des siennes. Imbécile, répondrait-elle à celui qui lui parlerait ainsi, engendre, calomnie, détruis ; fous en cul, en con ; vole, pille, viole, incendie, martyrise ; assassine ton père, ta mère, tes enfants ; commets sans peur tous les crimes que bon te semblera : ces prétendues infamies me plaisent, elles sont nécessaires à mes vues sur toi, et je les veux, puisque je te les inspire. Tu ne pourrais pas les commettre, si elles m'outrageaient. Il t'appartient bien de régler ce qui m'irrite ou ce qui me délecte ! Apprends que tu n'as rien dans toi qui ne m'appartienne, rien que je n'y aie placé, pour des raisons qu'il ne te convient pas d'approfondir ; que la plus abominable de tes actions n'est, comme la plus vertueuse d'un autre, qu'une des façons de me servir ; que j'estime autant celui qui détruit que celui qui procrée, et que tous les deux me servent, quoique par des procédés différents. Ne te contiens donc point ; nargue tes lois, tes conventions sociales et tes dieux ; n'écoute que moi seul ; et crois que, s'il existe un crime à mes regards, c'est l'opposition que tu mets à ce que je t'inspire, par ta résistance ou par tes sophismes.
  - Oh ! juste ciel ! s'écria Justine, vous me faites frémir : s'il n'y avait pas des crimes contre la nature, d'où nous viendrait donc cette résistance invincible que nous éprouvons pour certains délits ?
  - Cette répugnance n'est pas dictée par la nature, répondit vivement notre philosophe ; elle n'a sa source que dans le défaut d'habitude. N'en est-il pas de même pour certains mets ! Quoique excellents n'y répugnons-nous pas seulement par défaut d'habitude ? Oserait-on dire, d'après cela, que ces mets ne sont pas bons ? Tâchons de nous vaincre, et nous conviendrons bientôt de leur saveur. Nous répugnons, aux médicaments, quoi qu'ils nous soient pourtant salutaires. Accoutumons-nous de même à ce qu'on appelle improprement le crime ; nous n'y trouverions bientôt que des charmes. Cette répugnance momentanée est bien plutôt une adresse, une coquetterie de la nature, qu'un avertissement que la chose l'outrage ; elle nous prépare ainsi les plaisirs du triomphe, elle en augmente ceux de l'action même. Il y a mieux, Justine, il y a mieux ; c'est que plus l'action nous semble épouvantable, plus elle contrarie nos usages et nos mœurs, plus elle brise de freins, plus elle blesse ce que nous croyons être des lois de la nature, et plus au contraire elle est utile à cette nature. Ce n'est jamais que par des crimes qu'elle rentre dans les droits que la vertu lui ravit sans cesse. Si le crime est léger, en différant moins de la vertu, il établira plus lentement l'équilibre indispensable à la nature ; mais, plus il est capital, plus il semble effrayant, plus il a d'étendue, mieux il égalise les poids, plus il balance l'empire de la vertu qui détruirait tout sans cela. Qu'il cesse donc de s'effrayer celui qui médite un forfait, ou celui qui vient de le commettre ; plus son crime aura d'étendue, mieux il aura servi la nature. Ô Justine ! Archimède travaillait à une machine qui pourrait enlever le monde ; qu'un mécanicien en trouve une qui le pulvérise, celui-là seul aura bien mérité de la nature, puisque la main de la nature brûle de recommencer un ouvrage... manqué par elle dès le premier jet."

 

Sade, La Nouvelle Justine, 1797, chapitre X, in Œuvres complètes, t. 7, Pauvert, 1968, p. 216-222.


 

