"S'il y a une vertu que plus qu'aucun autre nous nous attendions à rencontrer et que nous rencontrions réellement dans un état de non civilisation, c'est le courage. Pourtant cette vertu est tout entière une victoire remportée sur l'une des plus puissantes émotions de la nature humaine. S'il y a quelque sentiment ou attribut plus naturel que les autres à l'homme, c'est la crainte; l'on ne peut donner aucune preuve plus grande du pouvoir de la discipline artificielle que la victoire qu'elle s'est, en tout temps et en tout lieu, montrée capable de remporter sur un sentiment si puissant et si universel. Il existe sans doute de très grandes différences entre un homme et un autre dans la facilité ou la difficulté avec laquelle ils acquièrent cette vertu. De toutes les qualités qui constituent la supériorité d'un homme, il n'en est pas où la différence des tempéraments originels s'accuse davantage. Mais on aurait bien le droit de contester que l'homme soit naturellement courageux. Bien des gens sont naturellement batailleurs, irascibles, enthousiastes; leurs passions fortement surexcitées peuvent les rendre insensibles à la crainte. Mais supprimez l'émotion antagoniste, et la crainte affirmera de nouveau son empire. Le courage permanent est toujours l'effet de l'éducation. Le courage qu'on rencontre accidentellement et non constamment chez les tribus sauvages, est autant le résultat de l'éducation que celui des Spartiates ou des Romains. Chez toutes ces tribus, il existe une direction très ferme du sentiment public qui s'exprime de toutes les manières propres à concourir à rendre honneur au courage et à couvrir la lâcheté de mépris et de ridicule. On dira peut-être que l'expression d'un sentiment implique le sentiment lui-même, et que l'éducation des jeunes gens qui en fait des hommes courageux, suppose un peuple originellement courageux. Non, elle ne suppose pas autre chose que ce que suppose toute bonne coutume, c'est-à-dire l'existence des individus meilleurs que les autres qui mettent la coutume en train. Il doit se rencontrer des individus qui, comme les autres, avaient des craintes à dompter et qui ont la force d'esprit et de volonté capable de les dompter pour eux-mêmes. Ces individus obtiennent l'influence qui appartient aux héros, car ce qui est à la fois étonnant et évidemment utile ne laisse jamais d'être admiré : et c'est en partie par l'effet de cette admiration, en partie par la crainte qu'ils excitent eux-mêmes, que ces héros acquièrent la puissance législative, et qu'ils peuvent établir la coutume qui leur plaît."
John Stuart Mill, "La Nature", 1858, in Essais sur la religion, tr. fr. M. E. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1875, p. 44-45.
"If there be a virtue which more than any other we expect to find, and really do find, in an uncivilised state, it is the virtue of courage. Yet this is from first to last a victory achieved over one of the most powerful emotions of human nature. If there is any one feeling or attribute more natural than all others to human beings, it is fear; and no greater proof can be given of the power of artificial discipline than the conquest which it has at all times and places shown itself capable of achieving over so mighty and so universal a sentiment. The widest difference no doubt exists between one human being and another in the facility or difficulty with which they acquire this virtue. There is hardly any department of human excellence in which difference of original temperament goes so far. But it may fairly be questioned if any human being is naturally courageous. Many are naturally pugnacious, or irascible, or enthusiastic, and these passions when strongly excited may render them insensible to fear. But take away the conflicting emotion, and fear reasserts its dominion: consistent courage is always the effect of cultivation. The courage which is occasionally, though by no means generally, found among tribes of savages is as much the result of education as that of the Spartans or Romans. In all such tribes there is a most emphatic direction of the public sentiment into every channel of expression through which honour can be paid to courage and cowardice held up to contempt and derision. It will perhaps be said that, as the expression of a sentiment implies the sentiment itself, the training of the young to courage presupposes an originally courageous people. It presupposes only what all good customs presuppose - that there must have been individuals better than the rest who set the customs going. Some individuals, who like other people had fears to conquer, must have had strength of mind and will to conquer them for themselves. These would obtain the influence belonging to heroes, for that which is at once astonishing and obviously useful never fails to be admired: and partly through this admiration, partly through the fear they themselves excite, they would obtain the power of legislators, and could establish whatever customs they pleased."
John Stuart Mill, "Nature", 1858, in Nature, The Utility of religion and Theism, London, Green, Reader, and Dyer, 1874, pp. 46-48.
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