"La vertu de justice consiste à ne pas transgresser ce que la cité, dans laquelle on vit comme citoyen, considère comme légal. Par conséquent, un homme pratiquera la justice en tirant pour lui-même le plus grand bénéfice si c'est devant des témoins qu'il respecte la souveraineté des lois ; mais s'il est seul et sans témoins, son intérêt lui commande de suivre la nature. Car les impératifs de la loi sont conventionnels, mais ceux de la nature nécessaires. Et les conventions légales, que l'on admet par contrat mutuel, ne sont pas naturelles. Les impératifs naturels ne résultent pas d'un accord. Donc, celui qui transgresse les prescriptions légales, s'il le fait à l'insu des contractants du pacte social, échappe à toute infamie et à tout châtiment. Mais s'il omet de s'en cacher, non. En revanche, si l'on veut, en allant contre le possible, faire violence à l'une des ordonnances propres à la nature, même si cette violation demeure tacite pour tous les hommes, le mal n'en est pas moindre, et que tous le sachent n'y change rien, il n'en est pas plus grand. Car ce n'est pas l'opinion des hommes qui mesure le dommage, mais la vérité.
Ce qui motive le doute touchant ces questions, c'est que la majeure partie des dispositions juridiques conformes à la loi entre en conflit avec la nature. On a légiféré à propos des yeux, sur ce qu'ils doivent voir et ce qu'ils ne doivent pas voir ; à propos des oreilles, sur ce qu'elles doivent entendre et ne pas entendre ; à propos de la langue, sur ce qu'elle doit dire et ne pas dire ; à propos des mains, sur ce qu'elles doivent faire et ne pas faire ; à propos des pieds, sur les endroits où ils doivent marcher et ne pas marcher ; et à propos de l'intellect, sur ce qu'il doit convoiter et ne pas convoiter. Or, il n'y a pas plus d'affinité et de parent avec la nature pour les défenses que les lois formulent contre les hommes, que pour les injonctions qu'elles leur assignent. Vivre et mourir sont en effet de impératifs naturels, et vivre découle pour eux des choses qui leur sont utiles, de même que mourir découle des choses qui ne leur sont pas utiles. Or, les choses que la loi décrète utiles sont des chaînes qui emprisonnent la nature, alors que les choses utiles déclarées telles par la nature sont des libertés. Donc, les pénitences ne doivent pas, si l'on raisonne correctement, être plus avantageuses à la nature que les jouissances. Donc les pénitences ne seraient pas plus utiles que les jouissances. Car les actions authentiquement utiles ne doivent pas nuire, mais servir. Donc les actions utiles à la nature ... (lacune).
... ceux qui ne font que se défendre sans avoir eux-mêmes commencé, et ceux qui rendent le bien à leurs parents, même s'ils leur font du tort ; et ceux qui délient leurs adversaires de leur serment, alors qu'ils le respectent. Dans tous ces cas cités on trouverait beaucoup d'actes en conflit avec la nature. Dans toute ces altitudes on découvre une préférence pour une peine alors qu'une moindre était possible, pour un moindre plaisir alors qu'un plus grand s'offrait, et pour un mal enduré alors que ne pas le subir était possible. Or, à vrai dire, si, à ceux qui adoptent ces attitudes héroïques, la loi apportait quelque secours, et si, ceux qui ne les adoptent pas mais s'y opposent, elle infligeait une sanction, [colonne VI] l'obéissance aux lois ne serait pas sans intérêt ; mais en réalité, il est manifeste que le droit n'est pas capable de venir en aide à ceux qui font ces sacrifices. D'abord, il laisse la victime être victime et l'offenseur commettre son offense ; ensuite il ne s'interpose pas pour empêcher la victime d'être victime, et l'offenseur d'offenser ; et lorsqu'on réclame châtiment, il n'est pas plus compréhensif pour la victime que pour l'offenseur. Il faut encore que la victime persuade les juges qu'elle a subi une offense et que sa plaidoirie à charge ait la force suffisante pour obtenir justice. Par contre, il est laissé à l'offenseur la faculté de répliquer.
[colonne VII] … pour qui a préféré… est surtout… que toute la force de persuasion propre à l'accusation est également dévolue à la victime et à l'offenseur… La victoire est le fait des paroles…"
Antiphon, Fragment A., Ve siècle av. J.-C., in J.-P. Dumont, Les Sophistes. Fragments et témoignages, PUF, 1969, p. 174-176.
"- Calliclès : Nature et loi, le plus souvent, se contredisent.
Donc, bien sûr, si on a honte, si on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. Voilà, c’est cela, le truc que tu as fini par comprendre, et tu t’en sers avec mauvaise foi dans les discussions. Si quelqu’un parle de ce qui est conforme à la loi, tu l’interroges sans qu’il le voie sur ce qui est conforme à la nature, et s’il te parle de la nature, tu l’amènes à te répondre sur la loi. C’est ce qui s’est passé tout à l’heure, quand vous parliez de commettre l’injustice et de la subir, Polos te disait qu’il était plus vilain de la commettre en se référant à la loi, et tu t’es mis à harceler ce qu’il disait comme s’il l’avait dit par rapport à la nature !
En effet, dans l’ordre de la nature, le plus vilain est aussi le plus mauvais : c’est subir l’injustice; en revanche, selon la loi, le plus laid, c’est la commettre. L’homme qui se trouve dans la situation de devoir subir l’injustice n’est pas un homme, c’est un esclave, pour qui mourir est mieux que vivre s’il n’est même pas capable de se porter assistance à lui-même, ou aux êtres qui lui sont chers, quand on lui fait un tort injuste et qu’on l’outrage.
Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j’en suis sûr. C’est donc en fonction d’eux‑mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu’ils attribuent des louanges, qu’ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. C’est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu’ils disent qu’il est laid, qu’il est injuste, d’être supérieur aux autres et que l’injustice consiste justement à vouloir avoir plus que les autres. Car, ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont inférieurs.
Et quand on dit qu’il est injuste, qu’il est laid, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on s’exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste.
De quelle justice Xerxès s’est‑il servi lorsque avec son armée il attaqua la Grèce, ou son père quand il fit la guerre aux Scythes ? et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d’autres à citer ! Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j’en suis sûr, conformément à la nature du droit ‑ c’est‑à‑dire conformément à la loi, oui, par Zeus, à la loi de la nature ‑, mais ils n’ont certainement pas agi en respectant la loi que nous établissons, nous !
Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe‑passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est ce qui est beau et juste. Mais, j’en suis sûr, s’il arrivait qu’un homme eût la nature qu’il faut pour, secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s’en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la nature ‑ si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment‑là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat."
Platon, Gorgias, 483 a – 484, tr. fr. Monique Canto, GF, 1987, p. 212-213.
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