  "Ce qui est grand, ce qui est tout, c'est l'esprit de destruction.
  Cet esprit de destruction s'identifie, dans le système de Sade, avec la nature. Sur ce point, sa pensée a beaucoup tâtonné, il lui a fallu en effet se débarrasser des philosophies athées à la mode, pour lesquelles il ne pouvait qu'éprouver de la sympathie et où sa raison, avide d'arguments, trouvait des ressources inépuisables. Mais dans la mesure où il a su dépasser l'idéologie naturaliste, où il n'a pas été dupe d'analogies extérieures, il nous donne la preuve qu'en lui la logique est allée jusqu'au bout et ne s'est pas dérobée devant les formes obscures qui la soutenaient. La nature est l'un des mots que, comme tant d'écrivains de son temps, il écrit le plus volontiers. C'est au nom de la nature qu'il mène la lutte contre Dieu et contre tout ce que Dieu représente, en particulier la morale. N'insistons pas, l'abondance de Sade sur ce sujet est vertigineuse. Cette nature, c'est d'abord pour lui la vie universelle et, pendant des centaines de pages, toute sa philosophie consiste à répéter que les instincts immoraux sont bons, puisque ce sont des faits naturels et que la première et la dernière instance, c'est la nature. Autrement dit, pas de morale, c'est le règne du fait. Mais ensuite, gêné par l'égale valeur qu'il se voit conduit à accorder aux instincts vertueux et aux impulsions mauvaises, il tente d'établir une nouvelle échelle des valeurs au sommet de laquelle sera le crime. Son principal argument revient à dire que le crime est plus conforme à l'esprit de la nature, parce qu'il est mouvement, c'est-à-dire vie ; la nature qui veut créer, dit-il, a besoin du crime qui détruit : tout cela établi d'une manière très minutieuse, avec des longueurs infinies et quelquefois par quelques preuves assez frappantes. Cependant, à force de parler de la nature, de trouver toujours en face de lui cette référence indépassable et souveraine, l'homme de Sade peu à peu s'irrite, et sa haine la lui rend bientôt si insupportable qu'il la couvre d'anathèmes et de négations. « Oui, mon ami, oui, j'abhorre la nature. »[1] Cette révolte a deux profonds motifs. D'un côté, il lui apparaît intolérable que la puissance de destruction inouïe qu'il représente n'ait d'autre fin que d'autoriser la nature à créer. D'autre part, dans la mesure où il fait lui-même partie de la nature, il sent que la nature échappe à sa négation et que plus il l'outrage et mieux il la sert, plus il l'anéantit et plus il subit sa loi. De là des cris de haine, une révolte vraiment folle. « Ô toi, force aveugle et imbécile, quand j'aurais exterminé sur la terre toutes les créatures qui la couvrent, je serais bien loin de mon but, puisque je t'aurais servie, marâtre, et que je n'aspire qu'à me venger de ta bêtise ou de la méchanceté que tu fais éprouver aux hommes, en ne leur fournissant jamais les moyens de se livrer aux affreux penchants que tu leur inspires. »[2] Il y a là l'expression d'un sentiment primordial et élémentaire : outrager la nature, c'est l'exigence la plus profonde de l'homme, ce besoin en lui est mille fois plus fort que celui d'offenser Dieu. « Il n'y a dans tout que nous faisons que les idoles et des créatures offensées, mais la nature ne l'est pas, et c'est elle que je voudrais pouvoir outrager, je voudrais déranger ses plans, contrecarrer sa marche, arrêter la roue des astres, bouleverser les globes qui flottent dans l'espace, détruire ce qui la sert, protéger ce qui la nuit, l'insulter, en un mot, dans des œuvres, et je n'y puis réussir. » Et encore, en ce passage, Sade se donne-t-il la facilité de confondre la nature avec ses grandes lois, ce qui lui permet de rêver d'un cataclysme qui pourrait les détruire, mais sa logique repousse ce compromis et lorsque, ailleurs, il imagine un mécanicien inventant une machine pour pulvériser l'univers, il doit en faire l'aveu : nul n'aura mieux mérité de la nature que celui-là. Sade sent parfaitement qu'anéantir toutes choses ce n'est pas anéantir le monde, car le monde n'est pas seulement universelle affirmation mais universelle destruction, de sorte que la totalité de l'être et la totalité du néant le représentent aussi bien. C'est en cela que la lutte contre la nature incarne dans l'histoire de l'homme une étape dialectique très supérieure à la lutte contre Dieu. On peut dire, sans moderniser sa pensée, que Sade est l'un des premiers à avoir reconnu à l'idée de monde les traits mêmes de la transcendance, puisque, l'idée de néant faisant parti du monde, on ne peut penser le néant du monde qu'à l'intérieur d'un tout qui est toujours le monde.

  Si le crime est l'esprit de la nature, il n'y a pas de crime contre la nature et, par conséquent, il n y a pas de crime possible. Sade l'affirme, tantôt avec la plus grande satisfaction, tantôt avec la rage la plus vive. C'est que nier la possibilité du crime, cela lui permet de nier la morale et Dieu et toutes les valeurs humaines, mais nier le crime, c'est aussi renoncer à l'esprit de négation, admettre que celui-ci pourrait se supprimer lui-même. Conclusion contre laquelle il s'élève avec énergie et qui le conduit peu à peu à retirer toute réalité à la nature. Dans les derniers volumes de La Nouvelle Justine (particulièrement aux volumes VIII et IX), Juliette dénonce toute ses précédentes conceptions et fait amende honorable en ces terme : « Imbécile que j'étais, avant que nous nous quittassions, j'en étais encore à la nature, et les nouveaux systèmes, adoptés par moi depuis ce temps, m'enlèvent à elle... » La nature, dit-elle, n'a pas plu de vérité, de réalité ou de sens que Dieu même : « Ah ! garce, tu me trompe peut-être, comme je l'étais autrefois par l'infâme chimère déifique à laquelle on te disait soumise ; nous ne dépendons pas plus de toi que de lui ; les causes sont peut-être inutiles aux effets ... » Ainsi disparaît la nature, bien que le philosophe eût mi en elle toutes ses complaisances et qu'il lui eût été très agréable de faire de la vie universelle une formidable machine de mort. Mais le simple néant n'est pas son but. Ce qu'il a poursuivi, c'est la souveraineté à travers l'esprit de négation poussé à son point extrême. Cette négation, tour à tour il s'est servi de l'homme, de Dieu, de la nature, pour l'éprouver. Hommes, Dieu, nature, chacune de ces notions, au moment où la négation la traverse, paraît recevoir une certaine valeur, mais si l'on prend l'expérience dans son ensemble ces moments n'ont plus la moindre réalité, car le propre de l'expérience consiste justement à les ruiner et à les annuler les uns par les autres. Qu'est-ce que les hommes, s'ils sont néant devant Dieu ? Qu'est-ce que Dieu, mis en présence de la nature ? Qu'est-ce que la nature, contrainte de s'évanouir devant l'homme qui porte en soi le besoin de l'outrager ? Et ainsi se ferme le cercle. Partis des hommes, nous voici revenus à l'homme. Seulement, celui-ci porte maintenant un nom nouveau : il s'appelle l'Unique, l'homme unique en son genre."

 

Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, 1949, Éditions de Minuit, 1963, p. 39-42.


[1] La Nouvelle Justine, chapitre XI.
[2] Histoire de Juliette, 4e partie.


 

  "Naturam sequi a été le principe fondamental de la morale dans plusieurs écoles de philosophie parmi celles que l'on admire le plus. Chez les anciens, surtout à l'époque de la décadence des conceptions de l'antiquité, c'était le critérium de toutes les doctrines éthiques. Les stoïciens et les épicuriens, bien qu'irréconciliables dans tout le reste de leurs systèmes, s'accordaient sur un point : ils se considéraient les uns et les autres comme tenus de prouver que leurs préceptes étaient les prescriptions mêmes de la nature. Sous leur influence, les jurisconsultes romains quand ils voulaient systématiser la jurisprudence, mettaient en tête de leur sujet un certain jus naturale, « quod natura, dit Justinien dans ses Institutes, omnia animalia docuit : » et comme les théoriciens modernes non-seulement de la législation, mais de la philosophie morale, ont pris les jurisconsultes romains pour modèles, on a vu naître en abondance des traités sur la prétendue loi de nature, et la littérature s'est remplie d'invocations à cette loi comme à la loi souveraine, au type suprême. Les jurisconsultes qui ont écrit sur la loi internationale ont fait plus que tous les autres pour donner cours à ce genre de considérations éthiques; ce qui s'explique puisqu'ils n'ont aucune loi positive qu'ils puissent commenter, et que s'ils tiennent à revêtir de l'autorité de la loi, autant qu'il dépend d'eux, les principes de morale internationale que l'on admet généralement, il faut qu'ils s'attachent à trouver cette autorité dans le code sanguinaire de la nature. La théologie chrétienne à l'apogée de son empire s'opposa, mais sans obtenir un succès complet, à une philosophie qui faisait de la nature le critérium de la morale, parce que selon la croyance de la plupart, des sectes chrétiennes (bien que ce ne fût certainement pas celle de Jésus) l'homme est mauvais de sa nature. Par suite de la réaction que cette doctrine provoqua, les moralistes déistes furent unanimes à proclamer la divinité de la nature, et à considérer ses prétendues prescriptions comme une règle d'action à laquelle il fallait obéir. Un appel à ce prétendu critérium tel est l'élément principal des idées et des sentiments mis en vogue par Rousseau, qui ont pénétré si profondément dans la pensée moderne, sans excepter la partie de l'esprit moderne qui se réclame du christianisme."

 

John Stuart Mill, "La Nature", 1858, in Essais sur la religion, tr. fr. M. E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1875, p. 7-8.

 

  "Naturum sequi was the fundamental principle of morals in many of the most admired schools of philosophy. Among the ancients, especially in the declining period of ancient intellect and thought, it was the test to which all ethical doctrines were brought. The Stoics and the Epicureans, however irreconcilable in the rest of their systems, agreed in holding themselves bound to prove that their respective maxims of conduct were the dictates of nature. Under their influence the Roman jurists, when attempting to systematise jurisprudence, placed in the front of their exposition a certain Jus Naturale, “quad natura” as Justinian declares in the Institutes, “omnia animalia docuit”: and as the modern systematic writers, not only on law but on moral philosophy, have generally taken the Roman jurists for their models, treatises on the so-called Law of Nature have abounded; and references to this Law as a supreme rule and ultimate standard have pervaded literature. The writers on International Law have done more than any others to give currency to this style of ethical speculation; inasmuch as, having no positive law to write about, and yet being anxious to invest the most approved opinions respecting international morality with as much as they could of the authority of law, they endeavoured to find such an authority in Nature's imaginary code. The Christian theology during the period of its greatest ascendancy opposed some, though not a complete, hindrance to the modes of thought which erected Nature into the criterion of morals, inasmuch as, according to the creed of most denominations of Christians (though assuredly not of Christ), man is by nature wicked. But this very doctrine, by the reaction which it provoked, has made the deistical moralists almost unanimous in proclaiming the divinity of Nature, and setting up its fancied dictates as an authoritative rule of action. A reference to that supposed standard is the predominant ingredient in the vein of thought and feeling which was opened by Rousseau, and which has infiltrated itself most widely into the modern mind, not excepting that portion of it which calls itself Christian."

 

John Stuart Mill, "Nature", 1858, in Nature, The Utility of religion and Theism, London, Green, Reader, and Dyer, 1874, pp. 9-10.



  "Toute recherche porte ou sur ce qui est ou sur ce qui doit être ; la science et l'histoire appartiennent à la première catégorie, l'art, la morale, la politique à la seconde. Mais les deux sens des mots nature […] ne se rapportent l'un et l'autre qu'à ce qui est. Dans le premier sens, la nature est le nom collectif de ce qui est, dans le second, c'est le nom de tout ce qui est par soi-même, sans intervention de la volonté humaine. Mais, dès que nous employons le mot nature comme terme d'éthique, il semble que nous apercevions un troisième sens où le mot nature ne veut pas dire ce qui est, mais ce qui devrait être, c'est-à-dire la règle, le type de ce qui devrait être. Un moment d'attention va nous convaincre qu'il n'y a réellement aucune ambiguïté, que nous n'avons pas affaire à un troisième sens du mot. Ceux qui nous offrent la nature comme un type de l'action, n'entendent pas exprimer une proposition verbale, ils ne veulent pas dire que le type quel qu'il soit s'appellera nature ; ils croient nous apprendre quelque chose de l'objet qui est réellement le type de l'action. Ceux qui nous disent que nous devons agir conformément à la nature, ne pensent pas ne nous présenter qu'une proposition identique, et nous dire que nous devons faire ce que nous devons faire. Ils pensent que le mot nature offre un type extérieur de ce que nous avons à faire, et lorsqu'ils posent comme règle de ce qui doit être, un nom dont la propre signification dénote ce qui est, c'est parce qu'ils ont une idée, claire ou non, que ce qui est, constitue la règle et le type de ce qui devrait être."

 

John Stuart Mill, "La Nature", 1858, in Essais sur la religion, tr. fr. M. E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1875, p. 10-11.

 

  "All inquiries are either into what is or into what ought to be: science and history belonging to the first division; art, morals, and politics to the second. But the two senses of the word "nature" first pointed out agree in referring only to what is. In the first meaning, Nature is a collective name for everything which is. In the second, it is a name for everything which is of itself, without voluntary human intervention. But the employment of the word "nature" as a term of ethics seems to disclose a third meaning, in which Nature does not stand for what is, but for what ought to be, or for the rule or standard of what ought to be. A little consideration, however, will show that this is not a case of ambiguity; there is not here a third sense of the word. Those who set up Nature as a standard of action do not intend a merely verbal proposition; they do not mean that the standard, whatever it be should be called Nature; they think they are giving some information as to what the standard of action really is. Those who say that we ought to act according to Nature do not mean the mere identical proposition that we ought to do what we ought to do. They think that the word "nature" affords some external criterion of what we should do and if they lay down as a rule for what ought to be, a word which in its proper signification denotes what is, they do so because they have a notion, either clearly or confusedly, that what is constitutes the rule and standard of what ought to be."

 

John Stuart Mill, "Nature", 1858, in Nature, The Utility of religion and Theism, London, Green, Reader, and Dyer, 1874, pp. 12-13.
 

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Date de création : 29/02/2016 @ 10:33
Dernière modification : 03/05/2016 @ 07:33
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